Skip to main content

Full text of "La côte barbaresque et le Sahara, excursion dans le vieux monde"

See other formats


university  of 

connectiçut 

libraries 


hbl,  stx 


DT     245.L83 

,  C°fe  barbaresque  et  le  Sahara, 


3   5153   D07bmOM    fi  S 


►-g 

E' 


1 


LES  PAYS  OUBLIÉS 


LA 

CÔTE  BARBARESQUE 

ET  LE  SAHARA 


LIBRAIRIE  DE  E.   DENTU,   ÉDITEUR 


DU    MEME   AUTEUR 

Chaste  et  Infâme,  3e  édition,  1  vol 8 

Par  ordre  de  l'Empereur,  2  vol G 

Les  Vivants  d'Hier,  1  vol 3 

Aventures  d'un  homme  et  de  trois  femmes,  1  vol 3 

Les  grandes  Rivalités,  brochure  grand  in-8° 1 

Le  Nihilisme  en  Russie,  1  vol 1 


X 


Paris.  -  Société  anonyme  d'Imprimerie.  -  PAUL  DUPONT,  Dr.    (Cl.)  43.   2.  80 


Musicien  d'un  café  de  Tunis.  -  Page  44. 


LES    PAYS    OUBLIÉS 


LA  CÔTE 

BARBARESQUE 


ET 


LE  SAHARA 

EXCURSION    DANS   LE   VIEUX   MONDE 

PAR 

LE  PRINCE  J.  LUBOMIRSKI 


Illustrations    de    FERDINANDUS 


PARIS 

E.    DENTU,     ÉDITEUR 

LIBRAIRE    DE    LA    SOCIETE    DES    GENS    DE    LETTRES 
PALAIS-ROYAL,   15,  17  ET  19,  GALERIE   DORLEANS 

1880 


DT 


PRÉFACE 


Ce  premier  volume,  exclusivement  descriptif, 
commence  une  série  d'études  sur  l'Orient. 

Un  voyage  en  Orient,  c'est  une  excursion  dans 
ce  passé  incompatible  avec  notre  civilisation,  mais 
qui  nous  fait  toujours  rêver,  dont  notre  imagina- 
tion garde  le  souvenir  et  que  les  raisonnements  des 
philosophes  n'ont  pas  réussi  à  dépoétiser. 

Notre  société  basée  sur  l'intérêt,  notre  morale, 
restreinte  dans  les  règles  tracées  par  le  droit 
commun,  enfermé  lui-même  dans  un  cercle  mathé- 
matique d'équité,  si  régulier  qu'il  écarte  tout  ce  qui 
pourrait  l'élargir,  convient  à  la  vie  d'Europe.  Ce- 
pendant le  calculateur  le  plus  sévère,  le  lutteur  le 
plus  énergique  a  des  moments  vagues  de  rêverie, 
où  ce  cercle  lui  paraît  étroit,  où  son  imagination 
cherche  un  aliment,  son  cœur  une  émotion,  sa  mé- 
moire un  souvenir.  Pourquoi  lisons-nous  avec  tant 


PREFACE. 


de  plaisir  les  histoires  des  temps  écoulés,  pourquoi, 
au  théâtre,  aimons-nous  entendre  parler  des,  sen- 
timents que  nous  ne  sommes  plus  capables  d'é- 
prouver, mais  qui  nous  plaisent,  quand  ils  sont 
exprimés  par  des  hommes  vêtus  des  costumes  du 
temps  jadis,  pourquoi  enfin,  si  nous  descendons 
encore  l'échelle,  collectionnons-nous,  dans  nos  ap- 
partements, des  objets  dont  nos  pères  se  sont 
servis?  Il  y  a,  —  et  je  crois  que  tout  homme  Fa 
éprouvé  dans  sa  vie,  ne  fût-ce  qu'un  moment  — 
une  sensation  d'âpre  mélancolie  à  songer  à  la  vie 
de  ceux  qui  ne  sont  plus,  et  n'ont  plus  leur  raison 
d'être.  Est-ce  sentiment  d'une  préexistence,  sou- 
venir d'un  repos  absolu,  ou  besoin  de  s'élever  au- 
dessus  du  présent,  quitte  à  chercher  la  solution 
dans  le  passé,  ne  pouvant  la  trouver  dans  l'avenir  ? 
Hommes  et  nations  se  résolvent  difficilement  à 
briser  avec  la  légende. 

Il  a  fallu,  après  avoir  en  1793,  démoli  entière- 
ment l'ancien  ordre  de  choses,  regreffer  les  nou- 
velles institutions  sur  d'anciennes  bases,  parce  que 
les  masses,  un  instant  éblouies  par  les  idées  nou- 
velles, revenaient  d'elles-mêmes  vers  le  passé.  La 
société  bâtarde  dont  nous  sommes  membres,  est, 
depuis  un  siècle,  en  mal  d'enfant,  et  traverse  crise 
sur  crise,  pour  la  simple  raison  qu'elle  a  été  édi- 
fiée sur  d'anciennes  bases.  Les  hommes,  voyant 
chanceler  l'édifice,  se  sont  partagés  en  deux  camps  : 


PRÉFACE.  ï'1 

Les  uns  veulent  rajuster  les  bases,  les  autres  veu- 
lent démolir  l'édifice.  Les  deux  camps  font  la 
guerre  au  passé,  et  sous  leurs  coups  redoublés, 
le  passé  croulera  en  Europe. 

Eh  bien  !  ce  passé  si  haï,  si  regretté,  si  sombre, 
si  poétique,  parfois  plein  de  péripéties  au  point  de 
nous  paraître  fabuleux,  parfois  monotone,  au  point 
d'alourdir  notre  imagination  fiévreuse,  ce  passé  qui 
agonise  chez  nous,  s'est  réfugie,  —  si  je  puis  m'ex- 
primer  ainsi,  — tout  entier,  avec  ses  monstruosités 
et  ses  candeurs,  ses  élans  et  ses  torpeurs  de  l'autre 
côté  de  la  Méditerranée.  Cette  mer  intérieure  qui, 
comme  dit  un  vieux  poète,  a  été  créée  plutôt  pour 
unir  que  pour  séparer  les  hommes,  sert  de  limite 
à  la  civilisation  raffinée,  mais  de  Tanger  àConstan- 
tinople,  le  littoral,  tantôt  mince,  tantôt  large,  est 
occupé  par  un  peuple  formé  en  une  société  consti- 
tuée,   établie,    moins   perfectionnée  que  la  nôtre 
sans   doute,    mais  où   l'intérêt   n'exclut   pas   les 
élans    généreux ,   peut-être    précisément   pour    la 
raison  qu'il  est  moins   bien   délimité.  De  là  une 
plus  grande   souplesse  de    sentiments ,  moins  de 
défiance  entre  individus,  plus  de  facilité  dans  les 
relations.  Les  musulmans  du  Nord  de  l'Afrique  et 
d'Asie  servent   de  ligne  de  démarcation  entre  la 
civilisation  et  la  barbarie  et  vivent  de  l'existence 
du  passé. 

J'ai  entrepris  d'étudier  l'histoire  de  la  société  qui 


PREFACE. 


croule,  non  dans  les  livres,  sur  des  inscriptions  ou 
sur  les  médailles,  mais  chez  un  peuple  qui  vit 
comme  vivaient  nos  pères. 

Quant,  au  xme  siècle,  Louis  IX  était  en  Egypte, 
sa  façon  de  vivre,  —  à  la  religion  près  —  ressemblait 
singulièrement  à  celle  de  n'importe  quel  prince 
d'Orient.  Mêmes  mœurs,  mêmes  idées  d'honneur, 
de  justice,  de  confort.  Le  roi  de  France  et  l'émir 
Fakhr-eddin,  après  avoir  été,  l'un  à  la  messe  et 
l'autre  à  la  mosquée,  pouvaient,  à  la  rigueur,  s'as- 
seoir à  la  même  table  sans  être  choqués  mutuelle- 
ment de  leur  manière  de  manger,  de  parler,  de  se 
tenir  :  leurs  deux  tentes  se  ressemblaient  ;  les 
mêmes  lois  de  chevalerie  les  régissaient  :  les  mêmes 
tissus  leur  servaient  de  vêtements,  et  leurs  armes 
étaient  forgées  selon  le  même  modèle.  Or,  pendant 
que  l'Europe  se  transformait,  l'Orient  est  resté 
stationnaire.  L'émir  Fakhr-eddin,  rédescendant  sur 
la  terre  du  paradis  do  Mahomet,  ne  paraîtrait  que 
fort  peu  suranné  aux  cheicks  et  aux  émirs  de  nos 
jours.  Quelques  rares  pachas  Turcs,  à  peine,  se 
formaliseraient-ils  de  sa  façon  d'être  et  d'envisager 
les  choses.  Je  crois  que  Louis  IX,  même  avec  son 
auréole,  se  trouverait  dépaysé  parmi  nous. 

Il  m'a  paru  piquant,  après  avoir  usé  et  abusé  de 
toutes  les  joies  et  de  toutes  les  douleurs  de  la  civi- 
lisation, d'aller  vivre  dans  ces  contrées  de  la  vie 
de  mes  pères. 


PREFACE. 


Peu  à  peu,  je  me  suis  trouvé  à  mon  aise  dans 
cette  atmosphère  différente  de  la  nôtre  et  si  absor- 
bante par  sa  placidité.  J'ai  prolongé  mon  séjour 
dans  ces  pays  oubliés,  et  ne  pouvant  pas  adopter 
l'existence  exclusivement  contemplative  des  indi- 
gènes, je  me  suis  mis,  par  distraction,  à  prendre 
des  notes.  Ce  sont  ces  notes,  —  écrites  parfois  à  la 
clarté  de  la  lune,  pendant  des  nuits  plus  lumineuses 
que  nos  matinées  de  décembre, — que  je  transforme 
en  volume,  et  pour  lesquelles  je  réclame  l'indul- 
gence du  public.  En  plaidant  ma  cause,  je  ne  pré- 
senterai qu'un  argument  :  la  véracité.  Si  mes  des- 
criptions diffèrent  parfois  de  celles  des  écrivains 
qui  m'ont  précédé,  si  quelques-unes  de  mes  appré- 
ciations effarouchent  des  lecteurs  prévenus,  je  n'ai 
qu'une  excuse  à  présenter  :  je  dis,  ou  je  crois  dire 
la  vérité,  sans  exagération,  sans  parti  pris.  J'ai  vécu 
en  Orient,  à  trois  reprises  différentes,  plus  de 
quinze  mois.  Je  crois  connaître  suffisamment  le 
pays  pour  écrire  un  guide,  —  sorte  de  Bedaeker 
ou  de  Joanne,  —  plus  imagé,  moins  étendu,  mais 
tout  aussi  véridique.  Je  crois  que,  ce  faisant,  et  si 
j'y  réussis,  je  remplirai  une  lacune. 

Loin  de  moi  la  pensée  de  décrier  la  civilisation. 
Une  ville  réunissant  le  climat  de  Thèbes  au  bien- 
être  de  Paris,  serait,  à  mon  sens,  le  paradis  ter- 
restre. Il  m'est  cependant  impossible  de  ne  pas 
faire  observer  dès  le  début  ce  fait  indiscutable  :  à 


VI  PREFACE. 


savoir  :  qu'un  Oriental  ne  saurait  être  transplanté 
chez  nous. 

A  l'exception  de  quelques  juifs,  marchands  de 
babouches  et  de  pastilles,  clairsemés  dans  les  ca- 
pitales, il  n'y  a  guère  d'Africains  ou  d'Asiatiques 
en  Europe. 

En  ces  derniers  temps,  à  Paris,  un  grand  sei- 
gneur Égyptien,  homme  d'esprit  et  d'action,  exilé 
de  son  pays  par  les  événements  politiques,  me 
disait  : 

—  Enfermé,  sans  apercevoir  le  soleil  une  fois  par 
mois,  dans  trois  chambres  numérotées  du  Grand- 
Hôtel,  et  soumis  tous  les  jours  à  quelque  nouvelle 
exigence  sociale,  comment  voulez-vous  que  je  ne 
regrette  pas  mes  jardins  du  Caire,  mon  bateau  sur 
le  Nil,  mes  écuries  contenant  cent  chevaux  et  mes 
domestiques  qui  me  rendaient  la  vie  si  large  et  si 
facile? 

En  prenant  en  considération  qu'il  faut  être  très 
riche  pour  avoir  trois  chambres  au  Grand- Hôtel,  on 
comprendra  combien  la  vie  parisienne  serait  insup- 
portable à  un  pauvre  diable.  Les  villes  de  Turquie, 
d'Algérie  et  du  Maroc,  se  peuplent  de  plus  en  plus 
d'Européens,  qui  s'y  acclimatent  très  bien.  Il  est  rare, 
sinon  sans  exemple,  qu'un  indigène  des  mêmes 
villes,  vienne  de  son  plein  gré  demeurer  parmi  nous. 
Il  serait  inexact  de  m'objecter  que  la  pauvreté  chasse 
d'Europe  une  quantité  de  prolétaires,  pour  lesquels 


PRÉFACE.  VII 


l'Orient  est  une  source  de  travail  et  de  richesse; 
ou  que  ces  mêmes  Européens  vivraient  chez  eux 
s'ils  y  avaient  l'aisance.  Nulle  part  la  misère  n'est 
aussi  grande  qu'en  Orient.  Le  moins  fortuné  des 
Orientaux  ne  consentirait  cependant  pas  à  échanger 
sa  misère  contre  notre  aisance.  Les  mendiants —  et 
Dieu  sait  s'il  y  en  a  là-bas  —  ont  une  contenance 
calme  ;  ils  portent  sur  leur  figure  l'empreinte  d'une 
souffrance  placide  :  parfois  un  gai  sourire  illumine 
leur  visage;  ce  rictus  souffreteux  et  envieux  qui 
contracte  les  lèvres  blêmes  de  nos  prolétaires  leur 
est  inconnu.  Pauvres  et  riches  peuvent  s'étendre 
librement  à  l'air,  et  là,  pendant  de  longues  nuits, 
se  reposer  sous  les  regards  d'Allah,  ou  rêver  aux 
étoiles,  à  leur  fantaisie,  sans  que  personne  aie 
l'idée  de  leur  discuter  le  droit  de  se  servir  de  ce 
morceau  de  terre  ;  sans  que  personne  songe  à  les 
forcer  à  se  bâtir  ou  à  se  louer  un  abri. 

Nous  avons  troqué,  en  Europe,  cette  liberté 
d'allure  contre  la  liberté  de  conscience  ;  l'Arabe, 
qui  ne  connaît  pas  et  ne  désire  pas  connaître  la 
liberté  de  conscience,  tient  à  sa  liberté  d'allure. 
Si  je  ne  craignais  pas  de  fatiguer  le  lecteur,  je 
tâcherais  de  lui  prouver  l'incompatibilité  de  ces 
deux  libertés,  mais  je  reconnais  que  cette  digres- 
sion philosophique  est  déjà  assez  longue,  et  je  me 
contente  de  conseiller  à  ceux  de  mes  confrères  ou 
lecteurs  qui  recherchent  le  passé  dans  les  livres 


VIII  PREFACE. 


ou  au  théâtre,  de  se  hâter  de  visiter  l'Orient.  Le 
caractère  primitif  de  ces  pays  disparait  de  jour  en 
jour,  et  ce  siècle  ne  s'écoulera  peut-être  pas  sans 
que  la  pioche  de  la  civilisation  n'ait  refoulé  bien 
loin  les  derniers  représentants  de  la  vieille  société. 

Prince  Lubomirski. 


INTRODUCTION 


Quand  un  peuple  est  arrivé  à  se  gouverner  lui- 
même,  il  n'a  plus,  prétend-on,  besoin  d'un  Dieu. 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'une  religion  bien 
définie  est  le  premier  jalon  de  la  civilisation,  et 
qu'avant  de  faire  jouir  les  Kanaks,  les  Kirghises 
ou  les  Samoièdes  d'un  jeu  régulier  d'institutions 
constitutionnelles,  il  faudrait  leur  apprendre  à  ne 
pas  adorer  des  morceaux  de  bois  ou  des  animaux. 
Les  pays  orientaux  n'en  sont  pas  encore  à  nier 
toute  divinité  :  la  religion  a  été,  jusqu'à  nos  jours, 
la  première  condition  de  la  vie  sociale  d'un  peuple  : 
il  m'a  paru  par  conséquent  utile,  avant  de  com- 
mencer mon  étude,  de  dire  quelques  mots  du 
mahométisme. 


INTRODUCTION. 


Je  ne  connais  pas  de  religion  qui  ait,  comme  le 
mahométisme,  compris  la  grandeur  de  Dieu. 

Le  Dieu  de  l'Islam  n'est  ni  Jehovah  Sabaoth  le 
Vengeur,  le  Dieu  des  batailles,  le  professeur  à 
martinet  de  l'infortuné  peuple  d'Israël,  qu'on  plaint 
sincèrement,  après  lecture  de  la  Bible,  d'avoir  été 
distingué  par  ce  protecteur  irascible.  Ce  n'est 
pas  non  plus  notre  Dieu  le  Père.  C'est  encore 
moins  une  des  mille  idoles  mesquines  du  Paga- 
nisme. Allah  a  résolu,  aussi  loin  que  peut  aller  la 
compréhension  humaine,  l'idée  de  la  Toute-Puis- 
sance. C'est  le  Dieu  qui  plane  au-dessus  de  l'hu- 
manité, de  la  création,  de  l'univers  ;  qui  ne  se 
découvre,  ni  se  divise,  ni  se  complète  :  il  n'a  besoin 
ni  d'alliances,  ni  de  pactes,  ni  de  commentaires  ;  il 
ne  révèle  et  n'évangélise  pas  :  il  est. 

C'est  la  formule  de  Moïse  poussée  jusqu'à  l'ex- 
trême. Dieu  n'est  pas  parce  qu'il  a  besoin  d'être  ;  il 
ne  peut  pas  ne  pas  être.  Il  est  plus  haut  que  cette 
hauteur  où  la  science  moderne  s'est  arrêtée  à  l'infi- 
niment  grand,  faute  de  pouvoir  comprendre  l'infini. 
Mohammed,  dans  ses  rêveries,  n'ayant  pu  parvenir 
à  se  faire  une  idée  juste  du  créateur  suprême,  l'a  placé 


INTRODUCTION.  XI 


sur  un  piédestal  assez  élevé  pour  que  l'imagination 
orientale  elle-même  n'y  puisse  jamais  atteindre. 

Maïmonide  a  écrit  :  «  Ne  décorons  pas  notre 
«  Dieu  d'attributs  affirmatifs,  car,  si  nous  disons 
«  qu'il  est  grand,  bon,  sage,  puissant,  nous  le  ju- 
«  geons  selon  notre  nature.  Et  cependant  savons- 
ce  nous  ce  que  sont  la  bonté,  la  grandeur  et  la 
«  sagesse  intrinsèques,  nous  qui  sommes  petits, 
«  fous  et  méchants  !  Pour  avoir  une  appréciation 
«  possible  de  la  divinité,  il  convient  de  lui  donner 
«  des  attributs  négatifs,  et  dire  :  Dieu  n'est  pas  petit, 
«  n'est  pas  laid,  etc.,  etc.  »  Mohammed  avait  déjà 
poétisé  l'idée.  Évitant  de  donner  à  Allah  des  attri- 
buts trop  positifs,  trop  pareils  à  la  perfectibilité 
humaine,  il  l'élève  au-dessus  de  l'intelligence  du 
bien.  C'est  l'incommensurable,  l'insondable,  l'in- 
fini. Parfois  tout  est  résumé  en  un  mot:  «  Dieu  est 
grand,  »  mais  résumé  de  façon  que  les  paroles  lais- 
sent dans  l'esprit  une  pensée  de  grandeur  surhu- 
maine. Les  deux  principales  qualités  dont  Moham- 
med aime  à  revêtir  Allah,  sont  la  clémence  et  la 
miséricorde. —  Le  Dieu  clément  et  miséricordieux^ 
—  Vertus  surhumaines,  surtout  dans  les  pays  mé- 


XII  INTRODUCTION. 


ridionaux  et  au  VIIe  siècle.  Le  XGIIC  chapitre  du 
Coran  précise  l'idée  du  prophète.  Le  voici  : 

«  Dis  :  Dieu  est  un  :  c'est  le  Dieu  à  qui  tous  les 
«  êtres  s'adressent  dans  leurs  besoins.  Il  n'a  point 
«  enfanté  et  n'a  pas  été  enfanté  ;  il  n'a  point  d'égal 
«  en  qui  que  ce  soit.  » 

Quand  Mohammed  parle  de  lui-même  il  dit  : 
«  Mohammed  n'est  que  l'envoyé  (Raçoul).  »  On 
distingue  toujours  l'humilité  de  l'homme  en  face 
de  celui  qu'il  ne  peut  ni  ne  veut  comprendre. 

«  N'agite  point  la  langue,  ô  Mohammed,  en  ré- 
«  pétant  la  révélation,  en  te  pressant  trop,  de  peur 
«  que  ce  qui  t'est  révélé  ne  t'échappe  »  (Chapi- 
tre LXXVI,  verset  16),  ou  bien  :  «  Dis,  je  suis  un 
«  homme  comme  vous,  mais  j'ai  reçu  la  révélation 
<  qu'il  n'y  a  qu'un  Dieu  »  (Chapitre  XIX,  ver- 
set 110).  L'idée  de  la  grandeur  de  Dieu  est  abso- 
lue chez  le  prophète  de  l'Islam  :  jamais  elle  ne 
s'écarte  de  sa  pensée.  Malheureusement  Moham- 
med, philosophe,  était  ambitieux  de  fonder  une 
religion.  Il  fallait  pour  cela  agir  sur  l'imagina- 
tion de  ses  ouailles;  dans  son  livre,  Mohammed 
transige  avec  lui-même  en  adoptant  des  traditions 


1NTK0DUCTI0N.  XIII 


qui  diminuent  Dieu  et  le  font  colère,  rancunier,  pu- 
nissant les  méchants,  etc.  En  lisant  attentivement 
le  Coran,  on  s'aperçoit  que  cette  diminution  de  son 
idéal  coûte  à  Mohammed  et  qu'il  hésite,  chaque  fois 
qu'il  se  voit  obligé  de  rapetisser  son  Très  Grand  au 
niveau  de  la  nature  humaine.  Alors,  il  emploie  des 
formules  comme  celles-ci  : 

«  Ceux  qui  diront  que  ce  livre  a  été  écrit  par  des 
«  mains  humaines  sont  infidèles.  Composez  donc 
«  un  seul  chapitre  semblable.  Appelez-y  tous  ceux 
«  que  vous  pouvez,  hormis  Dieu  •  (Chapitre  X, 
verset  39).  Ou  bien  :  «  Les  infidèles  te  diront.  Tu 
a  n'as  pas  été  envoyé  par  Dieu.  Réponds-leur:  Il 
«  me  suffit  que  Dieu  et  celui  qui  possède  la  science 
«  du  livre,  soient  mes  témoins  entre  vous  et  moi.  » 
(Chapitre  XIII.) 

Doutant  lui-même,  il  a  peur  du  doute  et  devient 
moins  clair,  moins  persuasif.  En  revanche,  dès  qu'il 
peut  se  complaire,  sans  crainte  de  se  heurter  contre 
l'incrédulité,  dans  le  développement  de  son  idée  de 
l'immensité  d'Allah,  il  arrive  au  sublime.  Il  sent  ce 
qu'il  écrit,  il  est  pénétré  de  son  sujet,  il  y  croit  lui- 
même;  ce  n'est  plus  le  fondateur  de  religion,  l'am- 


XIV  INTRODUCTION. 


bitieux,  tranchons  le  mot,  le  charlatan  ;  c'est  le 
penseur,  le  philosophe. 

La  principale  qualité  du  Coran  et  la  force  indis- 
cutable de  l'Islamisme  sont  dans  cette  admiration 
sans  partage  du  Créateur.  Les  Prophètes,  les  con- 
quérants ,  l'envoyé,  reçoivent  leurs  inspirations 
d'Allah,  qui,  dans  sa  bonté,  consent  à  leur  apprendre 
comment  les  hommes  doivent  se  conduire  pour  être 
dans  le  droit  chemin  (Islam),  sans  daigner  toutefois 
faire  de  pacte  avec  eux.  Il  détourne  de  la  Création 
sa  face  de  bronze  et  rien  ne  peut  lui  plaire  ni  dé- 
plaire. Il  ouvre  les  yeux  des  hommes;  c'est  aux 
hommes  à  regarder.  Une  minute  d'indulgence, 
un  regard  jeté  à  terre  qui  tomba  sur  Mohammed, 
quelques  secondes  de  révélation,  et  l'Islamisme  est 
fondé.  Mohammed  ne  consent  pas  à  diminuer  son 
Allah,  au  point  de  converser  journellement  avec 
lui,  de  disputer,  d'écrire  sous  sa  dictée,  etc..  Il 
entrevoit  sa  grandeur,  les  cieux  et  l'Eden,  et  il  voit 
tout  cela  si  vite  que  la  tasse  pleine  d'eau  qu'il  ren- 
versa au  moment  où  l'ange,  messager  d'Allah, 
l'enlevait  au  Ciel ,  est  encore  à  moitié  pleine 
quand  il  est  rendu  à  la  terre.  Le  Coran  émane  de 


INTRODUCTION  XV 


ce  contact  furtif.  Le  mot  Coran  signifie  la  lecture, 
le  livre  par  excellence  ;  en  passant  sur  Mohammed 
pendant  son  voyage,  le  souffle  d'Allah  a  suffi  pour 
lui  donner  la  science. 

Le  style  du  Coran  est  concis,  parfois  emphatique, 
très  imagé  :  la  plupart  des  traditions  de  l'Ancien 
et  quelques-unes  du  Nouveau  Testament  y  sont 
admises  ;  le  point  de  départ  historique,  c'est  le 
peuple  hébreu,  les  Arabes  étant  fils  d'Ismaël.  Le 
mot  Allah  ressemble  trop  au  mot  hébreu  (Eli,  père, 
Elohim,  les  Dieux,  dénomination  donnée  souvent  à 
la  Divinité,  à  Jévohah,  père  des  Dieux),  pour  ne 
pas  en  être  une  dérivation.  Allah  est  un  Jévohah, 
un  Dieu  le  Père  atteignant  et  dépassant  les  der- 
nières limites  de  la  compréhension  humaine. 

Un  philosophe  allemand  a  dit  :  «  Toute  loi  est 
«  vraie  :  elle  est  instituée  pour  régler  les  rapports 
«  entre  individus  se  parlant,  se  comprenant,  connais- 
«  sant  leurs  besoins  respectifs.  Toute  religion  est 
«  fausse,  car,  voulant  régulariser  les  rapports  entre 
«  l'homme  et  quelqu'un  d'incompréhensible  et  d'in- 
«  connu,  elle  ne  peut  être  que  le  fruit  d'une  imagina- 
«  tion  exaltée  ou  d'une  effroyable  peur.  »  Mohammed 


XVI  INTRODUCTION. 


philosophe,  est  impeccable  au  point  de  vue  de  la 
compréhension  de  la  Divinité  ;  fondateur  de  reli- 
gion, il  s'est  laissé  aller  à  son  imagination  exaltée, 
et  voulant  régler  les  relations  entre  l'homme  et 
Dieu,  il  a  erré  comme  ses  prédécesseurs.  Le  Coran, 
code  civil,  pénal  et  politique  est  très  bien  fait, 
parfaitement  adapté  aux  besoins  des  Arabes  du 
viie  siècle.  La  morale  et  l'hygiène  y  sont  traitées 
avec  clairvoyance  et  connaissance  de  l'humanité. 
Aujourd'hui  encore,  il  sert  de  bulletin  des  lois 
aux  Cadis  de  Tunis  et  du  Maroc. 

En  tant  que  code  religieux,  le  Coran  ressemble 
aux  livres  dits  x  Les  Écritures,  »  bible ,  Zenda- 
Vesta,  etc.  L'absurde  y  côtoie  le  sublime.  Les 
récits  de  miracles,  toujours  inutiles,  parfois  gro- 
tesques, y  font  regretter  qu'un  homme  d'une  telle 
élévation  d'idées  et  de  sentiments,  ait  éprouvé  le 
besoin  de  tromper  ses  semblables ,  et  troqué  ses 
convictions  contre  un  peu  de  gloire  d'outre-tombe. 
Néanmoins,  tel  qu'il  est,  le  Coran  émane  de  l'in- 
telligence la  plus  lucide  que  le  monde  ait  produit 
depuis  le  Christ. 

Mais  tout  culte  se  transforme  suivant  les  besoins 


INTRODUCTION.  XVII 


de  la  minorité  gouvernante,  et  comme  le  Christia- 
nisme ne  ressemble  guère  à  la  religion  primitive, 
fondée  par  le  Christ,  de  même  le  mahométisme  a 
subi  des  modifications  appropriées  aux  différentes 
époques  qu'il  a  traversées.  Toutefois,  la  civilisation 
orientale  demeurant  depuis  longtemps  dans  un  état 
de  stagnation,  le  fanatisme  étant  encore  très  vivace, 
l'instruction  n'ayant  pas  eu  le  temps  de  pénétrer 
dans  les  masses,  l'Islamisme,  immobilisé  depuis 
cinq  siècles  (1),  suffit  pour  contenir  les  peuples 
dans  le  respect  de  l'autorité  séculaire  et  temporelle. 
Les  pays  mahométans  tels  que  Tunis,  en  sont  en- 
core à  l'époque  où  la  loi  religieuse  se  confond  avec 
la  loi  politique.  Un  péché  selon  la  religion  reste 
encore  un  crime  ou  un  délit  selon  la  loi,  et  il  n'y  a 
aucune  séparation  ni  politique,  ni  sociale  entre 
l'Église  et  l'État.  Si  le  fanatisme  militant  est  repré- 
hensible,  le  fanatisme  triomphant  n'est  pas  préjudi- 
ciable à  l'état  moral  d'un  peuple  à  moitié  civilisé. 
Dans  tout  pays  musulman  où  ie  mahométisme  règne 
sans  partage  et  où  la  loi  s'appuie  sur  le  Coran,  la 
moralité  est  très  suffisante.  Je  vais  plus  loin  et  je 

(1)  Epoque  de  la  dernière  transformai  ion. 


XVIIf  INTRODUCTION. 


dis  qu'il  y  a  beaucoup  plus  de  mahométans  con- 
vaincus que  de  chrétiens  sincères.  Un  mahométan 
convaincu  est  un  très  honnête  homme  non-seule- 
ment selon  les  idées  orientales  mais  encore  au  point 
de  vue  universel. 

Mohammed  s'étant  rendu  compte  de  l'imagination 
des  Arabes  et  cle  leurs  goûts  matériels,  a  modifié 
quelques-uns  des  préceptes  de  l'Évangile,  qu'il 
a  lu  et  commenté  avec  un  orfèvre  chrétien  nommé 
Djebz,  domicilié  à  la  Mecque  pendant  l'hégire. 
Le  Christ,  nature  septentrionale,  platonique,  faite 
de  douceur  et  d'abnégation,  a  fondé  une  reli- 
gion qui ,  s'efforçant  de  dompter  les  passions , 
s'est  étendue  surtout  vers  le  Nord.  Pour  faire 
admettre  le  christianisme  aux  peuples  méridio- 
naux, il  a  fallu  les  bûchers  de  l'inquisition  éclai- 
rant des  cérémonies  pompeuses ,  le  prestige  de 
l'extase ,  et  enfin  l'intervention  de  l'effroi  qui , 
peuplant  l'enfer  de  tourments  palpables,  a  réussi 
à  métamorphoser  une  religion  cle  douceur  en 
culte  de  l'horrible.  Dans  sa  première  et  sublime 
pureté,  le  christianisme  ne  peut  être  compris  et 
apprécié  que  par  une  nature  suave  comme  celle  de 


INTRODUCTION.  XIX 


Jésus-Christ.   Une   récompense  éternelle,  qui   se 
réduit  à  la  contemplation  de  la  face  de  Dieu  en 
compagnie  des  anges,  est  peu  attrayante  par  elle- 
même.  Il  faut  encore  expliquer  la  transformation  de 
la  nature  qui,  devenue  de  l'éther  pur,  trouve  le 
bonheur  là  où  notre  nature  terrestre  n'éprouverait 
qu'ennui;  explication  difficile,  nécessitant  beaucoup 
de  persuasion  de  la  part  du  professeur,  beaucoup 
d'intelligence  de  la  part  de   l'élève.  Il  y  a   peu 
de  chrétiens  convaincus,  et  même,  parmi  ceux- 
là,  ceux  qui  le  sont  suivent  les  commandements 
de  l'Église  plutôt  par  peur  du  châtiment  que  par 
espoir  de    récompense.  Une  nature   d'élite  peut 
comprendre  seule,  la  grandeur  de  la  promesse. 
L'idée  que  l'àme,  délivrée  de  son  enveloppe  mor- 
telle, ne  gardera  rien  d'humain,  pas  même  les  sen- 
timents de  douleur  et  de  plaisir,  ne  peut  être  définie 
que  par  une  intelligence  d'élite.  Le  christianisme 
est  une  religion  de  raffinés,  plus  divine  que  le  ma- 
hométisme,  mais  en  raison  de  sa  divinité  même, 
moins  accessible  au  plus  grand  nombre.  Un  homme, 
qui  suit  tous  les  préceptes  de  l'Évangile  sans  ac- 
cepter aucune  des  modifications  apportées  à  la  for- 


\X  INTRODUCTION. 


mule  chrétienne  par  l'état  social,   est  un  grand 
homme  de  bien,  un  cénobite,  un   anachorète,  un 
saint.  L'homme  le  plus  ordinaire  peut  être  un  ma- 
hométan  irréprochable.  Rien  n'est  plus  facile.  Il  lui 
suffît,  sans  torturer  son  esprit  par  des  combinai- 
sons métaphysiques,  de  croire  que,  s'il  se  conduit 
bien,  il  habitera  éternellement  un  séjour,  où  des 
«  jardins  et  des  vignes  (1)  »  lui  donneront  cette 
ombre  qu'il  aime  sur  la  terre  ardente  ;  où  «  des  filles 
aux  seins  arrondis  et  d'un  âge  égal  au  sien  (2)  », 
lui  procureront  la  plus  grande  jouissance   de  sa 
nature  sensuelle  ;  où  «  des  fruits  des  arbres,  qui  s'a- 
baisseront pour  être  cueillis  sans  peine  (3)  »,  satis- 
feront sa  paresse,  à  lui,  l'homme  indolent  par  excel- 
lence, et  condamné  cependant  à  de  longs  voyages  à 
travers  le  désert  et  où  «  des  coupes  remplies  d'un 
mélange  de  zendjabil  »,  lui  donneront  un  breuvage 
glacé,  à  lui  l'éternel  altéré  de  ce  pays  de  la  soif. 
La  religion  musulmane  n'exige  d'un  croyant   que 
l'ablution,  la  prière  et  l'aumône  journalières;  le 


(1)  Chapitre  LXXIX,  verset  32. 

(2)  Chapitre  LXXIX,  verset  33. 

(3)  Chapitre  LXXVII,  verset  14. 


INTRODUCTION.  XXI 


pèlerinage  et  le  jeûne  à  des  époques  fixes  ; —  «  c'est 
«  ainsi  que,  dit  un  commentateur  du  Coran,  l'esprit 
«  maintenu  dans  une  disposition  heureuse,  empêche 
«  l'homme  qui  songe  souvent  à  Dieu  de  faire  le 
«  mal.  »  — Rien  de  plus  aisé  que  de  suivre  les  pres- 
criptions d'une  religion  aussi  facile.  Une  récompense 
qu'on  comprend  est  au  bout,  et  l'on  est  maintenu 
dans  la  bonne  voie  par  la  crainte  d'un  châtiment 
inconnu,  mais  tout  aussi  terrible  dans  son  mystère 
que  nos  grils  et  feux  éternels. 

Nous  ne  saurons  trop  le  répéter,  Mohammed 
connaissait  son  peuple.  Un  Arabe  du  désert,  tou- 
jours en  lutte,  craint  un  danger,  un  mal  nouveau, 
mais  il  sait  que  le  bien  ne  vient  jamais  que  prévu. 
Il  ne  connaît  pas  de  bonheur  surhumain.  Il  le  rêve 
parfois  dans  une  bague  qui  rend  invisible,  dans  un 
tapis  qui  transporte  à  de  grandes  distances.  En 
revanche  le  mal  inconnu,  c'est  le  courant.  Aujour- 
d'hui un  tremblement  de  terre,  demain  une  maladie, 
une  infirmité  étrange.  Un  poète  oriental,  Saadi,je 
crois,  a  dit  :  «  Si  vous  pensez  à  un  bonheur  in- 
«  connu,  vous  rêvez  miracles  ;  le  malheur  vous 
«  arrive  toujours  autre,  toujours  nouveau,  et  votre 


XXII  INTRODUCTION, 


«  imagination  sera  constamment  au-dessous  des 
«  maux  qui  peuvent  vous  assaillir  à  tout  moment 
«  de  la  vie.  » 

N'est-ce  pas  profondément  vrai ,  et  Mahomet 
n'a-t-il  pas  eu  raison  de  spécifier  les  récompenses 
du  Paradis  et  de  laisser  planer  un  mystère  sur  les 
châtiments  de  l'enfer? 

Le  mahométisme,  religion  méridionale,  maté- 
rielle, compréhensible,  a  trouvé  de  nombreux  pro- 
sélytes en  Asie  et  en  Afrique.  A  l'époque  où  nous 
vivons  il  a  besoin  de  nouvelles  modifications,  mais 
je  crois  que  ce  n'est  pas  le  christianisme  qui  le 
remplacera  avantageusement  dans  les  pays  du  so- 
leil. 


LA   COTE    BARBARESQUE 
ET   LE  SAHARA 


La  Goulette.  —  Arrivée  à  Tunis.  —  Les  bazars.  — Le  palais  du 
bey.  —Les  militaires.—  Le  pourboire  du  grand  commandant. 
—  Les  lieux  d'asile.  —  Arrangements  à  l'amiable  entre  le 
gouvernement  et  les  criminels.  —  Les  quartiers  juifs.  —  L'heure 
de  la  prière. 

Les  vagues,  énormes  en  pleine  mer,  se  transfor- 
ment, à  mesure  que  nous  approchons  de  l'Afrique, 
en  une  sorte  de  houle  profonde  et  tourmentée.  Le 
vent,  qui,  là-bas,  réussissait  à  peine  à  soulever  les 
premières  couches  de  l'eau ,  la  trouble  ici  dans 
toute  sa  profondeur.  La  teinte  'des  flots,  d'un  vert 
sombre  aux  flancs  du  navire,  est  jaune  autour  de 
nous.  Plus  loin,  à  gauche,  après  une  étroite 
langue  de  terre,  la  mer,  devenue  lac  salé,  paraît 
d'un  bleu  limpide,  de  ce  bleu  d'azur  qui  fait  de  la 
Méditerranée  une   mer  incomparable.  Derrière  ce 

\ 


LA   CÔTE   BÀRBARESQUE 


bleu,  une  gigantesque  tache  blanche  en  relief  sur 
le  violet  rougeâtre  des  montagnes  étranges  qui 
bordent  l'horizon  ;  c'est  Tunis,  la  plus  blanche  des 
villes  d'Afrique,  le  bournous  du  Prophète  comme 
l'appellent  les  conteurs  arabes  ;  Tunis,  étendue  sur 
le  penchant  d'une  colline,  adossée  à  une  chaîne 
de  montagnes  dont  on  aperçoit  les  deux  cimes 
principales,  Djebel-bou-Korméine  et  Djebel-Rios, 
comme  des  sentinelles  en  faction  devant  le  mont 
Zahouan. 

En  face  du  golfe,  presque  au  ras  de  l'eau,  des  mai- 
sons blanches  sont  groupées  autour  d'une,  coupole 
verte  :  c'est  la  Goulette  qui  entoure  de  ses  habi- 
tations le  palais  d'été  dubey.  A  droite  la  côte  boisée 
fuit  vers  l'occident,  en  zigzags  capricieux.  Presque 
à  tous  ses  détours,  elle  présente  à  l'œil  des  villas 
enfouies  sous  des  ombrages  délicieux.  Des  palais, 
des  minarets  émergeant  d'une  forêt  de  lentisques, 
de  mimosas  et  d'oliviers,  se  mirent  dans  l'eau.  Deux 
montagnes  arides  encaissent  ce  riant  paysage  entre 
leurs  flancs  escarpés  et  semblent  se  regarder  avec 
menace  à  travers  la  petite  baie  qui  les  sépare.  Ces 
hauteurs  à  l'aspect  sombre,  quasi-tragique,  sont 
surmontées ,  l'une  de  la  chapelle  Saint-Louis, 
l'autre  de  ce  qui  reste  de  Garthage,  et  perpétuent  le 
souvenir  des  deux  plus  grandes  infortunes,  peut- 
être,  de  l'histoire. 

A  l'entrée  du  passage,  étroit  de  quelques  mètres 


ET    LE   SAHARA. 


à  peine  (Goulette) ,  unique  communication  entre  la 
mer  intérieure  et  la  Méditerranée,  nous  sommes 
abandonnés  par  la  nuée  de  mouettes  et  d'albatros 
qui  nous  avaient  suivis  depuis  notre  embarquement. 
Nos  rameurs  donnent  un  maître  coup  d'aviron  ;  nous 
ressentons  une  secousse  ;  la  barque  monte  la  crête 
d'une  vague,  et  nous  voici,  sans  savoir  comment  cela 
s'est  fait,  dans  le  canal,  entre  deux  quais  de  bois. 
Des  hommes  à  figure  étrange,  tout  encapuchonnés, 
qui  se   promenaient  insoucieu sèment  avant  notre 
apparition,  se  mettent  à  longer  notre  sillage  en  cou- 
rant et  en  proférant  des  cris  épouvantables  accom- 
pagnés de  gestes  qui  nous  paraissent  hostiles.  L'in- 
terprète venu  à  notre  rencontre,  israélite  Tunisien 
du  nom  de  Nataf,  m'apprit  que  ces  gens  barbus  et 
débraillés,  tout  en  remplissant  les  fonctions  de  poli- 
cemen,  gardes -côtes  et  douaniers,  jouissaient  pour 
le  moment  de  leurs  loisirs,  et  les  employaient  à 
pousser  des  cris  féroces,  pour  supplier  les  voyageurs 
de  leur  confier  leur  bagages,  qu'ils  se  chargeaient, 
en  qualité  de  portefaix,  de  transportera  la  gare.  Ces 
braves   fonctionnaires   nous  avertissaient   que  le 
chemin  de  fer  de  la  Goulette  à  Tunis,  qui  fait  le 
trajet  trois  fois  par  jour,  allait  partir  dans  cinq  mi- 
nutes. 

Désireux  de  nous  reposer,  nous  abandonnâmes 
nos  bagages  à  l'obligeance  du  vice-consul  de  France, 
dont  les  bureaux  se  trouvent  au  bord  du  canal,  et 


LA   COTE    BABBARESQUE 


quelques  minutes  après  notre  débarquement,  nous 
nous  installâmes  dans   un  wagon,  se  rendant  à 
Tunis,  lui  troisième  du  convoi.  Le  chemin  de  fer 
traverse  une  plaine  raisonnablement  cultivée,  en 
côtoyant  El  Bnhar  (mer)  de  la  Goulette,  le  plus 
grand  des  lacs  salés  qui  entourent  Tunis.  Du  côté 
de  la  terre  on  ne  voit  guère  de  villages,  et  on  ren- 
contre quelques  rares  chameaux  et  des  passants 
plus  rares  encore,  le  lac,  en  revanche,  est  animé 
au  possible.  Il   semblerait  que   tous   les   oiseaux 
du  pays  s'y  soient  donné  rendee-vous.  Cormorans, 
courlis,  canards,  flamants,  hérons,  traversent  l'eau 
à    tout  moment ,  les    uns    en    bande,  les    autres 
solitaires.  Ceux-là  s'arrêtent  pour  se  percher  une 
seconde  sur  un  pilotis  qui  a  jadis  servi  de  base  à 
quelque  forteresse   espagnole,  d'autres  rasent  les 
flots  de  leurs  ailes  pointues,  ceux-ci  poussent  en 
haut   leur  cri   éclatant  ou   plaintif.  Tout  cela  vit 
de   cette  bonne    vie   sauvage,  faite  de  liberté  et 
d'oxygène,  qui  paraît   délicieuse  à  un  citadin  en 
vacances. 

Le  train  s'engouffre  sous  une  gare  qui  ressemble 
à  une  moitié  de  tonneau  cerclé.  Nous  traversons, 
pêle-mêle  avec  des  officiers  tunisiens  et  des  porte- 
faix, une  salle  d'attente  assez  misérable,  et  nous 
débouchons  sur  une  place  entourée  de  construc- 
tions européennes.  On  se  serait  cru  dans  une  ville 
française  de  troisième  ordre,  n'était  la  population 


ET    LE   SAHARA. 


qui  formait  foule  à  la  sortie.  Il  y  avait,  là,  en  face 
de  nous,  autour  de  l'élégante  calèche  que  M.  Ber- 
trand, propriétaire  du  meilleur  hôtel  de  Tunis, 
avait  envoyée  à  notre  rencontre ,  un  monde  de 
nègres,  d'Arabes ,  de  nomades ,  de  Juifs,  chacun 
dans  son  costume  national,  les  uns  étalant  de  ma- 
gnifiques habits  aux  couleurs  voyantes,  taillés  dans 
les  plus  fins  tissus  de  l'Orient,  d'autres 

Plus  délabrés  que  Job  et  plus  fiers  que  Bragance, 

se  drapant  dans  des  guenilles  avec  une  dignité 
réelle,  tous  badaudant  aux  abords  delà  gare.  De  la 
voiture  où  nous  montâmes  immédiatement,  nous 
vîmes  pendant  une  seconde  des  turbans  verts,  blancs 
et  jaunes,  osciller  en  cadence  au-dessus  d'autant  de 
calottes  noires  ou  de  fez  ;  puis  nous  nous  trouvâ- 
mes, à  notre  grande  désillusion,  dans  une  rue  eu- 
ropéenne, sale  et  mal  pavée,  ressemblant  à  tout  ce 
que  nous  avions  vu  jusqu'à  présent.  La  voiture, 
après  avoir  suivi  quelques  minutes  cette  rue,  s'ar- 
rêta devant  une  maison  à  deux  étages  :  nous  étions 
à  l'hôtel  Bertrand,  dit  Hôtel  de  Pnris. 

Nous  gravîmes  l'escalier  d'un  air  assez  maussade, 
mais  arrivés  à  notre  appartement,  situé  au  premier 
élage,  nos  impressions  commencèrent  à  se  modi- 
fier. Les  fenêtres  s'ouvraient  sur  une  vaste  place, 
entourée  d'un  mur  éclatant  de  blancheur.  Des  cha- 


6  LA   CÔTE   BARBARESQLE 

meaux  couchés  pêle-mêle  avec  les  conducteurs, 
leurs  têtes  posées  sur  la  crête  du  mur,  donnaient  à 
l'enclos  un  aspect  singulier.  La  rue  était  très 
animée.  Chevaux,  ânes,  chameaux,  nègres,  Arabes, 
femmes  arabes  voilées,  femmes  juives  en  costume, 
Européens  et  Européennes  ;  une  fourmilière  grouil- 
lante à  perte  de  vue;  des  maisons  à  mâchicoulis, 
des  marabouts  carrés  à  dômes,  quelque  minarets 
à  droite  et  à  gauche,  se  détachant  sur  un  ciel 
d'azur,  sortant  sans  aucune  symétrie  d'un  fouillis 
de  murailles  qui  limitent  le  regard  à  l'orient  et 
à  l'occident.  La  première  rue  régulièrement  bâtie, 
m'avait  navré,  et  il  fallut,  pour  me  donner  le  cou- 
rage de  m'habiller,  la  visite  de  Nataf  et  l'assu- 
rance que  la  ville  franque,  où  nous  nous  trouvions, 
ne  ressemblait  en  rien  aux  autres  quartiers  de 
Tunis. 

Tout  étranger  doit,  autant  pour  sa  sûreté  person- 
nelle que  par  déférence  pour  son  gouvernement, 
s'inscrire  chez  un  des  consuls  résidents.  Je  me 
rendis  au  consulat  général  de  France,  où  M.  Cas- 
sas, gérant  le  consulat  en  l'absence  de  M.  Roustan, 
me  reçut  dans  un  jardin  qui  est  un  petit  paradis. 
Rien  de  délicieux  comme  cette  oasis  de  verdure, 
où  l'oranger,  le  bananier,  le  bambou,  l'arbre  à 
savon,  le  palmier,  forment  des  charmilles  pleines 
d'ombre,  de  fraîcheur  et  de  chants  d'oiseaux. 
Le  consul  général,  M.  Roustan,  très  aimé,  jouit  de 


ET  LE   SAHARA. 


l'estime  et  de  l'affection  générales;  je  regrette 
d'avoir  visité  Tunis  en  son  absence.  Mais  il  me 
parait  impossible  d'être  mieux  reçu  que  je  ne  l'ai 
été  par  M.  Cassas.  On  se  lie  vite  loin  de  Paris.  Je 
sortis  du  consulat  non  seulement  avec  toutes  les 
permissions  désirables,  mais  avec  un  ami  de  plus. 
Une  heure  après,  à  l'hôtel,  je  fis  connaissance  de 
M.  Coince,  juge-consul  de  France;  je  me  trouvai 
donc,  aussitôt  mon  arrivée,  avoir  deux  charmants 
protecteurs,  et  je  me  sentis  les  coudées  franches. 


Dès  les  premiers  pas  faits  à  travers  la  ville  arabe, 
on  est  transporté  en  plein  Orient  des  Mille  et  une 
Nuits.  Une  des  voies  quasi  régulières  de  la  cité 
européenne  aboutit  au  bazar  ou  Soukh  des  parfums, 
antichambre  des  autres  bazars  dont  on  compte  à 
Tunis  près  de  vingt-cinq.  Les  rues  tortueuses, 
étroites,  recouvertes  d'un  toit  en  poutres  blanchi  à 
la  chaux,  s'enchevêtrent  dans  un  dédale  inextri- 
cable. Là,  point  de  plaques  indicatrices,  point  de 
lignes  tirées  au  cordeau  :  les  maisons  s'avancent, 
reculent,  s'effondrent  parfois,  formant  des  encoi- 
gnures, des  carrefours,  des  impasses  qui  reçoivent 
le  jour  par  des  lucarnes  ouvertes  sur  le  toit 
commun  :  cela  s'appelle  Soukh-el-Bey  (bazar 
du  Bey).  Chaque  maison  —  ou  plutôt  ce  quelque 
chose  qui  sert  de  support  au  toit  —  est  criblée  de 


LA   COTE   BARBARESQUE 


petites  niches  représentant  autant   de  boutiques. 
Dans  la  partie  réservée  aux  parfums,  il  n'y  a  que 
des  marchands  d'essences;  une  odeur  de  musc,  de 
jasmin  et  de  rose  nous  accompagne  jusqu'au  bazar 
des  cuirs  où  elle  est  remplacée   par  une  autre, 
moins  fade,    et   partant   moins   désagréable.    Les 
Soukhs  des  cuirs,  des  pantoufles,   des  tissus,   des 
tapis  se  succèdent  les  uns  aux  autres  sans  inter- 
ruption. A  mesure  que  l'on  avance,  la  vie  orien- 
tale apparaît  dans  toute  son  originalité.  Les  mar- 
chands, les  jambes  croisées,  assis  Sans  leur  niche 
derrière   un  amoncellement   de  tissus  de  soie  et 
de  laine,  appellent  les  chalands  qui  forment  une 
foule   de  plus   en  plus    compacte.  Ici   un   grand 
et  bel  Arabe,  drapé  dans  un  burnous  bleu,  vêtu 
d'une  gandourah  rouge,  juché  sur  une  selle  in- 
crustée d'or,,  conduit  savamment  sa  jument  blanche 
au  milieu  des  piétons  entassés  et,  fier  de  cet  assem- 
blage de  couleurs  qui  le  distinguent  du  commun 
des  mortels,  inspecte  d'un  regard  dédaigneux  les 
intérieurs  des  boutiques  :  là,  quatre  ou  cinq  femmes, 
complètement  voilées,  accoudées  l'une  sur  l'autre, 
leurs  gros  pieds  maladroits  écartés,  marchandent 
un  foulard  :   ici  des  officiers  en  redingote   noire, 
boutonnée   à   l'européenne,   leur   fez,    orné  d'une 
étoile  d'or,  bien  enfoncé  sur  la  tète,  écartent  bru- 
talement du  fourreau  de  leur  sabre  des  enfants  dé* 
guenilles  et  soufflent  en  riant  sur  le  bonnet  phrygien 


ET    LE    SAHARA. 


d'une  grosse  Juive  au  visage  découvert,  qui  traverse 
la  rue  en  se  dandinant  ;  là,  un  marabout  glabre, 
appuyé  sur  trois  magnifiques  Arabes  à  longues 
barbes  grises,  lui  baisant  ses  sales  mains  à  qui 
mieux  mieux,  invective  son  concurrent,  un  derviche 
à  moitié  nu.  Couvert  de  quincaillerie,  de  casseroles, 
de  lampes  attachées  au  cou  avec  des  chaînes, 
le  derviche,  quatre  lanternes  à  la  main,  cherche 
un  homme,  comme  Diogène,  et  jouit  par  ce  fait 
d'une  grande  réputation  de  sainteté.  Plus  loin  un 
crieur  public  annonce  au  son  du  tambour  le  départ 
prochain  d'un  vapeur  anglais  pour  Djeddah  et  la 
Mecque  en  criant  : 

—  Musulmans  !  un  navire  à  vapeur  viendra  dans 
quinze  jours  prendre  ceux  de  vous  qui  désirent 
visiter  les  lieux  saints  !  Soyez  prêts  !  Dieu  seul  est 
Dieu  et  Mahomet  est  son  prophète. 

Plus  loin  encore,  la  foule  se  confond  à  un  tel 
point  qu'on  ne  voit  plus  que  les  turbans  multico- 
lores et  les  fez  rouges  onduler  dans  un  remous 
régulier.  Cette  ondulation  est  surtout  saisissante 
d'un  point  culminant,  l'ancien  Soukh-el-Barca 
ou  Souckh  des  esclaves,  devenu  le  marché  à  la 
criée  des  bijoux  d'or  et  d'argent.  Si  vous  vous 
mettez  au  centre  de  la  petite  place  que  forme  le 
bazar  à  cet  endroit,  vous  rayonnez  sur  trois  rues 
encombrées  d'hommes  blancs  et  de  nègres,  cou- 
verts  d'oripeaux  éclatants  qui  se  balancent  dans 

1. 


10  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

l'air  au  gré  d'une  brise  produite  par  le  mouve- 
ment de  cette  cohue. 

Bousculés,  bousculant,  nous  perçons  cette  foule 
d'hommes,  d'enfants,  de  femmes,  de  fous,  de  saints, 
de  chevaux,  de  chameaux,  d'ànes  et  de  chiens,  ru- 
doyant les  uns,  rudoyés  parles  autres,  et  sortis  de 
la  fournaise,  nous  nous  retrouvons  au  bazar  des 
étoffes,  devenu  moins  bruyant  que  tout  à  l'heure. 
Quelques  secondes  après  nous  comptions  deux 
amis  déplus  parmi  les  habitants  du  Souck:  deux 
voisins.  Les  commerçants  tunisiens  ne  connaissent 
pas  la  concurrence,  grâce  à  l'usage  qui  oblige  les 
débitants  d'articles  homogènes  à  se  masser  dans  un 
même  lieu.  Nos  deux  marchands  étalaient  à  l'envi 
devant  nos  yeux  des  étoffes  de  laine  et  de  soie, 
des  burnous,  des  gandourah,  des  foulards  ;  et  quand, 
ahuri  de  leur  faconde,  je  leur  faisais  demander  par 
mon  interprète  auquel  des  deux  appartenait  telle 
ou  telle  étoffe,  ils  joignaient  d'un  merveilleux 
ensemble  les  deux  index  en  clignant  des  yeux,  et 
me  répondaient  d'un  accent  intraduisible  : 

—  Kif  Kif!  (c'est  la  même  chose). 

Assis  sur  des  tapis  entassés  devant  la  boutique 
nous  examinions  des  étoffes,  tirées  d'un  trou  obscur 
avec  une  profusion  à  faire  croire  que  nous  étions 
chez  quelque  Aladin.  Pendant  ce  temps,  on  servait 
dans  des  petites  tasses  en  laiton  de  cet  excellent 
café  oriental,  mousseux,  parfumé,  où  il  y  a  à  boire 


ET   LE   SAHARA. 


11 


et  à  manger,  et  que  pour  ma  part  je  bois  avec  délices. 
Nonobstant  cette  politesse,  quasi  obligatoire  •  du 
reste,  nous  nous  mîmes  à  marchander  ferme.  Avertis 
que  le  plus  honnête  marchand  tunisien  se  croirait 
un  imbécile  s'il  ne  demandait  à  un  Européen  le 
quintuple  de  la  valeur  de  l'objet  convoité,  nous 
offrîmes  deux  cents  francs  des  étoffes  dont  on  nous 
demandait  mille,  et  sans  rien  acheter,  nous  nous 
dirigeâmes  vers  des  lieux  meilleurs. 

Le  touriste  européen  est  rare  à  Tunis,  et  dès 
l'arrivée,  il  est  connu  aux  bazars  qu'il  s'empresse 
de  visiter.  L'Arabe,  très  patient,  fait  un  prix  et  n'en 
démord  pas  pendant  une  semaine,  tant  que  l'étranger 
est  forcé,  bon  gré  mal  gré,  de  résider  à  Tunis, 
faute  de  moyen  de  communication.  Le  samedi,  jour 
d'arrivée  du  bateau  Valéry,  l'Arabe  devient  plus 
coulant  :  le  lundi,  où  le  bateau  Robbattino  apparaît 
au  port  de  la  Goulette,  il  vous  fait  une  nouvelle 
concession,  s'il  vous  rencontre  au  bazar;  mais  le 
mardi,  jour  du  départ  des  deux  bateaux,  il  accourt 
à  l'hôtel  (il  n'y  a  que  deux  hôtels  européens  par- 
faitement connus  de  tous  les  marchands),  offrir 
l'objet  à  n'importe  quel  prix.  Ce  fut  ainsi  que, 
grâce  à  Nataf,  nous  fîmes  nos  emplettes. 

Le  bazar  des  étoffes  longe  le  mur  d'enceinte  du 
Dar-el-Bey,  palais  habité  par  le  souverain  seule- 
ment pendant  le  Ramadan.  C'est  un  édifice  d'un 
extérieur  mesquin,  blanchi  à  la  chaux  comme  les 


12  LÀ   CÔTE    BARBARESQUE 

autres  maisons  de  la  ville,  à  fenêtres  percées  iné- 
galement dans  le  mur,  avec  deux  ou  trois  portes  en 
bois,  pareilles  à  celles  de  nos  anciennes  maisons  à 
allée.  Une  de  ces  portes,  ouverte  à  deux  battants, 
donne  sur  un  vestibule  où  j'aperçus  quelques  sol- 
dats, vêtus  à  l'européenne, assis  sur  des  escabeaux, 
leurs  fusils  à  leurs  côtés,  tricotant  des  bas.  Pen- 
dant que  Nataf  remettait  à  un  de  ces  militaires  la 
permission  obtenue  au  consulat,  indispensable  pour 
visiter  l'intérieur  du  palais,  je  m'assis  sur  un  banc, 
ouvrant  de  grands  yeux  pour  examiner  ces  étranges 
gardes  du  corps.  Le  soldat  auquel  Nataf  s'adressa, 
prit  lepapiei,  le  jeta  précipitamment  à  terre  pour 
relever  les  mailles  de  son  tricot,  et  cette  besogne 
achevée,  se  leva  nonchalamment,  disparut  par  une 
porte  latérale,  revint  presque  aussitôt  précédant 
trois  officiers,  un  commandant  et  deux  capitaines, 
et  reprit  sans  aucun  égard  pour  ses  supérieurs, 
son  travail  interrompu.  Les  officiers  ouvrirent 
quelques  portes,  nous  firent  voir  quelques  pièces, 
chaudes  encore  du  séjour  récent  qu'y  fit  un  prince 
de  Prusse,  mais  fort  mal  meublées  et  sans  aucun 
intérêt  —  à  l'exception  d'une  chambre  voûtée  cou- 
verte en  entier  d'un  stuc  finement  travaillé  —  et 
nous  conduisirent  dans  un  petit  cabinet  donnant  sur 
le  bazar  des  étoffes.  Là,  un  des  capitaines  se  mit 
à  parler  très  vite  à  Nataf. 
Nataf  traduisit  : 


ET   LE   SAHARA.  13 


—  Ceci  est  une  chambre  que  le  bey  affectionne 
beaucoup  :  de  cette  fenêtre  il  voit  les  marchands, 
qui  le  sachant  là,  viennent  tour  à  tour  étaler  leurs 
étoffes  devant  lui.  Si  quelque  objet  lui  convient,  il 
fait  signe  à  un  de  ses  secrétaires  qui  va  l'acquérir. 
Parfois  le  bey  n'achète  rien  et  s'amuse  simplement 
à  contempler  le  va  et  vient  de  la  rue.  D'autres  fois  il 
ouvre  la  croisée  pour  permettre  au  peuple  de  jouir 
de  son  aspect.  —  Maintenant...  il  convient  de 
donner  votre  pourboire,  nous  avons  tout  vu. 

—  Mon  pourboire  !...  à  qui?  demandai -je. 

—  Au  grand  commandant,  répondit  Nataf  en  dé- 
signant l'officier  le  mieux  galonné. 

L'épithète  me  donna  à  réfléchir  ;  le  pourboire 
d'un  grand  commandant  devait  être  formidable. 

—  Donnez-lui  quarante  sous,  dit  Nataf  souriant 
à  mon  hésitation. 

Je  glissai  trois  francs  dans  la  main  du  grand  com- 
mandant, vingt  sous  dans  celle  de  chacun  des  capi- 
taines ;  les  officiers  me  reconduisirent  jusqu'à  la 
rue ,  me  montrèrent  une  mosquée ,  construite , 
selon  la  légende,  par  un  chrétien  miraculeuse- 
ment converti  à  l'islamisme  ,  et  me  saluèrent 
depuis  chaque  fois  qu'ils  me  rencontrèrent  dans 
la  rue. 

Cette  façon  d'envisager  les  droits  et  les  devoirs 
militaires,  si  contraire  aux  idées  européennes,  est 
naturelle  dans  un  pays  ou  soldats  et  officiers  em- 


14  LA    CÔTE   BARBARESQUE 

brassent  la  carrière  des  armes  sans  aucune  préten- 
tion à  une  solde,  toujours  promise,  jamais  réglée, 
et  cela  depuis  des  siècles...  Les  uns  entrent  au  ser- 
vice de  l'État  par  pur  désœuvrement,  afin  d'aider 
le  hey  à  gouverner  son  peuple;  d'autres,  par  vanité, 
pour  porter  un  uniforme  ;  d'autres  enfin  par  ambi- 
tion, pour  approcher  des  grands  de  la  terre,  mais 
tous  sont  d'avis  qu'il  serait  injuste  de  les  empêcher 
de  gagner  leur  existence  en  exerçant  un  petit  mé- 
tier. Le  gouvernement  abonde  dans  ce  sens  et  leur 
laisse  pleine  liberté  de  se  procurer  de  l'argent  ail- 
leurs que  dans  ses  coffres. 

Une  des  façades  du  Dar-El-Bey  donne  sur  la  place 
delà  Kasbah  (la  plus  grande,  je  crois,  de  Tunis), 
ornée  d'une  galerie  à  deux  étages,  bâtie  selon  les 
règles  architecturales  en  usage  chez  nous  et  des- 
tinée à  abriter  le  nouveau  bazar.  C'est  l'endroit 
le  mieux  tenu,  le  plus  propre,  mais  le  moins 
fréquenté  de  la  ville.  La  Kasbah  (ancienne  forte- 
resse restaurée  par  les  Espagnols),  édifice  massif, 
de  forme  rectangulaire,  entouré  de  hautes  murailles 
crénelées,  borde  la  place  au  sud,  et  sert  de  point 
de  départ  à  la  rue  qui  va  s'élargissant  jusqu'à 
une  des  portes  de  sortie,  Bah-el-Soiïïka.  Faite  d'en- 
clos blanchis  à  la  chaux,  c'est  une  des  artères  car- 
rossables de  Tunis.  On  peut  y  rencontrer  des  voi- 
tures, voire  des  harems  en  promenade.  La  rue  est 
coupée  parla  place  où  l'on  pend,  et  où  l'on  vend  les 


ET   LE   SAHARA. 


grains.  Sur  le  sol  jonché  de  foin  et  de  paille,  des 
chameaux  couchés,  les  jambes  repliées  sous  eux, 
semblent  examiner  avec  curiosité  une  rangée  de 
négresses  au  profil  simiesque,  accroupies  auprès 
des  haillons  qui,  étendus  à  terre,  supportent  des 
pyramides  de  mil,  de  sésame  ou  de  froment.  Du 
reste  ici,  comme  au  bazar,  c'est  un  tohu-bohu,  des 
cris,  une  bousculade  générale  :  les  ânes  braient,  les 
chiens  aboyent,  les  enfants  crient,  les  négresses 
agitent  les  bracelets  de  cuivre  dont  elles  sont  cou- 
vertes et  qui  produisent  un  son  de  vieille  ferraille  ; 
les  hommes  jurent,  rient,  plaisantent,  se  cou- 
doient, s'invectivent,  vendent,  achètent,  volent, 
mendient. 

Nous  'suivons  la  foule,  qui  afflue  vers  un  mur 
auquel  sont  adossés  deux  Aïssaouas  (Khouans 
de  Sidi  Aïssa).  Tandis  que  nous  considérons  un 
individu  à  figure  bronzée,  sérieusement  occupé  à 
des  incantations  adressées  à  un  panier  rempli  de 
serpents,  un  cercle  de  curieux  se  forme  autour  de 
nous.  Je  jette  une  pièce  blanche  à  l'Aïssaoua,  le- 
quel, après  avoir  poussé  un  cri  de  satisfaction  sau- 
vage, plonge  les  mains  dans  le  panier,  en  tire  un 
crotale,  des  vipères  cornues,  des  scorpions,  et  com- 
mence ses  exercices.  Ce  genre  de  prestidigitation  a 
été  décrit  si  fréquemment,  que  je  crois  bien  agir  en 
en  faisant  grâce  à  mes  lecteurs. 

Laissant  l'Aïssaoua  mordre  le  crotale  et  se  faire 


16  LA   CÔTE    BARBAUESQUE 

mordre  par  lui,  avaler  des  scorpions,  et  obliger 
les  vipères  à  danser,  j'allai  jeter  un  coup  d'œil  à 
la  place  où  l'on  pend.  Cet  acte  de  justice  s'exécute 
d'une  façon  toute  primitive.  N'importe  quel  offi- 
cieux enfonce  un  clou  dans  le  mur  de  n'importe 
quelle  maison  de  la  place,  et  le  bourreau,  sou- 
vent aidé  par  le  patient,  accomplit  son  office, 
sans  que  cette  opération,  qui  frapperait  si  pro- 
fondément les  populations  européennes,  provoque 
le  moindre  trouble  parmi  les  passants. 

Non  loin  de  la  place  aux  exécutions,  dans  une 
rue  assez  large  qui  retourne  vers  les  quartiers  po- 
puleux, se  trouve  Djama  Sidi-Mahrez,  mosquée, 
lieu  d'asile,  inviolable  et  inviolé  jusqu'ici.  Le  lieu 
d'asile  s'étend  à  quelques  mètres  dans  les  rues  en- 
vironnantes. Un  voleur  ou  un  assassin  pourrait  s'y 
croire  en  sûreté,  n'était  une  loi  qui  autorise  le  bey 
à  environner  la  mosquée  d'un  cordon  de  troupes, 
pour  amener  par  la  faim  le  malfaiteur  à  se  rendre. 
Gomme  le  lieu  d'asile  est  plein  de  débiteurs  in- 
solvables, de  soldats  indisciplinés,  etc.,  gens  re- 
cevant ostensiblement  la  nourriture  journalière 
delà  main  de  leurs  femmes,  parents  et  amis,  il  n'est 
pas  facile  de  s'emparer  du  fugitif,  surtout  (et 
c'est  toujours  le  cas)  s'il  réussit  à  conquérir  la  sym- 
pathie de  ses  co-réfugiés.  Alors  le  gouvernement  le 
place  dans  l'alternative  de  parlementer  ou  de  lasser 
ses  nouveaux  amis.  11  suffit  pour  cela  d'investir  la 


ET   LE   SAHARA.  17 


place  et  de  couper  les  communications  ;  cette  me- 
sure fait  hurler  les  femmes  et  provoque  parfois 
une  émeute,  mais  finit  par  l'expulsion  du  délin- 
quant, neuf  fois  sur  dix...  Souvent  on  s'arrange  : 
le  malfaiteur  consent  à  parlementer. 

—  Voyons,  dit  l'officier  chargé  de  l'expédition, 
tu  as  déjà  tué  trois  Juifs...  ça  ne  fait  rien  ;  mais  tu 
viens  d'assassiner  un  vénérable  mollah,  retour  de 
la  Mecque;  il  faut  que  tu  sois  puni,  n'est-ce  pas? 

—  Je  consens  à  être  puni. 

—  Le  gouvernement  sera  paternel...  Rends-toi! 

—  Ouiche  !  ! 

—  Que  ton  oreille  sois  maudite  !...  Dis  tes  con- 
ditions. Tu  ne  seras  pas  pendu,  je  te  le  jure.  Tu 
ne  peux  cependant  pas  éviter  la  bastonnade? 

—  La  bastonnade...  soit  !  Cent  coups...  J'y  con- 
sens... 

—  Cent  coups!...  es-tu  fou?  mille  au  moins  ! 

—  Jamais...  j'aime  mieux  risquer  la  corde. 

—  Tu  n'es  pas  raisonnable. 

On  tombe  presque  toujours  d'accord...  le  bey 
n'aime  pas  les  émeutes,  les  officiers  détestent  tout 
service  et  rien  ne  leur  est  plus  désagréable  que  la 
mission  d'investir  un  lieu  d'asile.  Un  meurtrier, 
dans  ces  conditions,  en  est  quitte  pour  quelques 
coups  de  rotin  sur  la  plante  des  pieds  et  deux  ou 
trois  mois  d'emprisonnement.  Il  n'y  a  pas  d'exemple 
que  le  gouvernement  n'ait  pas  ratifié  et  exécuté 


18  LA    CÔTE   IURBARESQUE 

rigoureusement  les  conditions  d'une  pareille  capi- 
tulation. 

Un  des  quartiers  juifs  commence  à  quelques 
mètres  de  Djama-Sidi-Mahrez.  Les  quartiers  ara- 
bes, si  mal  entretenus  qu'ils  soient,  sont  des  mi- 
racles de  propreté  en  comparaison  de  la  ville  ré- 
servée aux  Israélites.  Il  est  impossible  de  voir  des 
cloaques  plus  hideux  que  les  interstices  entre  les 
maisons,  décorés  du  nom  de  rues;  une  mare  d'eau 
rougeàtre,  croupissante,  exhale  des  miasmes  nau- 
séabonds ;  une  charogne  de  chien  littéralement  cou- 
verte de  mouches;  plus  loin,  sous  la  voûte  chance- 
lante formée  par  deux  maisons  qui  se  sont  rencon- 
trées au  moment  où  elles  allaient  s'effondrer,  des 
enfants  teigneux  jouent  dans  la  boue  avec  les  restes 
d'un  rat  mort  ;  aux  fenêtres  des  maisons,  des  femmes 
échevelées,  se  passent  à  travers  la  rue,  à  l'aide 
d'une  gaule,  des  chiffons  malpropres.  Sur  les  trot- 
toirs des  colporteurs  vantent  leurs  marchandises  ; 
d'autres  femmes  poussent  des  cris  inarticulés  sur  le 
seuil  d'une  maison  où  l'une  d'elles  vient  de  mourir. 
D'un  sous-sol  sort  un  murmure  confus  et  sinistre 
comme  un  gémissement  :  c'est  la  rumeur  d'une 
synagogue  :  le  rabbin  apprend  la  Bible  aux  enfants. 
Nous  entrons.  Un  vieux  Juif  très  maigre  tient  une 
baguette  à  la  main,  s'en  sert  tantôt  comme  archet 
de  chef  d'orchestre,  tantôt  comme  martinet,  et 
psalmodie  ;   dix  ou  quinze  gamins    répètent  après 


ET   LE   SAHARA.  19 


lui  ses  paroles  sur  un  rhythme  plaintif  :  ceci  s'ap- 
pelle l'enseignement  oral. 

Nous  passons  dans  un  quartier  arabe.  A  l'excep- 
tion de  l'arrondissement  concédé  aux  Francs,  qui 
se  distingue  des  autres  par  la  forme  de  ses  con- 
structions, il  est  inutile  d'essayer  de  se  reconnaître 
dans  ce  fouillis  de  maisons,  de  voûtes,  d'im- 
passes ;  il  y  a  cinq  ou  six  ghetto  enclavés  dans 
la  ville  arabe ,  mais  sans  ligne  de  démarcation 
visible.  On  ne  sait  jamais  quand  on  sort  d'un 
quartier  pour  passer  dans  un  autre,  et  cependant 
la  loi  interdit  formellement  aux  Juifs  d'habiter  la 
ville  arabe.  Dieu  sait  comment  ces  pauvres  diables 
s'y  reconnaissent! 

Les  rues  que  nous  traversons  s'élargissent  ;  nous 
voyons  quelques  maisons  propres  ;  puis  des  fenêtres 
grillées  à  mâchicoulis  ;  nous  longeons  les  ha- 
bitations des  riches  Tunisiens.  La  foule  ici  est 
moins  compacte;  on  rencontre  des  Maures  bien  mis, 
vêtus  de  fins  tissus  de  laine  à  couleurs  voyantes  : 
ce  sont  les  dandys  de  la  ville  ;  leur  barbe  est  soi- 
gnée, leurs  vêtements  d'une  grande  propreté,  et, 
quand  ils  sont  passés,  le  vent  envoie  des  senteurs 
de  musc  et  de  jasmin. 

Tout  à  coup  un  cri  long,  sonore,  prolongé,  traverse 
l'air  au-dessus  de  nos  têtes,  se  répercute,  bondit  et 
frissonne  par  la  ville.  Nataf  m'indique  un  minaret 
en  disant  : 


$0  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

—  Le  muezzin  annonce  la  prière...  Pœgardez. 

Un  homme  barbu  apparaît  à  chaque  ouverture 
de  la  niche  à  quatre  voûtes  qui  couronne  tout 
minaret  et  prononce  quatre  fois  la  phrase  sacra- 
mentelle :  «  La  Allah  illahoullah  Mohammed 
raçoul  Allah  !  »  On  compte  deux  cents  minarets 
à  Tunis  :  chaque  minaret  a  son  muezzin.  C'est 
assourdissant. 

Nous  retraversons  le  bazar.  La  place  de  l'encan, 
si  bruyante  le  matin,  ne  compte  plus  qu'une  dizaine 
de  retardataires,  murmurant  sans  conviction  les 
derniers  prix  offerts  par  les  chalands  et  qui,  ne 
les  ayant  pas  satisfaits,  serviront  de  point  de  dé- 
part à  la  criée  du  lendemain.  En  revanche  les 
groupes  sont  devenus  nombreux  aux  alentours 
des  mosquées.  Les  tombeaux  de  saints,  placés 
dans  le  bazar,  parfois  au  centre  même  d'une  rue, 
salués  en  passant  par  quelques  dévots,  sont  peut- 
être  l'unique  danger  que  présente  à  un  Européen 
la  circulation  au  milieu  de  l'excellente  population 
de  Tunis.  Il  ne  faudrait  pas,  surtout  à  l'heure  de 
la  prière,  heurter  un  de  ces  sarcophages  :  ce  se- 
rait un  manque  de  respect  qui  pourrait  coûter 
cher  à  l'imprudent. 

Cependant  peu  à  peu  les  mosquées,  en  s'emplis- 
sant,  rendent  les  rues  désertes.  Les  marchands 
ferment  leurs  boutiques  :  la  nuit  va  tomber.  Comme 
Tunis  n'est  pas  éclairé  au  gaz,  et  que  par  une  nui 


ET   LE    SAHARA.  2| 


sombre,  il  est  impossible  à  l'étranger  de  s'y  recon- 
naître, nous  nous  hâtons  de  rejoindre  le  quartier 
français,  peu  éloigné  du  bazar. 

En  passant  près  de  l'église  catholique  des  Pères 
capucins,  à  l'entrée  de  la  première  artère  euro- 
péenne, nous  n'y  voyons  plus.  Arrivés  à  l'hôtel, 
nous  nous  retournons  :  la  ville  est  plongée  dans- 
l'obscurité;  une  myriade  d'étoiles  brille  au  ciel, 
mais  clans  les  rues  si  animées  tantôt,  on  cherche- 
rait vainement  un  seul  passant. 


II 


La  justice  du  ferik.  —La  bastonnade  reçue  avec  plaisir.  —  Les 
prisons.  —  La  justice  du  bey.  —  Le  Bardo.  —Le  bourreau.  — 
Opinion  d'un  Mauro  sur  notre  procédure.  —  Intérieur  des  Tu- 
nisiens. —  Leur  existence  quotidienne.  —  Prières  et  orgies.  — 
Restaurants,  boutiques,  barbiers,  notaires,  médecins,  avocats. 
—  Caractère  des  Maures.  —  La  société  européenne  de  Tunis. 


Le  principal  privilège,  la  principale  fonction 
d'un  Tunisien  au  pouvoir,  c'est  de  rendre  la  jus- 
tice. Le  bey  tient  au  Bardo  (1),  toutes  les  se- 
maines (les  samedis  en  général),  une  sorte  de  cour 
plénière  transformée  en  tribunal  ;  le  férik  (gouver- 
neur de  Tunis)  rend  chaque  matin  la  justice  au  pa- 
lais; les  caïds  (chefs  des  provinces),  pour  la  plupart 
favoris  ou  ministres,  se  déchargent  sur  leurs  vi- 
caires (cadis)  du  devoir  de  siéger  quotidiennement, 
mais  se  rendent  en  personne  à  leurs  résidences 
pour  dénouer  les  causes  embrouillées.  Le  droit  de 
juger  les  hommes  est  la  prérogative  la  plus  enviée 
du  pouvoir  suprême  dans  ces  pays  primitifs  où  le 
dernier  laboureur  peut  exposer  son  affaire  au  sou- 

(1)  Ou  dans  une  autre  de  ses  résidences. 


LÀ    COTE   BARBARESQUE 


verain  en  personne,  dont  l'autorité  despotique,  pour 
cette  raison  seule  peut-être,  n'a  jamais  été  discu- 
tée. Les  décisions  sont  prises  promptement  :  d'un 
mot,  parfois  d'un  geste,  le  bey  ou  le  férik  tranche 
une  question  litigieuse.  L'amende,  la  bastonnade 
et  la  prison  sont  les  peines  que  le  férik  peut  infli- 
ger aux  criminels  de  droit  commun  :  le  prince  seul 
condamne  à  mort.  Ni  assesseur,  ni  conseil,  ni  jury  : 
bey,  férik  et  caïd,  jugent  selon  leur  propre  appré- 
ciation, et  leur  sentence,  en  droit  criminel  comme 
en  droit  civil,  est  sans  appel. 

J'ai  assisté  à  la  justice  du  férik,  ainsi  qu'à  celle 
du  bey.  J'y  allais  avec  ce  parti  pris  cle  critique,  que 
cette  façon  cle  procéder,  contraire  à  nos  usages, 
inspire  à  tout  Européen  :  j'en  sortis  étonné  d'avoir 
éprouvé,  au  lieu  de  l'indignation  présumée,  un 
sentiment  de  profonde  déférence  et  même  de  doute 
sur  l'opportunité  des  institutions,  peut-être  excel- 
lentes chez  nous,  mais  impraticables  ici. 

Sidi-Selim,  férik  de  Tunis,  ne  parle  guère  à  l'i- 
magination; c'est  un  Turc  obèse,  grisonnant.  San- 
glé dans  son  uniforme  de  général,  il  est  assis  à 
l'européenne  sur  un  large  sopha,  recouvert  de 
mauvaise  perse,  faisant  le  tour  d'une  des  plus  mes- 
quines salles  du  Dar-el-Bey.  Un  seul  degré,  que  les 
justiciables  ne  doivent  jamais  franchir,  sépare  cette 
salle  d'un  vestiaire  où  se  tiennent  les  plaideurs  et 
les  inculpés  en  masse;  le  vestiaire  donne  sur  une 


ET   LE  SAHARA.  25 


cour  :  là,  quelques  gendarmes  se  promènent  en 
causant  amicalement  avec  leurs  prisonniers.  Dans 
un  angle  de  la  cour,  un  espace  protégé  par  une 
balustrade  en  bois  aboutit  à  une  porte.  La  baston- 
nade s'administre  dans  le  coin;  la  porte  mène  à 
la  prison.  On  voit  que  la  façon  de  procéder  est  pri- 
mitive; un  homme  arrêté  par  ordre  du  férik  est 
jugé  ,  condamné  et  châtié  en  dix  minutes.  C'est 
expéditif  et  cela  semble  au  premier  abord  peu  im- 
posant. 

Nous  examinions  k  cour  à  colonnades,  quand  le 
férik,  qui  venait  déjuger  un  différend  entre  deux 
fellahs  (laboureurs),  nous  aperçut  et  envoya  un 
zaptié  (gendarme)  nous  inviter  à  venir  auprès  de 
lui.  Nous  nous  empressons  de  franchir  le  degré  ;  la 
salle  vue  de  loin  semble  plus  mesquine  qu'elle 
n'est  en  réalité  :  des  fenêtres  énormes  la  remplis- 
sent de  lumière,  et  permettent  de  voir  la  place  du 
palais,  fourmillante  de  passants. 

A  côté  du  férik,  au  bas  bout  du  sopha,  se  trou- 
vait un  superbe  vieillard  maure,  enturbanné,  en- 
veloppé de  burnous  des  pieds  à  la  tète,  assis  à 
l'orientale  :  c'est  un  ami  du  gouverneur  ;  il  vient 
de  temps  en  temps  l'écouler  trancher  les  questions 
litigieuses,  sans  cependant  se  permettre  de  donner 
un  avis.  • 

A  notre  aspect,  le  férik  se  leva  et  nous  tendit  la 
main  :  nous  eûmes  alors  un  spécimen  de  cette  cour- 


26  LA   CÔTE   BÀRBARESQUE 

toisie  orientale  si  exquise  qu'elle  en  semble  exagé- 
rée. Le  férik  dit  à  ma  femme  :  «  Je  suis  heureux 
de  votre  visite.  Permettez-moi,  pendant  quelques 
minutes ,  de  me  croire  votre  père  :  votre  aspect 
ne  me  troublera  plus,  et  je  jugerai  sainement  » . 
Au  juge-consul  Coince  et  à  moi,  il  dit  :  —  à 
M.  Coince  :  «  Si  une  cause  difficile  se  présente, 
j'appellerai  votre  sagesse  à  mon  secours  et  vous 
ne  pourrez  me  refuser  votre  aide,  puisque  vous 
êtes  venu  me  voir  »  ;  à  moi  :  «  Vous  êtes  prince 
dans  votre  pays  !  vous  deviez  juger  à  ma  place  et 
moi  vous  écouter  sur  la  tête,  les  pieds  en  l'air.  » 

J'avoue  que  me  trouvant  le  moins  bien  partagé, 
je  fis  la  grimace.  — Le  férik  se  tourna  vers  Nataf. 

—  Mon  enfant,  dit-il,  tu  es  jeune.  Qui  sait  la 
destinée  que  Dieu  te  réserve?  Tu  commences  bien, 
puisque  tu  te  trouves  en  contact  avec  des  gens 
comme  ceux  que  tu  accompagnes. 

Calme  et  digne,  il  se  rassit  et  fit  signe  à  un  zaptié. 
Une  seconde  après,  deux  nomades  poussés  par  le 
gendarme,  apparurent  au  bas  du  degré,  et  la  jus- 
tice, interrompue  un  instant  par  notre  introduction, 
reprit  son  cours. 

A  l'entrée  des  nomades,  la  physionomie  de  Sidi- 
Selim,  qui  m'avait  d'abord  paru  insignifiante,  puis 
obséquieuse,  pendant  qu'il  nous  débitait  des  com- 
pliments, se  modifia  du  tout  au  tout.  Les  yeux 
rayonnèrent,  le  visage  prit  une  expression  de  bien- 


ET   LE   SAHARA.  27 


veillance  paternelle,  l'attitude  devint  imposante  et 
méditative  à  la  fois.  Il  passa  la  main  dans  sa  barbe, 
ce  qui  chez  les  Arabes  est  un  signe  de  puissance, 
et  se  mit  à  écouter  avec  attention  les  plaideurs 
amenés  en  sa  présence. 

Il  y  a  dans  tout  cela  un  grand  caractère  de  di- 
gnité, et  je  compris  le  sentiment  de  profond  respect 
qui,  malgré  le  peu  de  magnificence  du  décor,  sai- 
sit, me  dit-on ,  les  plaideurs  et  les  accusés  qui 
pénètrent  dans  ce  temple  de  Thémis.  Les  deux 
nomades  soumettaient  au  férik  une  question  de 
litige  :  l'un  devait  de  l'argent  à  l'autre  pour  un 
travail  exécuté.  Quant  ils  eurent  expliqué  leur 
affaire  en  criant  à  qui  mieux  mieux,  le  férik  leur 
conseilla  de  s'entendre  à  l'amiable  et  de  revenir 
dans  huit  jours  s'ils  n'y  réussissaient  pas.  Puis  un 
mari  vint  supplier  en  faveur  de  sa  femme,  détenue 
pour  avoir  porté  dans  la  rue  des  souliers  vernis  (1). 
Sidi-Selim  fit  un  signe  en  souriant  :  c'était  Tordre 
d'élargir  la  femme.  De  nombreuses  causes,  fort  in- 
signifiantes pour  la  plupart,  se  présentèrent  ensuite; 
le  férik  les  résolvait  d'un  mot,  parfois  d'un  geste, 
avec  une  singulière  rectitude  de  jugement.  La 
femme  d'un  gendarme,  ayant  emprunté  des  vête- 
ments à  une  voisine,  oublia  de  les  lui  rendre.  Ame- 
née devant  le  férik,  elle  vint  plaider  sa  cause  accom- 

(1)  La  loi   interdit  aux   femmes  mariées   de  porter  dans  la  rue 
des  souliers  vernis. 


28  LA    CÔTE   BARBÀRESQUE 

pagnée  de  son  mari.  Sidi-Selim  fronça  les  sourcils, 
et  au  moment  où  le  gendarme  ouvrait  la  bouche 
pour  défendre  sa  moitié,  lui  imposa  durement  le 
silence. 

—  Comment!  dit-il,  toi,  un  gendarme,  c'est-à- 
dire  le  représentant  le  plus  direct  de  l'autorité,  tu 
permets  que  ta  femme  soit  accusée  de  ces  choses- 
là,  et  tu  oses  venir  la  défendre!  Va  et  paye,  si  tu 
ne  veux  pas  recevoir  la  bastonnade;  ta  femme  est 
coupable  dans  tous  les  cas.  Elle  ne  devait  ni  voler, 
ni  perdre,  ni  même  emprunter  des  vêtements. 

Il  était  une  heure  et  demie;  Nataf  nous  avertit 
que  Sidi-Selim  allait  prononcer  la  prière  et  qu'il 
était  temps  de  nous  retirer. 

Pendant  que  ma  femme  prenait  congé  de  l'ai- 
mable fonctionnaire,  je  ne  pus  m'empêcher  de  dire 
à  M.  Coince  : 

—  C'est  grand  dommage  que  nous  n'ayons  pas 
eu  la  chance  d'assister  à  des  procès  plus  graves,  et 
surtout  que  nous  n'ayons  pas  vu  appliquer  la 
bastonnade. 

Le  férik  demanda  ce  que  je  disais  au  juge-consul, 
et  quand  il  l'eût  su,  il  éclata  franchement  de  rire. 

—  Vous  serez  satisfaits,  dit-il. 

'  Il  donna,  en  souriant  avec  bonté,  un  ordre  à 
deux  zaptiés  ;  aussitôt  les  gendarmes  se  dirigèrent 
vers  la  cour  où  plaignants  et  accusés  étaient  assis 
pèle-mèle  à  terre,  et  se  mirent  à  leur  parler  avec 


ET   LE   SAHARA.  29 


volubilité;  une  seconde  après,  ils  entraînaient  un 
grand  nègre  vers  le  coin  aux  exécutions  et  le  je- 
taient par  terre.  Nous  crûmes  comprendre  l'inten- 
tion du  férik,  qui  avait  simplement  ordonné  aux 
gendarmes  de  donner  la  bastonnade  au  premier 
venu.  J'avoue  que  la  bonne  opinion  que  j'avais  eue 
du  gouverneur  subit  une  légère  atteinte.  Quant  à 
M.  Coince,  toutes  ses  idées  de  magistrat  se  révol- 
tèrent à  cet  aspect  ;  il  courut  aux  gendarmes,  agi- 
tant les  mains  et  criant  avec  indignation  : 

—  Ah  !  par  exemple!  cela  !  non  !  jamais  ! 

Mais  quand  nous  fûmes  auprès  du  nègre  terrassé, 
nous  lui  vîmes  une  figure  si  réjouie  que  nous 
nous  arrêtâmes ,  interdits.  Un  homme  enchanté 
de  recevoir  la  bastonnade  est  un  spectacle  telle- 
ment anormal  que  nous  en  demandâmes  tout  de 
suite  l'explication.  Or,  il  résulta  des  réponses, 
que  le  férik  avait  envoyé  les  gendarmes  à  la  re- 
cherche d'un  homme  de  bonne  volonté,  disposé  à 
se  faire  administrer  quelques  coups  de  rotin  sur  la 
plante  des  pieds,  en  vue  d'une  récompense,  que 
selon  les  prévisions  du  brave  gouverneur,  nous 
n'hésiterions  pas  a  décerner  au  patient.  C'était  la 
perspective  de  cette  récompense  qui  dilatait  les 
traits  du  nègre.  Étant  donnés  les  usages  orientaux, 
rien  de  plus  simple.  Je  rendis  immédiatement  mon 
estime  au  férik  :  M.  Coince  lui-même  sentit  ses 
scrupules  s'évanouir  et  laissa  faire  en  se  voilant  la 

2. 


30  LA    CÔTE   BARBARESQUE 

face.  On  passa  les  pieds  du  nègre  dans  un  nœud 
coulant  adapté  à  un  bâton  pendu  au  mur  :  un  des 
zaptiés,  à  l'aide  d'une  trique  en  bambou,  lui  ap- 
pliqua un  maître  coup  sur  la  plante  des  pieds  :  le 
nègre,  sans  cesser  de  rire,  poussa  un  léger  gémis- 
sement, M.  Coince,  sérieusement  révolté,  ne  voulut 
pas  permettre  au  zaptié  d'abaisser  une  seconde 
fois  la  trique,  déjà  levée  à  cet  effet,  et  je  donnai 
trois  piastres  (2  fr.  50  c.)  au  supplicié,  qui  hurla  de 
joie.  Nataf  nous  fit  observer  que  ce  serait  avec 
bonheur  que  tout  prolétaire  tunisien  se  ferait  ad- 
ministrer la  bastonnade  à  un  karroubbe  le  coup  ; 
or  une  piastre  représente  24  karroubbes;  nous 
eussions  pu  pour  le  prix  jouir  du  spectacle  soixante- 
douze  fois.  Gomme  nous  n'éprouvions  nullement 
ce  désir,  nous  sortîmes  du  Dar-el-Bey  en  renou- 
velant au  férik  nos  remerciements  pour  son  obli- 
geance. 

Au  bas  de  l'escalier,  nous  jetâmes  un  coup  d'œil 
à  la  prison  préventive,  hideux  cloaque  bondé  de 
prévenus,  et  nous  sortîmes  très  étonnés  de  rester 
sous  l'impression  de  déférence  que  la  dignité  arabe 
avait  réussi  à  nous  inspirer,  malgré  les  choses 
singulières  que  nous  avions  vues. 

La  justice  du  bey  est  entourée  d'un  tout  autre 
prestige. 

Le  Bardo,  si  souvent  décrit  par  les  voyageurs, 
—  assemblage  de  palais,  sorte  de  ville   située  à 


ET   LE   SAHARA.  31 


six  kilomètres  de  Tunis  —  est  défendu  par  une  mu- 
raille crénelée  destinée  à  protéger  l'habitation  prin- 
cipale du  bey  régnant.  Les  murs  sont  blanchis  à  la 
chaux,  à  l'instar  de  ceux  des  autres  maisons  tuni- 
siennes ;  des  portes  à  pont-levis  servent  d'entrée  à 
cette  demeure  royale,  fortifiée  d'une  façon  très  pri- 
mitive, mais  suffisante  pour  inspirer  le  respect  aux 
caravanes  qui  passent  sur  la  grande  route.  Un 
palmier,  l'unique,  je  crois,  de  la  campagne  de 
Tunis,  croît  au  fond  du  fossé. 

L'intérieur  du  Bardo  renferme  des  rues  relati- 
vement régulières,  ornées  de  boutiques  réservées  à 
l'usage  exclusif  du  bey,  de  sa  maison,  et  de  son 
entourage  :  les  maisons  servent  aux  ministres 
et  employés  qui  doivent  se  trouver  perpétuelle- 
ment sous  la  main  du  souverain.  Les  jours  ordi- 
naires, le  Bardo  est  silencieux  :  quelques  soldats 
se  promènent  dans  les  rues  désertes,  mais  la  cour 
du  palais  est  vide  de  courtisans,  car  le  bey  habite 
une  petite  villa  située  en  dehors  des  murailles  à 
quelques  toises  du  fossé,  et  laisse  le  grand  palais 
à  sa  femme  légitime,  la  beya,  qui  comme  toutes  les 
femmes  d'Orient,  se  confine  dans  le  mystère  du 
harem.  Les  grands  appartements,  assez  luxueux, 
la  salle  du  trône,  ornée  des  portraits  de  tous  les 
souverains  de  l'Europe;  le  salon  des  glaces,  vaste 
chambre  tapissée  en  entier  de  petits  miroirs  ;  la 
salle  du  conseil,  de  la  justice,  etc.,  etc.,  sont  livrés 


32  LA    CÔTE   BARBARESQtiE 

a  la  curiosité   des  étrangers.   Quelque    nègre    en 
haillons,  ou  un  gros  officier  de  la  garde  habillé  de 
rouge  et  galonné  d'or,    qui    bâille    en    attendant 
l'heure  d'être  relevé,  traversent  à  peine  de  temps  à 
autre  l'escalier  des  géants  et  la  cour  à  colonnes. 
Le  samedi,  jour  désigné  par  le  bey  pour  rendre 
la  justice,    le   Bardo  change  comme  par  enchan- 
tement.  Sur  la  route,  des  piétons,  des  cavaliers, 
des   voitures    se  dirigent  vers   la  résidence.    Les 
rues  s'animent  de   soldats  qui  bavardent   avec  les 
boutiquiers.  La  première  cour  est  pleine  de  che- 
vaux, de  mules,  de  voitures    appartenant   à   tout 
ce  qu'il  y  a  de  riche  et  de  grand  à  Tunis  ;  dans 
la  cour  principale,  il  n'y  aurait  pas  de  place  pour 
une  aiguille,  tant  elle  est  remplie  d'Arabes  théâ- 
tralement  drapés  dans   leurs  burnous.   La    foule 
monte  et  descend  les  marches,  encombre  la  cour, 
les  galeries,  et  couvre  même  parfois  de  son  blanc 
voile  la  tête  énorme  des  lions  de  pierre  accroupis 
au  pied  de  l'escalier  des  géants. 

Tout  à  coup  la  foule  se  dédouble  et  se  range  le 
long  des  murs.  Des  fantassins,  avec  des  souliers 
jaunes  aux  pieds  — ce  qui  leur  donne  une  tournure 
fantastique  —  se  placent  en  haie  au  centre  de  la 
cour  latérale  que  l'on  aperçoit  à  travers  une  voûte. 
Le  souverain  vient  de  pénétrer  au  Bardo.  Les  cham- 
bellans trient  la  foule.  Ils  indiquent  aux  curieux 
une  issue  vers  la  salle  de  justice,  dirigent  les  plai- 


ET   LE    SAHARA.  33 


dants  vers  une  autre  porte  et  avertissent  les  femmes 
de  se  retirer.  La  loi  interdit  à  une  femme  de  se 
trouver  en  simple  curieuse  au  tribunal  du  bey,  et, 
malgré  les  politesses  dont  nous  étions  l'objet,  la 
princesse  Lubomirska  ne  put,  même  en  s'adressant 
directement  au  souverain,  obtenir  une  exception  a 
la  règle. 

Les  tambours  battirent  aux  champs.  Le  bey  suivi 
de  tous  les  ministres  et  des  membres  de  sa  famille 
apparat  à  une  des  portes.  Le  bachamba  (nomen- 
clateur)  le  précédait  en  criant  : 

—  Le  prince  vous  salue  au  nom  du  prophète. 

Des  officiers  richement  vêtus  tirèrent  leurs  épées. 
Les  soldats  présentèrent  les  armes.  Le  bey  salua 
légèrement  et  traversa  la  cour.  Un  autre  cortège, 
qui  apparut  presque  aussitôt,  fut  reçu  avec  le 
même  cérémonial,  à  l'exception  cependant  du  salut 
prononcé  par  le  nomenclateur.  Ce  cortège  entourait 
le  premier  ministre,  vieillard  boiteux  du  nom  de 
Mahommed  Kasnadar.  Un  interprète,  attache  par 
le  bey  à  nos  personnes,  nous  introduisit  dans  la 
salle  où  se  trouvaient  déjà  réunis  les  scribes,  assis 
sur  des  sofas  rouges,  au  bas  de  l'estrade  du  trône. 
A  la  porte,  la  foule  des  prévenus,  des  plaignante 
et  des  curieux  était  contenue  par  quelques  gen- 
darmes. A  gauche  se  trouvait  une  balustrade 
réservée  derrière  laquelle  on  nous  indiqua  nos 
places.   Le  trône  —  exhaussé  sur  un  escalier  à 


34  LA   CÔTE   EARBARESQUE 

deux  marches  et  se  repliant  à  volonté,  pour  per- 
mettre au  souverain  d'y  monter  facilement,  —  était 
-encore  vide.  A  peine  fûmes-nous  introduits,  que  les 
ministres,  les  princes  Husseinites  et  les  favoris 
vinrent  se  ranger  des  deux  côtés  du  trône  dans 
l'espace  vide  laissé  entre  l'escalier  et  les  scribes. 
Tous  étaient  en  grand  uniforme  et  portaient  la  croix 
du  Nisham,  suspendue  à  leur  cou. 

Le  bachamba  entra  en  criant  : 

—  Le  prince  vous  salue  tous  et  va  vous  rendre 
justice. 

Le  porte-pipe  du  bey  entra  ;  il  tenait  à  la  main 
une  pipe  dont  le  tuyau,  orné  de  diamants,  était 
d'une  longueur  démesurée.  Derrière  lui  venait  le 
bey.  Un  chambellan  déploya  l'escalier.  Le  prince 
monta  un  degré,  se  tourna  vers  nous,  salua  avec 
courtoisie,  monta  l'autre  degré  et  s'assit  sous  l'é- 
blouissant soleil  d'or  qui  sert  de  dais  au  trône. 

Le  serviteur  de  Dieu  glorifié ,  celui  qui  met  en 
Dieu  toute  sa  confiance,  le  mouchir  Mohammed- 
es-Sadok,  pacha  bey,  possesseur  du  royaume  de 
Tunis  (1),  est  un  bel  homme  très  brun  aux  yeux 
noirs  et  brillants,  à  la  physionomie  imposante  et 
bienveillante  à  la  fois.  Rien  de  plus  majestueux 
que  ce  souverain  omnipotent,  assis  au-dessous 
d'un  soleil  d'or  sur  une  estrade  élevée,  l'immense 

(1)  Tel  est  le  titre  du  bey  de  Tunis. 


ET   LE   SAHARA.  35 


pipe  à  la  bouche,  se  caressant  la  barbe  avec 
une  dignité  superbe.  Ce  qui  semblerait  ridicule 
en  France  est  imposant  à  Tunis,  je  vous  assure. 

Cependant  les  plaignants  s'approchaient  du  de- 
gré, —  qui,  comme  chez  le  férik,  ne  peut  être  fran- 
chi par  les  justiciables,  —  s'inclinaient  très  bas  et 
exposaient  leurs  griefs. 

Nous  entendons  des  Arabes  déguenillés,  des  Juifs 
sordides,  soumettre  au  souverain  leurs  petites  dis- 
sensions.' La  loi  est  formelle  :  tel  Tunisien  qui  a 
donné  sa  confiance  au  bey  plutôt  qu'au  férik  peut 
s'adresser  directement  au  magistrat  suprême  (1). 

Le  bey  sur  son  estrade  est  éloigné  de  ses  su- 
jets :  il  lui  serait  malséant  d'avoir  l'air  de  se  pen- 
cher pour  écouter  ;  c'est  le  gros  bachamba  qui  ré- 
pète les  paroles  des  plaignants  d'une  voix  grasse 
mais  éclatante. 

D'un  mot  ou  d'un  signe  le  bey  tranche  la  ques- 
tion ;  les  mots  et  surtout  les  gestes  ont  ici  une  signi- 
fication très  grave  ;  il  y  a  surtout  un  geste  qui  con- 
siste à  tourner  la  main  droite  la  paume  en  haut  et 
d'en  couper  l'air  :  c'est  tout  simplement  l'ordre  de 
trancher  une  tête.  Gomme  le  bourreau  se  trouve 
toujours  quelque  part  dans  la  salle,  qu'il  fait  son 
office  dans  n'importe  quelle  cour  du  Bardo,  que 
l'exécution  suit  immédiatement  la  sentence,  il  ne 

(1)  Mais  il  ne  peut  en  appeler  du  verdict  du  férik. 


36  LA   CÔTE  BARBARESQUE 

s'agit  pas  de  plaisanter  avec  un  tribunal  pareil. 
Cependant  les  cas  de  mort  sont  rares  :  Moham- 
med-es-Sadok  est  certainement  le  plus  civilisé  des 
beys  de  Tunis  depuis  bien  des  siècles. 

Après  avoir  jugé  une  dizaine  de  causes  qui  n'en- 
traînaient ni  la  mort  ni  même  la  bastonnade,  le  bey 
fit  un  signe  ;  le  bachamba  cria  : 

—  El  afia  !  (La  paix). 

Mot  sacramentel  qui  clôt  les  audiences.  Moham- 
med-es-Sadok  se  leva,  nous  adressa  un  nouveau 
salut,  et  rentra  dans  le  mystère  de  sa  vie  quoti- 
dienne. 

Mais  il  faut  que  toute  médaille  ait  son  revers, 
toute  solennité  son  côté  grotesque.  Nous  aperçûmes 
en  sortant  du  Bardo,  un  homme  habillé  de  rouge, 
placé  ostensiblement  sur  notre  passage  de  façon  à 
provoquer  notre  admiration,  souriant  et  se  frappant 
la  poitrine  de  ce  geste  qui  veut  dire  : 

—  Oui,  c'est  bien  moi  ! 

C'était  le  bourreau,  dont  j'avais  vu  le  portrait  très 
ressemblant  dans  un  journal  parisien. 

On  voit  que  la  justice  se  rend  ici  autrement  que 
chez  nous  ;  aussi  les  étrangers  domiciliés  à  Tunis 
relèvent-ils  de  leurs  consuls  respectifs,  qui  assistés 
déjuges-consuls,  forment  un  tribunal,  chargé  de 
juger  les  différends  entre  leurs  nationaux,  selon  les 
lois  du  pays  qu'ils  représentent.  Lorsque  le  procès 
a  lieu  entre  un  Européen  et  un  indigène,  la  cause 


ET   LE    SAHARA.  37 


peut  venir  devant  le  ferik  ou  le  bey,  mais  l'Européen, 
dans  ce  cas,  est  accompagné  par  un  cavass  de  son 
consulat,  envoyé  pour  avertir  le  magistrat  tunisien 
qu'il  s'agit  d'être  juste.  Malheureusement  l'équité 
intrinsèque  n'est  pas  de  ce  monde  ;  les  autorités 
tunisiennes  savent  ce  que  pèse  le  bras  européen  et 
donnent  presque  toujours  tort  à  l'indigène,  qui  aime 
mieux  par  expérience  le  tribunal  du  consul,  que 
celui  de  son  propre  magistrat. 

Cette  façon  arbitraire  et  personnelle  de  distribuer 
la  justice  est-elle,  en  réalité,  absolument  perni- 
cieuse? Nous  ne  saurions  répondre  catégorique- 
ment. Un  soir,  à  une  réunion  où  je  me  trouvai,  je 
faisais  remarquer  les  inconvénients  de  la  procé- 
dure tunisienne  à  un  personnage  maure  haut  placé. 

—  Un  seul  juge!  disais-je,  quelle  source  de  véna- 
lité !  les  ministres  vendent  au  plus  offrant  le  droit 
de  prononcer  des  sentences  !  Dépendre  du  caprice, 
de  l'humeur,  de  la  santé ,  des  affaires  d'un  seul 
homme.  Quel  déplorable  sort!  Car  enfin,  de  deux 
plaideurs,  celui  qui  a  raison,  peut  être  intimidé, 
bègue,  insolent  ;  son  adversaire  en  revanche,  est 
beau  parleur  ,  logique,  adroit.  Celui  qui  réussira 
le  mieux  à  persuader  votre  magistrat  se  trouvera 
avoir  raison  :  il  lui  suffira  de  plaire  pour  obtenir 
gain  de  cause. 

—  Eh  !  Sidi!  répondit  le  Maure,  la  justice  n'est- 
elle  pas,  en  Europe,  vendue  par  les  États  qui  en 

3 


38  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

font  commerce  !  Combien  de  papier  timbré  usez-vous- 
à  n'importe  quel  procès  !  A  qui  rapporte  le  papier 
timbré  ?  A  l'État.  Et  les  charges  des  huissiers  T 
avoués,  notaires?...  Allons  donc!...  Chez  nousr 
l'homme  riche  paie  les  représentants  de  notre  sei- 
gneur le  bey,  mais  le  pauvre  obtient  justice  sans 
dépenser  un  sou.  Chez  vous,  un  pauvre  ne  peut  pas 
plaider  sans  déposer  une  provision,  une  caution, 
que  sais-je?  Tu  dis  que  nous  dépendons  du  caprice 
d'un  homme  ?  ceux  qui  approchent  le  bey  et  les- 
ministres,  certes  oui,  et  c'est  le  revers  de  leur  mé- 
daille. Mais  les  pauvres,  les  travailleurs,  les  petits 
et  les  moyens,  c'est  autre  chose  !  Le  souverain,  les 
gouverneurs  et  le  férik  s'efforcent  d'être»  d'une 
scrupuleuse  équité  envers  eux.  A  quoi  leur  servi- 
rait le  contraire  ?  Évidemment  nos  magistrats  sont 
sujets  a  erreur,  mais  les  vôtres  ne  se  trompent-ils 
jamais?  Et  dans  une  chambre  civile  ou  correction- 
nelle, trois  juges  décident  d'une  cause  à  la  ma- 
jorité d'une  voix.  La  différence  est-elle  donc  si 
grande  ?  Grois-tu  que  l'homme  parvenu  à  la  dignité 
de  férik,  ne  vaut  pas  deux  individus  choisis  presque 
au  hasard  dans  une  population  de  38,000,000  d'âmes? 
Crois-tu  que  la  santé  et  les  affaires  de  vos  magis- 
trats n'influent  pas  sur  leur  résolution  ?  Une  con- 
damnation en  police  correctionnelle  a  une  autre  gra- 
vité chez  vous  que  quelques  coups  de  rotin  appli- 
qués sur  la  plante  des  pieds  d'un  Arabe.  Va  !  j'ai 


ET    LE    SAHARA.  39 


été  à  Paris,  et  j'en  suis  revenu  ébloui,  mais  non 

convaincu! Tu    dis    encore   qu'un    trompeur 

habile  a  parfois  raison  contre  un  honnête  homme 
maladroit  !  C'est  une  éventualité  évidemment  pos- 
sible, mais  si  elle  froisse  tellement  la  vraie  justice, 
comment  ne  modifiez-vous  pas  vos  propres  institu- 
tions !  Ce  sont  clés  avocats  salariés  qui  plaident 
devant  vos  juges.  Un  avocat  inhabile  demande 
moins  d'argent  qu'une  lumière  du  barreau,  et 
c'est  chez  vous  que  le  plus  riche  a  toujours  raison  ! 

J'avoue  que  je  ne  trouvai  pas  grand'chose  à  ré- 
pondre à  ce  dernier  argument. 

Les  écrivains  publics,  les  scribes,  le  bachamba 
et  les  zaptiés  jouent  à  Tunis  les  rôles  de  procureurs 
de  la  République  ou  d'avocats,  mais  les  Arabes  ont 
généralement  la  parole  facile  et  la  plupart  des 
plaignants  et  accusés  se  défendent  eux-mêmes. 

La  peine  de  mort,  les  galères,  la  prison,  les 
amendes  et  la  bastonnade  sont  les  châtiments  in- 
fligés aux  coupables.  Le  genre  de  mort  varie  selon 
la  race  des  condamnés.  Les  Turcs  et  les  Koulou- 
glis  (1)  sont  étranglés  à  l'aide  d'une  corde  de  soie 
imbibée  de  savon;  on  décapite  les  Maures  et  on 
pend  les  Arabes  nomades  et  les  Juifs. 

La  première  fois  que,  désirant  faire  plus  ample 

(1)  Fils  de  père  turc  et  de  mère  mauresque.. 


40  LA    CÔTE    BARBARESQUE 

connaissance  avec  les  Tunisiens,  je  passai  le  seuil 
d'une  maison  indigène,  mon  orgueil  européen  fut 
révolté  quand  je  vis  le  maître  de  la  maison  nous 
examiner  préalablement  à  travers  une  lucarne,  tirer 
avec  précaution  les  verrous ,  et,  après  avoir  salué 
mon  introducteur,  indiquer  un  banc  circulaire 
adossé  au  mur  du  vestibule  et  nous  demander  céré- 
monieusement : 

—  Qu'y  a-t-il  pour  votre  service? 
Je  reçois  mes  amis  au  salon,  mes  fournisseurs 
dans  mon  cabinet,  les  fâcheux  et  les  mendiants,  les 
gens  enfin  dont  je  ne  me  soucie  pas,  clans  l'anti- 
chambre. Après  avoir  fait  mentalement  ce  raison- 
nement, j'en  conclus  que  j'étais  mal  accueilli. 

Rien  n'était  moins  vrai  cependant.  Le  Tunisien 
nous  recevait  selon  la  coutume  du  pays.  Autrefois 
livré  au  caprice  du  plus  fort,  aujourd'hui  encore  sous 
la  dépendance  absolue  d'une  fantaisie  du  bey  ou  de 
ses  ministres,  le  Maure  s'évertue  à  dissimuler  son 
aisance  pour  ne  pas  exciter  la  convoitise  de  ses 
supérieurs.  De  là,  construction  de  maisons  dont  la 
façade  donne  sur  une  deuxième  ou  troisième  cour,  et 
qui  ne  présentent  aux  yeux,  du  dehors,  qu'un  enclos, 
laissé  avec  intention  dans  un  état  de  délabrement 
absolu.  Le  passant  qui  longe  à  cheval  cette  masure, 
s'en  détourne  avec  dégoût  et  ne  songe  pas  à  inquié- 
ter le  propriétaire  qui  vit  tranquillement  à  l'abri 
des  envieux.  Derrière  la  troisième  cour,  entouré 


ET   LE   SAHARA.  41 


de  ses  eunuques,  de  ses  esclaves  et  de  ses  femmes, 
le  Tunisien  allume  des    lumières   dont  l'éclat  ne 
traverse  par  les  trois  murailles,  et  se  livre  à  des 
orgies  de  nuit  où  les  rires  se  mêlent  au  cliquetis 
des  verres  pleins  du  liquide  défendu  par  Mahomet. 
Le  chez  soi,  ïat  home  d'un  Maure  est  impénétrable. 
Ses  femmes,  ses  eunuques,  ses  esclaves  favoris  ou 
des  amis  intimes  (de   condition  inférieure,  ayant 
tout  à  redouter  ou  à  attendre  de  lui)  invités  à  causer 
et  à  voir  des  danseuses,  sont  les  seuls   êtres  qui 
dépassent  le  vestibule.  Le  cabinet  de  travail,  la 
chambre  des  repas  et  le  salon  sont  fermés  à  tout 
étranger,  surtout  juif  ou  chrétien.  Ces  trois  pièces, 
aussi  indispensables  que  le  patio  à  une  habitation 
aisée,  ne  s'ouvrent  de  jour  que  si  un  grand  person- 
nage musulman  vient  visiter  le  propriétaire.  Gela 
arrive  rarement.  Les  grands  personnages,  s'ils  ne 
sont  pas  chez  lebey,  vivent  entourés  de  leurs  clients 
et  ne  se   dérangent  guère  pour  visiter  les  parti- 
culiers. Cependant,  un  ministre  protecteur  ou  parent, 
peut  manifester  le  désir  de  voir  l'intérieur  de  son 
protégé,  et  alors  celui-ci  s'évertue  à  éloigner  de  ces 
yeux  sérénissimes  tout  objet  de  prix.  À  l'exception 
des  favoris  du  bey,  qui  n'ont  à  redouter  personne, 
les  Tunisiens  meublent  plus  que  modestement  les 
pièces  de  réception   et  entassent  leurs  richesses 
dans  les  chambres  réservées  au  harem,  asile  invio- 
lable et  sacré  pour  un  musulman  de  tout  rang. 


42  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

Il  est  très  rare  de  rencontrer  un  Maure  chez  lui. 
S'il  n'est  pas  allé  s'asseoir  dans  l'antichambre  d'un 
des  ministres,  il  se  promène  au  bazar  ou  à  travers 
les  rues.  Quelques  rares  affaires,  la  flânerie  et  le 
café  occupent  la  journée.  La  nuit  venue  il  se  retire 
au  harem  ou  envoie  chercher  des  aimées  qu'il  fait 
danser  dans  les  appartements  du  sérail. 

Cette  existence  de  paresse  et  de  corruption  est 
entre-mêlée  d'actes  de  dévotion  exécutés  régulière- 
ment cinq  fois  par  jour,  au  moment  où  le  muezzin, 
du  haut  des  deux  cents  minarets  delà  ville,  termine 
son  appel  par  la  phrase  sacramentelle.  La  Allah 
illahoullah  Mohammed  raçoul  Allah! !  Alors,  ceux 
qui  sont  dans  les  rues  vont  à  la  mosquée,  ceux  qui 
sont  chez  eux  exécutent  ablutions  et  prosternements 
en  y  associant  leurs  visiteurs.  Le  pâtre  sur  la  mon- 
tagne, le  marchand  au  désert,  le  laboureur  dans  la 
plaine,  en  entendant  ce  cri  vibrer  au-dessus  de 
toute  la  terre  musulmane,  interrompent,  qui  son 
labeur,  qui  sa  marche,  qui  sa  méditation,  et  tournant 
leur  visage  vers  l'orient,  invoquent  Mahomet,  flam- 
beau de  l'Islam,  prophète  aimé  de  Dieu.  C'est  sur- 
tout au  coucher  du  soleil,  heure  où  l'omission  de  la 
prière  devient  un  grand  péché,  qu'il  est  curieux  de 
traverser  la  campagne  de  Tunis.  A  tout  instant,  au 
pied  d'un  sycomore  ou  d'un  olivier,  derrière  un 
mur  en  décombres,  au  milieu  d'un  sillon  et  côte  à 
côte  avec  les  bœufs,  on  voit  des  groupes  d'Arabes 


ET   LE   SAHARA.  43 


prier,  le  front  incliné  vers  la  Mecque.  Les  uns 
portent  le  burnous  blanc,  si  éclatant  sous  ce  soleil 
quasi  tropical,  les  autres  un  costume  biblique,  si 
bien  conservé,  qu'on  se  croirait  au  temps  où  Jacob 
gardait  les  troupeaux  de  Laban.  Ces  silhouettes  se 
courbant  en  cadence,  ces  mains  jointes  et  ces  fronts 
pensifs,  ont  à  ce  moment  triste  où  la  nature  jette  sa 
robe  de  jour  pour  revêtir  son  manteau  de  nuit,  un 
aspect  grandiose  et  saisissant.  L'homme  de  ces 
climats,  moins  orgueilleux  que  nous,  s'unit  à  la 
nature  pour  chanter,  sans  fausse  honte,  les  louanges 
du  Très-Grand,  Très-Haut,    Très-Miséricordieux. 

La  journée  d'un  Arabe,  malgré  son  désarroi  appa- 
rent, est  réglée  comme  un  papier  à  musique  et  tout 
aussi  uniforme;  le  matin  :  prière,  ablutions  ;  flânerie 
et  bavardage  toute  la  journée  :  trois  autres  orai- 
sons ;  au  coucher  du  soleil,  prière;  la  nuit,  orgie. 
Quant  à  manger,  l'Oriental  en  général  et  le  Tunisien 
en  particulier  n'ont  pas  d'heure  fixe  pour  ce  faire. 
Ils  avalent  un  fruit,  un  bonbon,  un  gâteau,  rongent 
une  tête  de  mouton  grillée,  chez  eux,  au  café,  au 
restaurant,  dans  la  rue,  boivent  force  tasses  de  café, 
et  se  portent  admirablement  malgré  cette  étrange 
hygiène. 

Puisque  nous  sommes  sur  ce  chapitre,  disons 
que  les  restaurants  sont  représentés  par  des  trous, 
où  des.  mets  sans  nom  cuisent  sur  des  réchauds 
portatifs.  Le  chaland  passe,  pince  une  bouchée  de 


44  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

n'importe  quoi,  jette  sur  le  comptoir  quelques  kar- 
roubbes  et  continue  son  chemin  en  grignotant  l'em- 
plette. Les  cafés  sont  des  hangars  très  sombres 
avec  des  bancs  couverts  de  nattes,  un  grand  chau- 
dron plein  de  café,  des  tasses  microscopiques  pour 
le  servir,  un  homme  occupe  à  le  verser,  un  autre, 
porteur  éternel  d'un  charbon  destiné  à  allumer  les 
pipes.  Pas  de  rafraîchissements  ;  du  café,  rien  que 
du  café.  Dans  d'autres  établissements,  quelques 
planches  clouées  dans  le  coin  le  plus  obscur  for- 
ment une  estrade  réservée  aux  danseuses  publiques. 
Ces  cafés  possèdent  une  table  et  un  damier.  Le 
cafetier  fournit  aux  consommateurs  des  cartes 
graisseuses.  Ce  sont  des  lieux  de  plaisir  fréquentés, 
mais  rares  à  Tunis,  où  on  se  défie  des  superfluités 
de  la  civilisation. 

Au  lieu  du  drapeau  blanc  qu'il  agite  tous-  les 
jours  en  appelant  les  croyants  à  la  prière,  le  muezzin 
déploie  le  vendredi  un  drapeau  vert,  le  vert  étant 
la  couleur  aimée  du  prophète,  et  le  vendredi  le  jour 
férié  de  l'Islam.  La  population  marchande  se  com- 
pose de  ^chrétiens,  de  juifs  et  de  musulmans.  Le 
vendredi  précède  le  samedi,  sabbat  des  Juifs,  qui 
précède  lui-même  le  dimanche  :  de  cette  façon  à 
Tunis,  il  y  a  trois  jours  de  fête  par  semaine.  Les 
musulmans,  au  lieu  de  profiter  de  l'absence  des 
juifs  et  des  chrétiens,  ne  peuvent  s'empêcher,  à 
l'aspect  d'une  boutique  fermée,  de  faire  de  même 


ET   LE   SAHARA.  45 


chez  eux.  On  n'a  aucune  idée  de  la  facilité  avec 
laquelle  un  Maure  ferme  sa  boutique.  Un  ami  qui 
passe  et  l'appelle  au  café,  une  promenade,  le  spec- 
tacle d'un  jongleur,  suffisent  pour  faire  lever  le 
marchand  du  sofa  sur  lequel  il  est  assis  au  milieu 
de  ses  denrées.  Il  abaisse  sa  devanture,  tire  les 
verrous  et  file  sans  faire  la  moindre  attention  aux 
acheteurs  entassés  dans  les  rues  du  bazar.  Le  jeudi, 
les  boutiques,  très  achalandées,  sont  souvent  aban- 
données par  leurs  propriétaires  qui  vont  se  faire 
raser,  en  priant  les  voisins  de  surveiller  les  voleurs, 
mais  sans  aucune  indication  quant  aux  clients.  Un 
marchand  auquel  je  faisais  sentir  les  défectuosités 
de  ce  système,  me  répondit  : 

—  Ceux  qui  ont  besoin  de  mes  marchandises 
attendront  mon  retour  ;  les  autres  ne  servent  qu'à 
me  déranger  inutilement. 

Cette  indifférence  n'existe  que  parmi  les  mar- 
chands. Dès  qu'il  s'agit  de  plaire  à  un  grand,  ou 
d'obtenir  une  distinction,  le  Maure  le  plus  apathique 
devient  d'une  activité  dévorante. 

Le  Tunisien,  si  jaloux  de  son  intérieur,  se  trans- 
forme dès  qu'il  met  le  pied  dans  la  rue  ;  peu  lui 
importe  alors  que  toutes  ses  actions  soient  publi- 
ques. Il  mange,  boit,  fume,  joue,  se  rase  dans  des 
boutiques  sans  portes  ni  fenêtres  où  tout  passant 
peut  jeter  un  coup  d'œil  indiscret.  Les  jeudis  sur- 
tout, les  boutiques  des  barbiers  sont  très  intéres- 

3. 


46  LA    CÔTE  BARBARESQUE 

santés  à  visiter.  Pendant  que  deux  ou  trois  jeunes 
hommes  montés  sur  des  tréteaux,  épilent  et  taillent 
les  cheveux  et  les  barbes,  le  barbier  en  chef  rase, 
en  la  maintenant  entre  ses  jambes  écartées,  la  tête 
d'un  client  agenouillé  par  terre.  Barbier  et  patient 
ne  se  préoccupent  guère  des  curieux. 

Les  contrats  entre  musulmans  se  passent  chez  le 
cadi  ou  par  devant  des  individus  que  l'importation 
de  la  civilisation  a  gratifiés  du  nom  de  notaires. 
Les  études  de  ces  notaires,  situées  dans  le  bazar, 
ne  diffèrent  en  rien  des  autres  boutiques,  sinon 
qu'au  lieu  de  tissus  ou  de  cuirs  on  y  voit  deux 
vieux  Arabes  étendus  sur  deux  bancs,  leurs  pieds 
déchaussés  se  touchant  presque,  d'énormes  lunettes 
sur  le  nez,  déchiffrant,  sans  doute  pour  se  donner 
une  contenance,  de  longs  parchemins  surchargés 
d'écriture.  Dieu  sait  ce  qu'ils  lisent  et  ce  qu'ils 
font  !  Néanmoins  comme  il  y  a  beaucoup  de  ces 
notaires,  je  suppose  qu'ils  se  rendent  utiles  et  qu'ils 
réussissent  à  gagner  leur  vie.  Les  avoués,  agréés, 
huissiers,  sont  inconnus  ici,  même  de  nom.  Les 
avocats  commencent  à  poindre  à  l'horizon.  Les 
musulmans  n'ont  recours  à  eux  que  dans  des  cas 
très  rares.  Un  accusé  se  défend  lui-même  devant 
l'autorité  locale  ;  s'il  est  bègue  ou  timide,  c'est  le 
gendarme  qui,  chargé  d'abord  du  rôle  d'accusa- 
teur, change  de  voix  et  s'improvise  avocat  pour 
invoquer  ce  que  nous  appelons  les  circonstances 


ET   LE   SAHARA.  47 


atténuantes.  Ce  n'est  que  devant  les  consuls  et  pour 
différends  avec  les  protégés  européens  que  les  indi- 
gènes emploient  les  avocats-plaidants.  Toutefois  le 
bey  vient  d'autoriser  les  chrétiens  à  se  faire  repré- 
senter devant  lui  par  leurs  avocats. 

Si  le  mot  Taleh  signifie  médecin,  les  charlatans 
qui  le  portent  n'ont  aucune  science,  même  la  plus 
élémentaire.  Ils  ne  vivent  que  de  la  crédulité  des 
malheureux,  car  un  Maure,  tant  soit  peu  aisé, 
s'adresse  toujours  aux  médecins  européens  établis 
à  Tunis.  Les  barbiers,  en  revanche,  saignent  assez 
convenablement,  pratiquent  la  circoncision,  arra- 
chent les  dents,  et  posent  les  ventouses. 

L'hygiène  est  d'ailleurs  excellente  :  et  à  l'excep- 
tion des  ophthalmies  provoquées  par  les  rayons  du 
soleil,  les  maladies  dont  nous  souffrons  sont  in- 
connues à  Tunis  ;  il  y  a  peu  de  villes  d'Afrique, 
même  du  sud  de  l'Europe  jouissant  de  meilleures 
conditions  sanitaires.  Les  rues  malpropres  et  les 
égouts  béants  qui  exhalent  de  toutes  parts  des 
odeurs  méphitiques ,  et  les  deux  lacs  salés  qui 
servent  depuis  des  siècles  de  cimetière,  de  char- 
nier et  de  dépotoir  à  la  ville ,  n'engendrent  ni 
fièvres,  ni  épidémies,  car  le  golfe  est  ouvert  au 
vent,  l'air  est  d'une  grande  pureté,  la  proximité 
des  montagnes  le  clarifie  encore.  Les  indigènes 
usent  très  fréquemment  de  bains,  qui  sont  dans  ces 
climats  une  excellente  précaution  hygiénique.  On  a 


48  LA   CÔTE   BARBÂIŒSQUE 

souvent  décrit  les  bains  maures  et  turcs  ;  ceux  de 
Tunis  ne  sont  pas  autre  chose. 

La  population  musulmane,  avons-nous  dit  plus 
haut,  est  composée  d'Arabes,  de  Turcs,  de  Maures, 
de  Koulouglis  et  de  Nègres.  En  essayant  une  clas- 
sification, très  difficile  néanmoins,  on  pourra  dire 
que  les  Turcs  représentent  l'aristocratie,  les  Arabes 
la  petite  noblesse,  les  Maures  et  Koulouglis  la 
classe  moyenne  ;  les  nègres  —  affranchis  par  Ahmed 
Bey  en  1837,  mais  qui  continuent  à  exercer  des 
fonctions  serviles,  —  la  basse  classe.  Cette  distinc- 
tion n'a  pas  la  même  signification  que  chez  nous, 
car  ici  tout  individu  est  fils  de  ses  œuvres.  Tel 
Arabe,  tel  Koulougli,  tel  nègre,  favori  du  favori 
du  bey,  devient  par  cela  même  un  personnage 
autrement  important  que  le  descendant  des  Aben- 
cerrages ,  rois  de  Grenade,  marchand  de  parfums 
au  bazar.  Ce  commerçant  garde  précieusement, 
dans  une  boîte  qu'il  exhibe  avec  orgueil,  à  côté 
de  la  clef  de  l'Alhambra,  emportée  jadis  par 
Boabdil,  la  médaille  de  l'Exposition  de  1867  et  la 
croix  de  chevalier  du  Nischam.  Il  paraît  que  les 
Orientaux,  musulmans  et  juifs,  conservent  avec 
beaucoup  de  soin  leurs  papiers  de  famille  ;  que 
Tunis  compte  parmi  ses  négociants  musulmans  des 
Merinites  et  des  Garamanlis  ;  parmi  ses  négociants 
juifs  des  descendants  directs  des  membres  du  Sa- 
nhédrin, d'Avicène,  de  Moïse  Ben  Raschi,  et  que 


ET   LE   SAHARA.  49 


musulmans  et  juifs  ont  des  preuves  indiscutables  à 
l'appui. 

La  courtoisie  la  plus  exquise  est  de  rigueur  dans 
les  rapports  entre  musulmans  ;  ils  s'abordent  et  se 
quittent  avec  des  protestations  dont  la  liste  intermi- 
nable ferait  sourire,  si  elles  n'étaient  prononcées 
avec  une  dignité  qui  les  fait  paraître  naturelles, 
surtout  dans  un  pays  où  le  proverbe  Time  is  money, 
a  tort.  Les  formules  de  politesse,  aclulatives,  obsé- 
quieuses entre  musulmans,  se  transforment  un  peu 
lorsqu'il  s'agit  d'un  Européen.  Un  Maure  vous 
adresse  des  compliments,  mais  il  n'est  plus  aussi 
humble,  et  sa  courtoisie  native  disparaît  devant 
l'arrogance  religieuse,  unique  orgueil  qu'un  Oriental 
ne  consentira  jamais  à  abaisser.  Le  titre  dû  à  un 
supérieur  est  le  mot  sidi  (seigneur).  Le  dernier 
mendiant  ne  dérogera  jamais  au  point  de  donner 
du  sidi  à  un  Européen.  Il  l'appellera  arfi  (maître, 
mon  maître).  Le  Musulman  qui  a  voyagé,  tout  en 
rendant  justice  à  l'excellence  de  l'état  social  en 
Europe,  n'en  est  pas  moins  persuadé  de  la  supré- 
matie de  l'islamisme  sur  le  christianisme.  Il  est 
absolument  inutile  de  chercher  à  convaincre  un 
musulman  sédentaire  que  les  juifs  et  les  chrétiens 
sont  des  hommes.  C'est  un  mépris  absolu,  irrai- 
sonné, mais  secret. 

Toutefois  une  grande  aménité  règne  dans  les 
relations  d'indigène  à  Européen  et  ce  n'est  que  par 


50  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

la  bouche  des  enfants,  qui  ne  manquent  jamais, 
malgré  les  horions  de  leurs  parents,  d'invectiver 
les  chrétiens  du  seuil  de  leurs  maisons,  que  l'on  se 
rend  compte  des  véritables  sentiments  que  nous 
inspirons. 

Le  caractère  des  Maures  est  futile.  Les  jours  où 
ils  ne  font  pas  d'orgie,  ils  se  distraient  à  des  jeux 
d'enfants,  tels  que  devinettes,  jonchets,  etc.  Cette 
futilité  se  traduit  en  ville  par  l'assemblage  de  cou- 
leurs voyantes  dans  les  vêtements.  Ce  ne  sont  que 
burnous  blancs  à  doublures  violettes,  robes  de  des- 
sous rouges,  pantalons  de  diverses  couleurs,  tur- 
bans à  l'unisson.  Tout  cela  se  pavane,  se  tortille, 
se  retourne,  sourit  comme  des  femmes  coquettes. 
Les  juifs  se  distinguent  par  leurs  vêtements  noirs, 
jadis  de  rigueur.  Aujourd'hui  ils  s'habillent  de  noir 
par  modestie.  Un  fait  curieux  à  noter,  c'est  qu'à 
Tunis,  au  contraire  des  autres  pays,  ce  sont  ceux 
qui  n'exercent  aucune  fonction  publique,  qui  s'ha- 
billent de  la  façon  la  plus  théâtrale.  Ministres, 
fonctionnaires,  officiers  ont  un  uniforme  mi-turc, 
mi-européen,  consistant  en  une  redingote  noire  bou- 
tonnée et  en  un  fez,  orné  d'une  étoile  d'or  chez  les 
militaires,  sans  aucun  ornement  chez  les  civils. 

Complètement  étrangère  aux  indigènes,  il  existe 
à  Tunis  une  société  cosmopolite  qui  se  réunit  pour 
causer,  jouer  et  danser  comme  dans  n'importe 
quelle  ville  de  l'Europe.  Les  consulats  généraux, 


ET   LE   SAHARA.  51 


les  consulats,  les  principaux  négociants  et  quelques 
employés  européens  au  service  du  bey,  en  forment 
le  contingent.  Le  salon  le  plus  fréquenté  lors  de 
mon  séjour,  était  celui  du  consul  d'Amérique,  où  les 
étrangers  s'empressaient  de  se  faire  présenter  dès 
leur  débarquement.  M.  et  Mme  Heap  (1),  dont  l'affa- 
bilité est  devenue  proverbiale  en  Afrique,  ont  vu 
passer  clans  leur  habitation  mauresque,  aménagée  à 
l'européenne,  tous  les  voyageurs  de  distinction  qui 
ont  traversé  Tunis.  Le  salon  de  Mme  Wood,  femme 
du  consul  général  d'Angleterre,  rivalise,  dit-on,  avec 
celui  de  Mme  Heap.  Pendant  la  saison  d'hiver,  ces 
deux  dames  et  quelques  autres  donnent  des  dîners, 
des  soirées,  des  bals,  qui  font  oublier  la  patrie 
absente  à  ceux  que  leurs  affaires  appellent  sur  la 
côte  barbaresque.  Dans  la  journée,  les  Européens 
se  donnent  rendez-vous  à  la  promenade  de  la  Ma- 
rine. Il  fait  toujours  beau  sous  ce  ciel  béni  de  Dieu  ; 
la  société  est  peu  nombreuse;  les  dames,  toutes 
charmantes,  sont  affables  et  accueillantes  ;  on  se 
voit  tous  les  jours,  on  se  lie  facilement  et  le  temps 
passe  vite  entre  les  surprises  du  jour  et  les  plaisirs 
du  soir. 


(i)  M.  Heap  a  été  depuis    nommé  consul  général  à   Constanti- 
nople. 


III 


Les  femmes  et  les  harems.  —  Le  harem  du  bey,  du  général 
Keir-Ed-Dinn,  du  général  Bakkouch.  —  Caractère  des  femmes 
maures.  —  La  polygamie.  —  Les  femmes  arabes.  —  La  pros- 
titution. 


Parmi  les  habitants  de  Tunis,  il  est  une  dame 
dont  la  grâce  et  la  beauté  ont  été  célébrées  par  de 
nombreux  voyageurs  :  Mme  Des  Montés,  originaire 
de  Constantine,  femme  d'un  banquier  espagnol. 
Parlant  aussi  bien  l'arabe  que  le  français,  liée  avec 
la  plupart  des  grandes  clames  musulmanes,  Mme  Des 
Montés  est  la  providence  des  européennes  qui  dé- 
sirent visiter  les  harems,  car  elle  consent  à  leur 
servir  d'introductrice. 

L'accès  des  harems  m'étant  en  revanche  formel- 
lement interdit,  mes  lecteurs  devront  se  contenter 
de  la  description  qui  m'a  été  faite  par  ma  femme, 
au  retour  de  son  excursion  dans  les  principaux 
gynécées  de  la  ville. 

Pour  être  à  la  hauteur  de  l'étiquette  musulmane, 
il  faut  commencer  par  rendre  visite  à  la  beya 
(femme  légitime  du  souverain).  Ce  fut  en  effet  au 


54  LA   CÔTE   BARBARESUUE 

Bardo,  au  harem  du  bey,  que  Mme'  Heap  et  Des 
Montés  conduisirent  d'abord  ma  femme.  A  droite 
de  l'escalier  des  Géants  se  trouve  une  petite 
porte  grillée,  verrouillée  et  cadenassée,  assez  habi- 
lement dissimulée  dans  le  mur.  C'est  l'entrée  du 
harem,  interdite  à  tout  homme.  La  beya  était  pré- 
venue. Cet  avertissement  est  de  rigueur.  Dans  la 
vie  ordinaire  et  quand  elles  n'attendent  pas  de 
visites,  les  femmes  du  harem  vaquent  à  leurs  occu- 
pations dans  un  négligé  voisin  de  la  nudité,  et  se 
promènent  à  travers  les  appartements  avec  une 
chemise  bouffante  pour  tout  vêtement. 

Les  visiteuses  frappèrent  à  tour  de  bras  contre  le 
bois  de  la  porte.  Elles  entendirent  un  bruit  de  fer- 
raille, un  grincement  :  un  eunuque  noir  montra  dans 
rentre-bâillement  sa  face  grimaçante,  interrogea  mi- 
nutieusement les  figures  des  trois  clames,  inspecta 
la  cour  d'un  regard   circulaire  et  ouvrit  la  porte. 

Quelques  eunuques,  aussi  laids  et  aussi  noirs 
que  le  premier,  rangés  au  seuil  —  afin,  sans  doute, 
de  cacher  l'escalier  du  harem  au  regard  furtif  de 
quelque  passant  —  se  formèrent  en  haie,  pendant 
que  le  cerbère  refermait  la  porte  et  la  garnis- 
sait de  son  attirail  de  verrous  :  à  peine  ce  fut-il 
fait,  que  les  eunuques  se  mirent  à  monter  quatre 
à  quatre  un  escalier  intérieur  ;  c'est  leur  façon 
d'annoncer.  En  haut  de  cet  escalier,  les  dames 
se  trouvèrent  tout  à  coup  seules  au  milieu  d'une 


ET   LE  SAHARA.  55 


cour  dallée,  pareille  aux  autres  cours  du  Bardo, 
à  cette  différence  près,  qu'elle  était  vitrée.  Heu- 
reusement que  Mme  Des  Montés  connaissait  la 
maison,  sans  cela,  les  visiteuses  n'auraient  pas 
manqué  d'être  embarrassées.  La  cour  était  entourée 
d'une  galerie  à  colonnes  servant  de  portique  à  des 
chambres  pratiquées  dans  le  mur.  Au  seuil  de 
ces  chambres,  entre  les  colonnes  et  la  cour,  il  y 
avait  un  monde  de  femmes,  blanches,  cuivrées, 
noires,  les  unes  vieilles,  les  autres  jeunes;  les  unes 
grimaçantes  et  effrontées,  les  autres  belles  d'une 
beauté  régulière,  mais  sans  aucune  expression  dans 
la  physionomie.  Tout  cela  était  chaussé  de  bas  de 
coton  blanc,  vêtu  de  chemises  de  soie,  roses,  jaunes, 
rouges,  oranges,  violettes,  avec  des  pantalons  bouf- 
fants et  des  petites  calottes  sur  la  tête,  et  tout  cela 
avait  les  yeux  dirigés  vers  un  même  point,  celui 
où  se  mouvaient  les  Européennes.  C'étaient  des 
tricoteuses,  des  brodeuses,  des  repasseuses,  des 
blanchisseuses,  etc.  A  l'exception  de  la  matière 
première,  achetée  au  bazar,  et  des  meubles  et  bi- 
joux que  le  maître  donne,  tout  ce  qui  est  nécessaire 
aux  besoins  de  la  vie  se  fait  dans  l'intérieur  du 
gynécée.  Les  servantes  de  la  beya  sont  en  même 
temps  les  esclaves  du  bey  qui  peut,  si  la  fantaisie 
lui  en  prend,  les  employer  à  ses  plaisirs.  Le  sou- 
verain actuel  n'a  guère  de  ces  caprices,  et  il  y  a  au 
Bardo  des  vierges  de  soixante  ans,  achetées  jeunes 


LA   COTE   BARBARESQUE 


filles  par  ses  prédécesseurs.  Quelques- unes  d'entre 
elles  ne  sont  jamais  montées  au  premier  étage  et  ont 
passé  leur  vie  dans  une  cour  intérieure,  à  coudre, 
broder  ou  tricoter;  les  chambres  qu'elles  habitent 
n'ont  pas  de  fenêtres ,  le  jour  leur  venant  de  la 
cour  vitrée,  ces  femmes ,  pour  la  plupart  des  né- 
gresses, n'ont  jamais  vu  d'autre  homme  que  les 
eunuques,  le  bey  ne  descendant  pas  dans  les  pro- 
fondeurs de  son  harem. 

Il  ne  faudrait  toutefois  pas  déduire  de  là  que  la 
Tunisienne  est  malheureuse.  Élevée  ainsi  dès  son 
jeune  âge,  ne  se  doutant  même  pas  qu'une  autre 
vie  pourrait  remplacer  celle  qu'elle  mène ,  bien 
nourrie,  bien  traitée  (le  musulman  maltraite  rare- 
ment ses  esclaves),  elle  a  une  existence  dénuée  de 
plaisirs,  mais  vierge  de  secousses  et  de  passions. 
Je  présume  qu'elle  est  autrement  heureuse  que 
nos  femmes  de  condition  inférieure. 

Cependant,  comme  la  jeunesse  a  soif  de  passion, 
la  perspective  de  la  réclusion  éternelle  et  d'une 
longue  virginité  laisse  sur  les  figures  pour  la  plu- 
part régulières  des  jeunes  filles  blanches,  une  em- 
preinte de  tristesse  qui  les  accompagne  dans  tous 
leurs  mouvements.  Nonchalantes,  résignées,  elles 
se  massent  lentement  sur  le  passage  plein  de  frou- 
frou mystérieux  de  ces  femmes  d'un  autre  monde, 
et,  de  leurs  yeux  de  gazelle,  profonds  et  mélan- 
coliques, suivent  longuement  la  trace   des  étran- 


ET   LE   SAHARA.  57 


gères.  Ignorantes  de  corps,  sans  l'être  par  l'esprit, 
elles  ont  tout  entendu,  tout  compris,  sans  avoir  rien 
éprouvé.  L'expression  d'effarement  ordinairement 
empreinte  sur  leurs  visages,  se  transforme  à  l'aspect 
d'une  Européenne,  en  une  curiosité  vague,  qui, 
développée  par  un  désir  ardent,  une  aspiration 
inconsciente  vers  l'inconnu,  éclate  dans  les  mur- 
mures qui  sortent  de  tous  les  groupes.  Les 
négresses  sont  plus  gaies,  plus  bruyantes  :  lebey, 
très  bon  maître,  renouvelle  souvent  son  harem  de 
noires.  Elles  le  savent;  elles  savent  aussi  qu'elles 
peuvent  avoir  la  chance,  dans  ce  cas,  d'épouser 
quelque  serviteur  du  palais.  Elles  n'ont  jamais  eu 
l'espérance  d'attirer  les  regards  du  maître,  et  elles 
acceptent  plus  franchement  leur  condition.  En 
effet,  par  une  anomalie  étrange,  le  bey,  très  libé- 
ral de  ses  négresses,  accorde  rarement  à  une  de 
ses  esclaves  blanches  la  permission  de  quitter  son 
harem,  —  sans  pour  cela  se  soucier  plus  des  unes 
que  des  autres. 

Nos  dames  s'avançaient  à  travers  la  cour,  vers 
une  porte  latérale,  contre  laquelle  deux  eunuques 
se  tenaient  aplatis.  La  cour,  plus  longue  que  large, 
avait  des  meubles,  .style  Louis  XVI.  Entre  chaque 
colonne,  le  palier  se  remplissait  de  femmes,  qui 
interrompaient  leurs  travaux  et  accouraient  de 
tous  les  recoins  du  harem,  pour  assister  à  l'au- 
dience, ne  fût-ce  que  de  loin. 


58  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

Un  petit  escalier  de  quatre  marches  relie  cette 
cour  à  un  salon  sans  fenêtres,  éclairé  d'en  haut, 
vaste,  assez  élégant,  limité  par  deux  alcôves,  qui, 
se  faisant  face,  contiennent  des  lits  dorés,  devant 
lesquels  un   large  divan  sert  à  la  fois  de   degré 
pendant   la  nuit    et  de    siège    pendant  le  jour. 
Des  fauteuils  disséminés  dans  la  pièce   et  deux 
matelas  jetés  à  terre  complètent   l'ameublement. 
Sur  le  divan  de  gauche  se  tenait  la  beya,  assise  à 
l'orientale.   C'est  une   vieille   femme,   grande    et 
grosse,  vêtue  d'une  chemise  en   soie  de  couleur 
voyante,  des  bas  de  coton   blanc  aux  pieds,  les 
cheveux   coupés   en  oreilles  d'éléphant  ;  couverte 
de  colliers,  de  broches,  d'agrafes  ;  les  doigts  scin- 
tillants de  bagues.  A  ses  pieds,  plusieurs  jeunes 
filles,  ses  favorites,  vêtues  du  même  costume  que 
les  autres  esclaves,  riaient,  étendues  sur  le  ma- 
telas. A  l'aspect  des  étrangères,  la  beya  se  leva 
pesamment,  fit  quelques  pas,  rencontra  les  dames 
au  milieu  de  la  pièce,  embrassa  Mme   Des  Mon- 
tés, tendit  la  main  à  Mrae  Heap  et  à  ma  femme, 
et   désigna  du  doigt  le   sofa.  Pendant  ce   temps 
les   favorites,  accoudées  sur  leur  matelas,  exami- 
naient   avec   curiosité    les    Européennes.  Quand 
ces  dernières,   obéissant  au  geste  de  la  beya,  se 
furentassises,  elles  eurent  à  leurs  pieds  un  bouquet 
de  jeunes  filles  aux  yeux  effarés.  Les  eunuques  et 
les  autres  suivantes,  tout  aussi  curieuses,  formèrent 


ET  LE   SAHARA.  59 


des  groupes  aux  embrasures  des  portes  ouvertes.  Ce 
spectacle,  ainsi  que  l'examen  préalable  de  la  beya, 
—  qui  non  contente  de  ses  bijoux  s'était  fait  peindre 
avec  du  kohl  une  gazelle  sur  le  front  et  divers 
signes  sur  les  bras  —  eut  pour  résultat  un  silence 
assez  prolongé.  La  beya,  femme  d'humeur  diffi- 
cile, commençait  à  froncer  le  sourcil  et  à  tourner 
le  dos  à  demi,  quand  Mme  Des  Montés,  habituée 
à  ses  manières,  dit  que  les  Européennes  admiraient 
le  luxe  de  l'appartement.  La  beya  sourit  à  ce 
mensonge  et  crut  bien  faire  en  se  faisant  admirer 
elle-même.  Elle  souleva  sa  chemise,  montra  un 
vêtement  de  dessous  surchargé  d'or,  étendit  sa 
main  ridée  pour  faire  voir  ses  bagues  et  prononça, 
enchantée  : 

—  Vilains  vêtements  que  les  costumes  euro- 
péens !  Vous  avez  l'air  emmaillotées  dans  vos  robes  l 

Là-dessus  la  conversation  languit  derechef. 
Mme  Des  Montés  sauva  la  situation  en  demandant 
à  visiter  la  chambre  à  coucher.  La  beya  se  leva, 
croisa  les  mains  derrière  le  dos  et  se  dirigea  en  se 
dandinant  vers  une  porte  de  fond.  La  chambre  à 
coucher  est  meublée  à  l'européenne  :  lit  en  palis- 
sandre, armoire  à  glace,  fauteuils,  Un  fort  beau 
portrait  en  pied  du  bey,  sert  d'unique  ornement  au 
mur.  Mme  Des  Montés  conseilla  à  ses  compagnes 
d'adresser  à  la  princesse  un  compliment  sur  la 
beauté  de  son  mari.  La  beya  se  rengorgea  : 


CO  LA    CÔTE   IURRARESQUE 

—  Oui,  dit-elle,  il  est  beau...  et  il  couche  toutes 
les  nuits  ici,  dans  mon  lit. 

C'était  absolument  faux,  Depuis  longtemps 
Mohammed-es-Sadok  n'a  plus  de  commerce  avec 
sa  femme.  Toutefois,  soucieux  du  décorum,  il  vient 
tous  les  jours  au  harem.  Ses  visites  sont  courtes, 
cérémonieuses.  Quand  elles  coïncident  avec  les 
heures  de  la  prière,  le  prince  va  réciter  ses  orai- 
sons dans  une  chambre  réservée,  dont  on  relève 
les  vitraux,  pour  lui  permettre,  en  voyant  le  ciel, 
d'envoyer  sa  prière  plus  directement  à  Allah. 
Les  dévotions  terminées ,  le  bey  rentre  souvent 
chez  lui  sans  avoir  aperçu  sa  femme.  Naturel- 
lement personne  ne  songea  à  s'appesantir  sur  la 
vérité  de  l'allégation  de  la  beya  :  tout  le  monde 
s'inclina  gravement;  des  petites  servantes  apportè- 
rent le  café;  après  quoi,  Mme  Des  Montés,  voyant 
que  la  beya  paraissait  fatiguée,  avertit  qu'il  était 
temps  de  se  retirer.  La  princesse  tendit  la  joue  cà 
chacune  des  dames.  Un  eunuque  entra  et  tout 
fut  dit. 

Au  sortir  du  Bardo,  ma  femme  leva  la  tète,  et 
aperçut  à  une  des  fenêtres  une  figure  en  turban 
qui  s'élevait  et  s'abaissait  en  cadence  :  c'était  le 
bey  qui  priait. 

La  femme  du  général  Kheir-Ed-Dinn,  jeune, 
belle  et  élégante  Gircassienne,  fut  achetée,  dit- 
on,  ta  Gonstantinople  à  beaux  deniers  comptants. 


ET    LE   SAHARA.  61 


Ses  suivantes,  presque  aussi  jolies  qu'elle,  com- 
posent le  harem  du  général  (quelques-uns  disent 
un  des  harems).  Elles  sont  ici  plus  gaies,  plus 
rieuses  que  chez  la  beya.  Tout  en  étant  très  amou- 
reux de  sa  femme,  le  général  n'est  pas  ennemi  du 
beau  sexe  et  une  suivante  peut,  à  la  rigueur,  espé- 
rer un  regard.  En  revanche,  la  maîtresse  de 
céans  parait  mélancolique  ;  son  mari  exilé,  est  loin 
d'elle.  Après  avoir  franchement  admiré  l'admirable 
coup-d'œil  de  ces  charmantes  jeunes  filles,  ré- 
gentées despotiquement  par  une  admirable  créa- 
ture (Mme  Kheir-Ed-Dinn  est,  dit-on,  une  merveille), 
nos  dames  allèrent  chez  la  ministresse  de  la  guerre 
qui  se  trouva  absente,  mais  où  elles  furent  reçues 
par  le  fils  de  la  maison  ,  âgé  de  quatorze  ans,  âge 
où  les  enfants  sont  libres  de  circuler  dans  les  ha- 
rems. L'aménagement  intérieur  de  ces  trois  sjvné- 
cées  se  ressemble  identiquement.  La  réception  est 
la  même,  moins  cérémonieuse  cependant  dans  les 
harems  particuliers. 

Le  lendemain,  j'accompagnai  ma  femme  chez 
le  général  Bakkouch,  directeur  des  affaires  étran- 
gères. M.  et  Mmc  Des  Montés  nous  y  attendaient 
déjà.  Pendant  que  les  dames  pénétraient  au  ha- 
rem, je  m'acheminai  vers  le  sérail  (1)  avec  M.  Des 
Montés  et  le  général. 

(1)  On  appelle  sérail  l'appartement  réservé  aux  hommes. 

4 


62  LA  CÔTE   BARBARESQUE 

Tout  en  buvant  d'un  délicieux  sirop  de  violettes 
Bakkouch  (le  Tunisien,  sans  contredit  le  plus  civilisé 
que  j'ai  connu)  s'excusait  avec  grâce  de  ce  que  les 
usages  du  pays  lui  interdisaient  de  nous  montrer 
sa  femme,  et  discutait  politique,  littérature,  arts 
comme  n'importe  quel  gentleman  français  ou  an- 
glais. Sur  ces  entrefaites,  un  serviteur  vint  lui 
parler  à  l'oreille.  La  femme  du  général,  —  qui 
circule  librement  à  travers  tout  le  palais  —  dési- 
rait passer  avec  ses  visiteuses  par  la  pièce  où  nous 
nous  trouvions. 

—  Nous  irons  au  kiosque,  puisqu'on  nous  chasse 
d'ici,  dit  Bakkouch;  ces  dames  sont  au  jardin; 
ayez  l'obligeance  de  ne  pas  les  regarder  quand 
nous  y  serons. 

Impossible  de  maintenir  les  usages  de  son  pays 
avec  plus  de  courtoisie.  Nous  longeâmes  une  des 
allées  du  jardin  sans  tourner  la  tête  et  nous  mon- 
tâmes au  kiosque  qui  donne  sur  la  campagne.  On 
découvre,  du  kiosque  du  général  Bakkouch,  une 
des  plus  admirables  vues  qu'il  m'ait  été  donné  de 
contempler.  La  mer,  Carthage,  les  deux  lacs  salés, 
la  campagne  couverte  d'oliviers  et  de  sycomores, 
semblent  servir  de  base  à  l'éminence  sur  laquelle 
s'élève  Tunis. 

Ma  femme  me  dit  que  Mme  Bakkouch  était  fort 
jolie,  très  aimable  et  suffisamment  civilisée.  Elle  se 
soumet  à  la  réclusion  sans  l'approuver  et  regrette 


ET   LE   SAHARA.  63 


de  ne  pouvoir  aller  à  Marseille  où  ses  fils  reçoivent 
leur  éducation.  Le  harem  du  général  Bakkouch  est 
meublé  et  tenu  à  l'européenne. 

La  vie  d'une  grande  dame  musulmane,  voire 
même  d'une  dame  de  condition  aisée,  s'écoule  dans 
l'oisiveté  la  plus  complète.  Elle  s'habille,  se  farde, 
se  parfume,  se  peint  les  yeux  avec  du  kohl,  la 
plante  des  pieds  et  la  paume  des  mains  avec  du 
henné  (1),  bavarde  avec  ses  suivantes,  dort  et 
mange  des  sucreries.  Ni  lectures,  ni  affaires,  ni  oc- 
cupations :  uu  certain  esprit  d'intrigue,  cependant. 
L'inimitié  entre  les  deux  sexes  a  été  le  résultat  de 
la  jalousie  outrée  des  Orientaux.  Malgré  la  réclu- 
sion obligatoire,  il  se  présente  des  occasions,  telles 
que  le  bain,  les  pèlerinages,  etc.,  où  les  femmes 
peuvent  nouer  une  intrigue  au  dehors.  Ces  occa- 
sions, fort  rares,  servent  parfois  de  but  à  toute  une 
existence  féminine.  La  musulmane  mène  son  in- 
trigue avec  délice ,  aidée  par  ses  compagnes,  qui, 
tout  en  se  jalousant  et  se  détestant,  se  liguent 
contre  l'ennemi  commun  :  le  mari.  Les  cas  d'adul- 
tère, très  fréquents,  ont  fait  dire  à  un  auteur 
arabe  : 

—  La  femme  musulmane  sort  peu,  mais  chaque 


(1)  Le  henné  est  une  plante  qui  donne  à  la  peau  une  couleur 
jaune  très  laide  à  voir,  ce  qui  fait  que  beaucoup  de  grandes 
dames,  telles  que  Mme*  Kheir-ed-Dinn  et  Bakkouch,  ont  abandonné 
cette  mode. 


64  LA    CÔTE   BARBAIIRSQUE 

fois  qu'elle  sort,  c'est  avec  l'intention  bien  arrêtée 
de  tromper  son  mari. 

Le  fait  est  rigoureusement  vrai.  Le  mois  du  Ra- 
madan, fête  pendant  laquelle  les  femmes  jouissent 
d'une  liberté  relative,  est  le  mois  des  aventures 
galantes.  Depuis  quelques  années,  les  musulmans 
civilisés  de  Gonstantinople  ,  du  Caire  ou  de  Tunis, 
sans  cesser  leur  existence  voluptueuse,  veulent 
passer  aux  yeux  des  chrétiens  pour  monogames.  A 
cet  effet,  ils  choisissent  une  de  leurs  épouses  qu'ils 
entourent  d'un  grand  prestige  et  qu'ils  mettent  en 
présence  de  dames  européennes,  après  lui  avoir 
permis  de  porter  leur  nom.  Cette  petite  dérogation 
à  l'antique  usage,  cette  élévation  de  la  femme  au 
rang  de  compagne,  si  peu  réelle  qu'elle  est  encore, 
a  déjà  porté  ses  fruits.  Les  concubines  devenues 
épouses  uniques  et  légitimes  se  conduisent  irrépro- 
chablement. Pour  être  juste,  il  faut  néanmoins 
ajouter  qu'il  y  a  des  hauts  fonctionnaires  turcs  et 
tunisiens  qui  n'ont  réellement  qu'une  femme.  Le 
général  Bakkouch  est  du  nombre. 

Les  dames  musulmanes,  turques  et  mauresques, 
épouses  légitimes  ou  favorites,  ne  forment  qu'une 
infime  majorité  de  la  population  féminine  de  la 
régence.  Autant  elles  sont  oisives,  autant  les  femmes 
arabes  et  kabyles  sont  astreintes  à  une  existence 
de  travail  et  de  peine.  Allant  à  pied  pendant  que 
leurs  maris  se  prélassent  à  cheval  ou  à  chameau, 


ET   LE    SAHARA.  65 


soumises  aux  plus  rudes  travaux  et  aux  mauvais 
traitements,  elles  se  fanent  très  vite  et  à  l'âge  de 
trente  ans  deviennent  vieilles  et  laides.  Vêtues  de 
couleurs  sombres  —  généralement  d'une  robe  en 
cotonnade  bleu  foncé  —  elles  se  recouvrent  du 
voile  blanc  ou  noir  quand  elles  pénètrent  en  ville. 
A  la  campagne  elles  vont  tète  nue  et  à  visage 
découvert.  Coquettes  malgré  leur  abjection,  elles 
se  peignent  les  yeux  et  les  ongles,  et  se  dessinent 
au  front  et  aux  bras  des  figures  symboliques.  Le 
fait  même  de  travailler  aux  champs,  leur  donne  une 
liberté  que  les  citadines  n'oseraient  rêver;  jeunes, 
elles  en  abusent  parfois.  Aussi  passionnées  que  les 
mauresques  sont  apathiques,  malheureuses  sous  le 
toit  conjugal,  méprisées,  maltraitées,  elles  cherchent 
au  dehors  cet  amour  soumis  et  adulateur  que  les 
jeunes  hommes  de  toutes  les  races  accordent  si 
volontiers  aux  femmes  inconnues.  L'ayant  trouvé, 
elles  s'y  abandonnent  avec  fureur  sans  souci  du 
danger.  Les  douars  arabes  ou  kabyles,  servent 
souvent  de  théâtre  à  des  drames  intimes  ;  sou- 
vent un  amour  effréné,  poétique,  éclos  sous  une 
tente,  bouleverse  une  contrée.  La  femme  arabe, 
soumise  à  son  mari ,  devient  exigeante  pour 
l'amant,  et  l'amant,  qui  roue  de  coups  son  épouse 
légitime,  est  rempli  de  prévenances  pour  sa  maî- 
tresse. 

On  m'a  raconté  à  ce  sujet  qu'un  cadi  de  Seffax 

4. 


LA   COTE  BARBARESQUE 


'vit  un  jour  à  son  tribunal  une  femme  kabyle  qui  lui 

parla  en  ces  termes  : 

—  Hassan   était   mon    amant;  il   s'agenouillait 

devant  moi,  baisait  mes  pieds  en  pleurant,  et  lui 

eussé-je  ordonné  de  lécher  le  sable  que  je  foulais, 
il  l'eût  fait  avec  bonheur.  Cependant  il  était  marié 

et  je  savais  qu'il  battait  cruellement  sa  femme, 

déjà  vieille   et   ridée.  Hassan,  trop   pauvre   pour 

avoir   deux  femmes,  était  beau  comme   la  lune. 

Flattée  de  son  amour,  je  consentis  à  partager  sa 

misère,  persuadée  d'ailleurs  qu'il  ferait  exécuter 

les  plus  rudes  travaux  par   sa  première  femme. 

Du  jour  où  j'entrai  dans  sa  demeure,  il  changea 

brusquement;  aujourd'hui,  il  me  maltraite  et  me 

force    à  travailler  plus  que  l'autre ,  sous  prétexte 

que  plus  jeune,  je  puis  supporter  davantage.  A  mes 

reproches,  à  mes  doléances,  il  répond   :  «  J'étais 

l'esclave  de  ma  maîtresse,  je  suis  le  maître  de  ma 

femme.  »  Je  viens,  Sidi,  demander  le  divorce.  » 

J'ignore  si  la  kabyle  obtint  gain  de  cause,  mais 
son  histoire  me  parut  piquante,  sinon  morale. 

La  polygamie  est  plus  répandue  chez  les  Arabes 
que  chez  les  Maures.  La  femme  coûte  cher  au 
riche  et  rapporte  au  pauvre.  Un  Arabe  thésaurise 
pendant  plusieurs  années  pour  acheter  une  seconde 
femme  qui  augmentera  de  son  travail  le  bien- 
être  de  la  communauté.  On  voit  fréquemment  des 
laboureurs  posséder   deux  ou   trois  femmes;  les 


ET   LE    SAHARA.  67 


harems  dans  les  villes  deviennent  de  plus  en  plus 
rares.  A  l'exception  des  princes  hosseinites,  des 
ministres  et  de  quelques  particuliers  excessivement 
riches,  il  n'y  a  guère  d'habitant  de  Tunis  qui  peut 
se  permettre  le  luxe  d'un  véritable  gynécée.  L'a- 
bolition de  l'esclavage  et  de  la  traite  des  nègres  a 
porté  un  coup  décisif  à  cette  institution.  Quelques 
Crésus  font  encore  venir  de  la  Circassie  des  esclaves 
blanches  à  prix  d'or.  Quelques  grands  proprié- 
taires fonciers  élèvent  sur  leurs  terres  des  jeunes 
filles,  au  biberon,  pour  ainsi  dire.  Circassiennes 
et  Arabes ,  une  fois  mêlées  à  la  population  d'un 
harem ,  perdent  cette  foi  aveugle  clans  la  ser- 
vitude, jadis  si  profondément  enracinée  parmi  ces 
peuples.  De  là  des  exigeances,  des  plaintes,  des 
difficultés.  Résignées  à  la  réclusion  qu'elles  croient 
inséparable  de  leur  foi  religieuse,  les  femmes  veu- 
lent être  bien  traitées,  bien  nourries,  bien  vêtues.  Le 
bey  seul  a,  sur  son  harem,  droit  de  vie  et  de  mort. 
Les  particuliers  ne  peuvent  plus,  sans  enfreindre 
la  loi,  maltraiter  leurs  femmes.  Une  esclave  (le  mot 
subsiste  toujours)  a  recours  contre  un  maître  cruel  ; 
le  férik,  le  bey,  le  gouverneur  de  province,  la  pro- 
tègent et,  si  la  vie  d'un  harem  lui  est  trop  à 
charge,  elle  a  une  dernière  ressource;  celle  de  se 
réfugier  dans  la  prostitution.  La  monogamie  a 
quelque  chance  d'être  acceptée  par  la  classe  aisée; 
elle  ne  le  sera  pas  de  longtemps  par  le  peuple. 


68  LA    CÔTE    BARBARESQUË 

L'Oriental  est  sensuel  ;  une  seule  femme  ne 
saurait  le  satisfaire,  et  les  harems,  en  disparais- 
sant, ont  fait  une  large  place  à  la  prostitution, 
accrue  en  ces  dernières  années  dans  des  pro- 
portions inouïes.  Tunis,  sur  une  population  de 
120,000  âmes,  compte  25,000  prostituées  ;  Constan- 
tine,  sur  47,000  habitants  en  compte  15,000.  On  a 
dit  que  toute  aimée  était  fille  publique,  et  toute  fille 
publique  aimée.  Sans  contester  absolument  la  vé- 
rité de  cette  assertion,  je  tracerai  une  ligne  de 
démarcation  entre  ces  deux  classes  de  la  prostitu- 
tion. L'aimée ,  c'est  une  courtisane  ;  on  l'envoie 
chercher  ;  elle  se  laisse  attendre,  prier,  et  choisit 
entre  ceux  qui  désirent  l'obtenir  ;  de  plus  elle 
possède  une  maison,  sort  voilée  et  se  repose  pen- 
dant le  jour.  La  fille  publique  sait  danser  aussi,  car 
la  danse  mauresque  n'est  qu'un  balancement  libi- 
dineux de  hanches  que  toute  femme  dépravée  peut 
facilement  réussir.  Le  balancement  doit  être  ac- 
compagné d'un  sourire  gracieux ,  d'un  regard 
lascif,  d'une  attitude  plus  ou  moins  coquette.  On 
devient  aimée,  quand  on  a  le  sourire  très  gracieux, 
le  regard  très  lascif  et  qu'on  connaît  beaucoup 
d'attitudes  ;  on  reste  fille  publique  quand  on  n'a 
rien  de  tout  cela.  La  prostituée  exerce  son  métier 
pendant  le  jour  ;  accroupie  par  terre  auprès  d'une 
porte  ouverte,  qui  sert  d'entrée  au  trou  dont  elle  a 
fait  son  salon  de  réception,  elle  appelle  les  passants 


ET   LE   SAHARA.  69 


de  la  rue.  L'homme  qui  s'est  laissé  séduire  une 
fois  entré,  la  fille  abaisse  une  draperie  qui  pend 
au-dessus  de  sa  porte  et  avertit  de  cette  façon  qu'il 
y  a  du  monde  chez  elle. 

Des  rues  entières  sont  réservées  à  la  débauche  ; 
à  chaque  seuil,  à  chaque  pas,  on  y  rencontre  une 
prostituée,  fardée  comme  il  n'est  pas  possible 
de  l'être  ;  des  animaux,  des  croix,  des  croissants 
peints  sur  les  joues,  entre  les  soucils,  sur  le  menton; 
les  mains  et  les  pieds  nus  enduits  de  henné,  les 
yeux  pleins  d'antimoine,  couverte  de  bijoux  d'or 
ou  de  cuivre,  véritable  enseigne  parlante  de  son 
hideux  métier.  Je  n'ai  pu  visiter  que  le  quartier 
interlope  juif  ;  les  musulmans  sont  jaloux  même  de 
leurs  prostituées;  lorsqu'ils  voyent  un  Européen  pé- 
nétrer dans  une  rue  occupée  par  la  prostitution 
musulmane,  ils  lui  intiment  en  criant  l'ordre  de  se 
retirer  et  il  y  aurait  danger  à  n'y  pas  obéir. 

Quant  aux  aimées  musulmanes,  c'est  chose  com- 
plètement impossible  à  un  étranger  d'en  apercevoir 
une,  même  de  loin.  Elles  professent  un  profond 
mépris  pour  les  chrétiens  et  elles  risqueraient  trop 
d'un  autre  côté  si  on  apprenait  qu'elles  ont  dansé 
devant  un  infidèle.  Il  faudrait  beaucoup  de  temps, 
de  démarches  et  d'argent  pour  en  voir  une  des 
moins  achalandées. 

Les  aimées  fréquentent  les  sérails  des  riches 
Tunisiens.  Seules   ou  plusieurs  ensemble,  elles  y 


70  LA  CÔTE  BÀRBARESQUE 

exécutent  des  danses,  des  exercices  :  accroupies 
sur  les  genoux  et  les  mains,  elles  se  tordent,  s'en- 
roulent des  écharpes  autour  des  bras  et  des  jambes, 
en  se  balançant  dans  une  sorte  de  spasme,  jusqu'au 
moment  où  elles  roulent  épuisées  sur  le  plancher. 
Alors,  le  maître  de  la  maison  et  ses  invités  luttent 
de  générosité  et  collent  des  pièces  de  monnaie  sur 
les  figures,  les  bras,  les  jambes  des  aimées,  éten- 
dues, haletantes.  Les  Tunisiens,  très  jaloux  de  ces 
danseuses,  usent  de  toutes  sortes  de  subterfuges 
pour  les  cacher  aux  yeux  des  Européens  :  jus- 
qu'ici ils  y  ont  parfaitement  réussi.  Les  soi-disant 
aimées  qui  exercent  dans  les  cafés  maures  avec 
accompagnement  d'orchestre,  dans  les  entr'actes 
d'un  récit  fait  par  un  barde  ou  conteui;  populaire, 
ne  sont  que  des  juives,  voire  même  des  fruits  secs 
de  la  prostitution  européenne.  Laides  et  fanées, 
sans  talent,  sans  grâce,  elles  n'obtiennent  aucun 
succès,  même  parmi  les  indigènes  de  la  classe 
moyenne,  qui  voient  toujours  avec  plaisir  le  barde 
reprendre  sa  narration  interrompue. 

La  population  féminine  juive,  très  nombreuse 
dans  les  villes,  se  distingue  facilement  des  musul- 
manes par  son  costume.  Une  Mauresque,  même 
prostituée,  ne  sortira  jamais  sans  voile.  Les  juives 
vont  à  visage  découvert  et  se  vêtissent  dans  la  rue, 
à  peu  de  différence  près,  comme  les  musulmanes 
dans  leur  intérieur  ;  pantalon  collant,  bas  de  coton, 


P^     K, 


Juive  de  Tunis.  Quelques-uns  prétendent  que  ce  costume  étrange 
et  disgracieux  csl  le  véritable  coslume  biblique.  —  Page  71. 


ET    LE   SAHARA.  71 


chemise  bouffante,  bonnet  phrygien  à  pointe  recour- 
bée. Quelques-uns  prétendent  que  ce  costume 
étrange  et  disgracieux  est  le  véritable  costume 
biblique.  Les  juives  sont  jolies  jusqu'à  l'âge  de 
douze  à  treize  ans,  moment  où  elles  deviennent 
filles  à  marier  ;  alors  on  les  traite  comme  les  oies 
de  Strasbourg.  L'embonpoint  constituant  la  su- 
prême beauté  de  toute  Orientale,  on  les  soumet 
pour  les  engraisser  à  des  tortures  sans  nom,  telles 
que  nourriture  farineuse,  immobilité  complète, 
obscurité,  etc.  A  trente  ans  une  juive  de  Tunis  est 
un  paquet  de  chair  molle  et  flasque,  soutenu  par 
des  jambes  d'une  grosseur  monstrueuse.  Les 
israélites  riches  ont  adopté,  à  la  réclusion  et  au 
voile  près ,  le  genre  de  vie  des  grandes  dames 
musulmanes.  La  prostitution  recrute  son  principal 
contingent  parmi  les  pauvres. 

A  l'exception  d'un  très  petit  nombre  de  dames 
européennes  de  la  société,  les  chrétiennes  tra- 
vaillent en  qualité  de  servantes  libres  dans  les 
harems  des  riches  Maures  ;  il  y  a  des  actrices  atta- 
chées à  une  misérable  bicoque  décorée  du  nom 
de  théâtre  Italien.  Deux  ou  trois  Françaises  de  la» 
petite  bourgeoisie  tiennent  des  boulangeries,  mer- 
ceries, cafés  et  parmi  les  prostituées  on  rencontre 
beaucoup  de  Maltaises  et  quelques  Siciliennes.  En 
résumé  la  population  féminine  chrétienne  est  insi- 
gnifiante. 


72    .  LA   CÔTE    BARBAKESQIE 

J'allais  oublier  ces  femmes  dont  l'habit  est  vé- 
néré d'un  bout  de  l'hémisphère  à  l'autre  :  je  veux 
parler  des  Sœurs  de  charité.  Respectées  à  Tunis 
comme  partout,  elles  pénètrent,  seules  peut-être 
parmi  les  Européens  des  deux  sexes,  dans  les  inté- 
rieurs musulmans  les  plus  mystérieux.  Les  Tuni- 
siens les  appellent  marahouta  (saintes  femmes). 


IV 


Précis  de  l'histoire  de  Tunis.  —  Politique  actuelle.  —  Armée. — 
Administration.  —  Finances.  —  Impôts.  —  Population.  —  Re- 
ligion. 


Strabon  parle  de  Tunis  dont  l'origine  se  perd, 
sans  métaphore,  dans  la  nuit  des  temps.  Jusqu'à 
la  conquête  musulmane,  Tunis,  située  sous  le  vent 
de  Garthage,  subit  la  destinée  de  sa  puissante  voi- 
sine. Tour  à  tour  vassale  de  Rome,  ou  de  Byzance, 
conquise  par  les  Vandales,  reprise  par  les  Grecs, 
elle  ne  vécut  de  sa  propre  existence  que  sous  le 
sceptre  de  l'Islam.  En  670,  Tunis  devint  la  capitale 
delà  principauté  mahométane  de  Kaïrouan,  tribu- 
taire des  califes  de  Bagdad.  Les  sultans  de  Kaïrouan 
se  déclarèrent  bientôt  indépendants,  mais  attaqués 
parles  Fatimiles  ils  furent  défaits  et  dépossédés. 

Vers  l'an  1010  les  Fatimites  furent  supplantés 
par  Aboul-Agen,  chef  Berbère,  qui  après  avoir 
lutté  de  longues  années  contre  le  roi  du  Maroc, 
Youssouf-Ben-Tachfîn,  parvint,  victorieux  et  vaincu 
tour  à  tour,  à  fonder  une  dynaslie  qui  régna  jusqu'en 
1140,  année  où   Àbou-Abd- Allah   Mohammed  le 

5 


74  LA  CÔTE   BARBARESQUE 

Mahadi,  chef  de  la  dynastie  des  Almohades, 
s'empara  de  Tunis. 

Les  Almohades,  rois  de  Tunis,  furent  des  princes 
éclairés:  ils  nouèrent  des  relations  avec  Pise, 
Gênes  et  Venise,  et  régnèrent  tranquillement  sur 
cette  partie  de  l'Afrique.  En  1270,  les  Mérinites 
les  vainquirent  et  fondèrent  la  quatrième  dynastie 
musulmane.  Ce  fut  en  1249,  sous  un  roi  almohade, 
Mohammed-Mostanser,  que  Louis  IX  fit  son  expé- 
dition. Les  relations  de  Tunis  avec  la  France 
datent  de  ce  moment  et  l'influence  française  tantôt 
grandie,  tantôt  diminuée,  a  su  toujours  se  main- 
tenir sur  la  côte  barbaresque.  Les  rois  de  la  dy- 
nastie mérinite  gouvernèrent  jusqu'au  seizième 
siècle,  époque  où  les  frères  Barberousse,  Aroudj 
et  Kheir-Ed-Dinn,  après  des  phases  d'échecs  et  de 
succès,  chassant  Muley-Hassan,  dernier  roi  méri- 
nite, ou  chassés  par  l'allié  de  ce  roi,  Charles-Quint, 
réussirent  à  s'emparer  définitivement  de  Tunis  et 
en  firent  hommage  au  Grand  Seigneur.  En  1574, 
Sinan- Pacha  prit  possession  de  la  Régence  au  nom 
du  sultan  Sélim  III. 

Les  Turcs  fondèrent  un  gouvernement  d'oligar- 
chie militaire  ;  le  cley  recevait  l'investiture  à  Cons- 
tantinople,  mais  cette  investiture  n'était  que  la 
confirmation  de  l'élection  d'une  soldatesque  tur- 
bulente. Le  pouvoir  des  deys,  d'un  côté  con- 
trôlé par  le  Divan,  soumis  à  toutes  les  exigences 


ET    LE    SAHARA.  75 


des  favoris  corrompus  du  sultan  de  Stamboul, 
était  de  l'autre  côté  à  la  merci  d'une  révolution  de 
palais,  et  sous  la  dépendance  directe  du  chef  des 
janissaires. 

Ibrahim  Rodosseli,  élu  en  1590,  n'eut  qu'une 
ombre  de  pouvoir  qu'il  résigna  promptement  entre 
les  mains  de  Moussa,  tout  aussi  incapable,  sup- 
planté dans  l'année  par  Kara-Othman.  Kara- 
Othman  assit  le  pouvoir  des  deys,  fonda  des  villes, 
gouverna  sagement  et  se  fit  craindre  des  janissaires, 
du  Divan,  et  des  puissances  européennes.  Ce  fut 
sous  ses  successeurs  immédiats:  Yousouf,  Ousta- 
Mourad,  Ahmed-Khodja,  Hadj-Mohamed-Laz,  Hadj- 
Mustapha-Laz,  Hadj-Mustapha-Karakous,  Hadj- 
Oghli  et  Hadj-Ghaban,  que  le  royaume  de  Tunis 
brilla  de  tout  son  éclat.  Ces  princes,  soldats  et 
corsaires  intrépides,  surent  maintenir  les  janissaires 
sous  une  discipline  de  fer,  et  réussirent  à  régner 
sinon  tranquillement,  du  moins  avec  quelque  gloire. 

En  1673,  sous  Hadj-Mahomed-Mentéchali,  les 
beys,  princes  des  janissaires,  dépossédèrent  le  sou- 
verain. Depuis  ce  jour  jusqu'en  1705  l'histoire  de 
Tunis  est  une  longue  série  de  combats  entre  les 
deys  et  les  beys,  qui  se  termina  finalement  à  l'avan- 
tage de  ces  derniers.  Dans  l'espace  de  trente -trois 
ans,  dix-neuf  deys  furent  renversés,  exilés,  étran- 
glés, décapités  par  les  beys.  En  1705,  Hussein- 
Ben-Ali,   bey   des  janissaires  victorieux ,  obtint 


LA   CÔTE    BARBARESQUE 


officiellement  de  la  Sublime-Porte  le  pouvoir  sou- 
verain, à  condition  de  maintenir  le  dey  à  la  tèle 
de  ses  ministres,  avec  le  titre  d'Excellence,  et 
comme  représentant  du  Grand- Seigneur.  Peu  à 
peu  cette  dernière  distinction  disparut.  Aujour- 
d'hui le  dey  s'appelle  férik  :  c'est  le  très  humble 
sujet  du  bey  et  le  gouverneur  révocable  de  Tunis. 
Cette  place  autrefois  si  brillante  est  maintenant 
occupée  par  ce  Sidi-Sélim  que  nous  avons  vu 
rendre  la  justice  au  Dar-El-Bey. 

Hussein-Ben-Ali  est  le  fondateur  de  la  dynastie 
husseinite  qui  règne  encore.  C'est  le  premier  sou- 
verain à  titre  héréditaire  ;  c'est  aussi  le  premier  qui 
songea  à  s'affranchir  de  la  suprématie  politique  de 
la  Porte.  Ali-Pacha,  son  neveu  et  successeur, 
Mohamed-Bey  et  Ali-Bey,  régnèrent  avec  des 
alternatives  de  gloire  et  de  désastre,  bataillant 
avec  les  Algériens,  les  Européens  et  les  Tripoli- 
tains,  sans  trop  se  préoccuper  clu  bien-être  de  leurs 
sujets.  C'étaient  des  princes  valeureux,  entrepre- 
nants, mais  incapables  d'administrer  le  royaume. 
Aussi  quand,  en  1782,  Hamouda-Pacha  obtint  le 
trône,  il  trouva  un  pays  en  proie  aux  incursions  des 
Algériens  et  dévasté  par  les  deys,  qui  n'étaient  pas 
encore  résignés  à  leur  nouvelle  condition.  Ha- 
mouda-Pacha, c'est  la  grande  figure  de  l'histoire 
de  Tunis;  c'est  le  prince  légendaire,  le  justicier  ter- 
rible   à  l'instar  de  Don    Pedro    de    Castille,    le 


ET    LE   SAHARA.  77 


monarque  glorieux  et  magnifique  comme  Haroun- 
El-Raschid,  le  protecteur  et  l'émule  des  Européens, 
le  signataire  de  la  plupart  des  traités  avec  les 
nations  civilisées,  l'homme  enfin  qui,  selon  la  tra- 
dition, invincible  et  invulnérable  pendant  trente- 
deux  années  de  règne,  mourut  sur  son  trône,  au 
milieu  de  l'éclat  sublime  de  la  toute-puissance, 
après  avoir  aspiré  la  fumée  de  sa  pipe.  En  effet 
Hamouda  fut  empoisonné  avec  du  tabac  introduit 
dans  sa  pipe  par  un  porte-pipe.  Depuis,  l'usage 
veut  que  les  cuisiniers  et  les  porte-pipes  du  palais 
soient  recrutés  parmi  les  chrétiens,  sous  prétexte 
qu'un  chrétien ,  n'ayant  pas  d'accointances  avec 
les  hauts  personnages  du  beylick  et  ne  pouvant 
espérer  d'autre  récompense  qu'une  somme  d'ar- 
gent, est  plus  difficile  à  corrompre.  Le  porte-pipe 
et  le  cuisinier  du  bey  régnant  sont  français. 

Olhman-Bey,  frère  et  successeur  d'Hamouda- 
Pacha  fut  assassiné  après  un  règne  de  trois  mois 
(septembre-décembre  181 4)  par  ordre  de  Mahmoud- 
Bey  ;  Mahmoud,  déjà  vieux,  gouverna  neuf  ans  et 
s'éteignit  en  1824  laissant  le  pouvoir  à  son  fils, 
Hussein-Bey. 

Hussein,  ami  de  Charles  X,  eut  le  bon  esprit 
de  ne  prendre  aucun  souci  du  fanatisme  de  son 
peuple,  et  de  se  réjouir  franchement  de  la  chute 
de  son  vieil  ennemi  le  dey  d'Alger.  Ce  fut  le  com- 
mencement   de   notre  amitié  avec  la  Tunisie.  A 


78  LA  CÔTE   BARBARESQUE 

cette  époque  la  France  voulut  même  offrir  les 
beylicks  de  Constantine  et  d'Oran  à  des  princes 
Husseinites.  Si  cette  combinaison  avorta,  c'est  que 
les  Chambres  refusèrent  de  ratifier  le  traité  signé  à 
cet  effet  entre  Hussein-Bey  et  le  général  Glauzel. 
Hussein  mourut  en  1835.  Son  frère  Mustapha  régna 
jusqu'en  1837.  Ahmed-Bey,  son  fils,  personnel- 
lement lié  avec  le  duc  d'Aumale  et  le  prince  de 
Joinville,  visita  la  France  en  1846  et  étonna  Paris 
par  son  luxe  oriental.  Ce  fut  le  premier  souverain 
mahométan  qui  osa  souiller  ses  pieds  au  contact 
d'une  terre  chrétienne.  Depuis  lors  Paris  a  vu  le 
Khédive,  le  Sultan,  le  Shah  de  Perse  et  ne  s'é- 
tonne plus  de  rien,  mais  à  ce  moment  la  visite  du 
bey  de  Tunis  eut  l'importance  d'un  événement. 

Le  gouvernement  de  Mohamed,  cousin  d'Ahmed, 
fut  désastreux  pour  les  finances  de  la  Tunisie.  Mo- 
hamed-Bey ,  prince  oriental  dans  toute  l'accep- 
tion du  mot,  était  prodigue,  insoucieux  et  sensuel. 
Il  dépensa  en  quatre  années  l'épargne  de  ses  pré- 
décesseurs, ruina  le  pays,  augmenta  la  dette  dans 
des  proportions  insensées  et  laissa  à  Mohamecl-es- 
Sadok  une  contrée  dévastée,  une  population  écrasée 
d'impôts,  un  crédit  entamé. 

L'influence  européenne  devient  de  jour  en  jour 
plus  grande  à  Tunis  ;  autrefois  un  chrétien  ne 
pouvait  y  pénétrer  qu'au  risque  de  la  vie  ;  aujour- 
d'hui, non  seulement  le  danger  n'existe  plus,  mais 


ET   LE  SAHARA.  79 


encore  on  se  sent  sur  un  terrain  solide  et  on 
bénéficie  du  respect  que  les  armées  françaises  ins- 
pirent aux  Barbaresques  depuis  la  prise  d'Alger  et 
de  Gonstantine.  La  proximité  de  l'Algérie,  l'intérêt 
et  la  crainte  ont  consolidé  l'influence  française  clans 
le  Moghreb  (Occident),  nom  que  les  Orientaux 
donnent  à  l'Afrique  musulmane  depuis  Tripoli  jus- 
qu'au Maroc.  A  Tunis,  la  politique  a  transformé 
cette  influence  en  une  entente  cordiale.  En  effet, 
si  toutes  les  puissances  entretiennent  des  consulats 
à  Tunis,  seuls,  les  consuls  de  France,  d'Angleterre 
et  d'Italie,  s'y  occupent  d'affaires  politiques. 

La  vieille  amie  du  sultan,  l'Angleterre,  traite  le 
bey  en  vassal  de  Gonstantinople  et  l'entrave  dans 
toute  velléité  d'indépendance.  Or,  le  bey  reconnaît 
le  pouvoir  spirituel  du  sultan,  chef  de  l'islamisme, 
en  répudiant  sa  suzeraineté  temporelle.  C'était  la 
tendance  traditionnelle  de  ces  pachas,  qui,  lors  de 
la  prospérité  de  l'empire  Ottoman,  furent  envoyés 
gouverner  des  pays  lointains  et  sans  communication 
directe  avec  la  métropole  ;  leurs  descendants  réus- 
sirent peu  à  peu  à  s'affranchir  d'un  vasselage  im- 
médiat en  obtenant  l'investiture  de  l'hérédité  dans 
leur  famille.  Les  quelques  exécutions  sommaires  et 
à  huis  clos  que  le  bey  régnant  se  vit  obliger  d'or- 
donner (en  sa  présence,  dit-on ,  clans  une  cour 
intérieure  du  Bardo),  eurent  précisément  pour  cause 
la  tentative  de  deux  de  ses  ministres  et  parents,  de 


80  LA    CÔTE   BARBARESQUE 

replacer  la  Tunisie  sous  la  domination  de  Stam- 
boul, tentative  considérée  par  le  bey  comme  haute 
trahison.  L'exécution  déplut  à  l'Angleterre,  et  le 
prince  fut  forcé  de  prendre  des  ministres  turco- 
philes  et  d'abandonner  le  droit  de  battre  monnaie  à 
son  chiffre  exclusif.  Dans  la' suite,  l'influence  fran- 
çaise, en  s' accentuant  davantage,  permit  à  Moha- 
med-es-Sadok  de  renvoyer  ses  ministres,  sans 
toutefois  les  étrangler  (ce  qui  valait  mieux  sous 
tous  les  rapports). 

Le  possesseur  du  royaume  de  Tunis,  tient  à 
garder  sa  possession  :  il  a  vu  ce  que  coûtaient  des 
relations  trop  suivies  avec  la  Sublime-Porte.  Son 
voisin  le  pacha-bey  de  Tripoli,  paraissant  avoir  ou- 
blié le  sort  des  Karamanli,  roulait  dans  sa  tête  des 
projets  d'indépendance  :  il  fut  enlevé  une  nuit 
sur  un  navire  turc,  remplacé  par  une  créature  du 
grand  vizir  et  conduit  à  Constantinople  d'où  il 
réussit  à  s'échapper.  Le  bey  de  Tunis  recueillit 
le  fugitif  et  lui  accorda  jusqu'à  sa  mort  une  fas- 
tueuse hospitalité.  Le  sort  du  prince  de  Tripoli 
fit  réfléchir  Mohamed-es-Sadok  et  le  jeta  fran- 
chement entre  les  bras  de  la  France,  dont  l'in- 
térêt exige  l'indépendance  de  la  Tunisie.  En  effet, 
il  est  plus  commode  de  traiter  directement  avec  un 
voisin  faible  que  de  s'adresser  à  tout  propos  à 
Constantinople. 

Fort  de  la  protection  française,  le  bey  s'affranchit 


ET   LE    SAHARA.  81 


du  vasselage;  en  187G,  l'unique  marque  de  défé- 
rence qu'il  accordait  au  sultan,  c'était  le  salamalek 
(salut)  adressé  à  travers  les  mers,  par  un  maître 
de  cérémonies,  à  grand  bruit  de  tambours,  de  cym- 
bales et  de  fifres.  Aujourd'hui  Mohamed-es-Sadok 
comprend  que  ses  amis  véritables  sont  à  Paris  et 
malgré  l'opposition  de  la  majorité  de  ses  con- 
seillers, il  se  laisse  diriger  par  les  consuls  géné- 
raux de  France.  Sans  souci  de  l'opposition  an- 
glaise, il  a  signé  dernièrement  en  faveur  d'une 
compagnie  française,  une  concession  de  chemin 
de  fer  à  travers  tout  le  Beylick  jusqu'à  25  kilo- 
mètres de  la  frontière  algérienne.  Toutefois,  clans 
les  circonstances  récentes,  Mohamed-es-Sadok, 
après  avoir  pendant  quelque  temps  suivi  les  sages 
conseils  du  consul  général  de  France,  qui  l'enga- 
geait à  se  désintéresser  du  conflit  turco- russe,  se 
laissa  circonvenir  par  les  agents  de  l'Angleterre,  et 
commença  par  faire  porter  au  Dar-el-Bey  un  coffre 
vide  destiné  à  être  rempli  d'or  par  ses  sujets,  aux- 
quels permission  fut  accordée  de  faire  des  sacri- 
fices en  faveur  du  sultan,  calife  et  chef  de  croyants. 
Jusque-là,  le  mal  n'était  pas  trop  grand.  Mais  ne 
voilà-t-il  pas  que  le  bey,  en  l'absence  du  consul  de 
France,  se  décida  a  envoyer  un  contingent  de 
troupes,  ce  qui  équivalait  à  une  déclaration  de 
guerre  à  la  Russie.  Les  conséquences  de  ce  coup 
de  tète  sont  incalculables.  Les  troupes  ne  partirent 

5. 


82  LÀ   CÔTE   BARBARESQUE 

pas  faute  d'hommes  et  de  moyens  de  transport  ; 
mais  le  fait  n'en  existe  pas  moins  dans  toute  sa 
maladresse. 

Il  est  de  notoriété  publique  sur  la  côte  africaine, 
que  l'Italie  a  jeté  son  dévolu  sur  la  Tunisie.  Le 
consul  de  Tunis  à  Bône  et  les  gouverneurs  des 
provinces  du  littoral  sont  depuis  quinze  ans  oc- 
cupés à  empêcher  des  colons  italiens  de  s'ins- 
taller, sous  la  protection  occulte  de  leur  gouverne- 
ment, dans  les  îles  inhabitées  des  Fratelli,  Plane, 
des  Chiens,  etc..  qui  font  partie  du  territoire  tu- 
nisien. Il  est  de  l'intérêt  du  bey  d'empêcher,  coûte 
que  coûte,  cette  prise  de  possession  anticipée. 
Étant  donnés  l'alliance  Prusso-Russe,  la  mémoire 
proverbiale  des  Russes,  et  les  sentiments  bienveil- 
lants que  l'Allemagne  ne  dissimule  pas  pour  la 
jeune  Italie,  la  suppression  du  Beylik  ne  saurait 
peser  beaucoup  dans  la  balance,  et  la  France, 
malgré  sa  meilleure  volonté,  ne  pourrait  peut-être 
pas  s'opposer  à  la  décision  d'un  congrès  euro- 
péen. 

Les  choses  ainsi  posées,  on  comprendra  facile- 
ment pourquoi  les  missions  d'Italie,  d'Angleterre  et 
de  France,  sont,  sur  ce  petit  coin  de  territoire 
africain,  dans  un  état  de  rivalité  permanente.  Jus- 
qu'ici la  politique  tunisienne  a  suivi  l'impulsion 
française.  Dieu  veuille  que  le  gouvernement  n'ait 
pas  à  se  repentir  d'avoir  prêté  l'oreille  à  d'autres 


ET   LE   SAHARA. 


inspirations,  et  que  les  peuples  de  la  Tunisie,  si 
heureux  sous  l'administration  paternelle  de  Mo- 
hamed-es-Sadok,  ne  regrettent  amèrement  leur 
enthousiasme  irréfléchi  pour  la  cause  turque. 

Si  après  avoir  examiné  la  politique  en  général, 
on  étudie  les  relations  plus  intimes  que  les  trois 
puissances  ont  avec  le  Beylick,  on  verra  que  la 
France,  limitrophe  de  la  Tunisie  par  ses  posses- 
sions algériennes,  est  la  mieux  partagée.  Le  bey 
s'évertue  à  éviter  un  froissement,  possible  parfois, 
sur  des  questions  religieuses.  Le  Sahara  —  où 
la  frontière  de  Tunis  se  confond,  faute  de  ligne  de 
démarcation,  avec  la  frontière  française  —  est  un 
passage  très  commode  pour  les  criminels  de  droit 
commun  de  la  province  de  Constantine.  La  loi  mu- 
sulmane interdit  formellement  de  livrer  un  fidèle, 
quelque  coupable  qu'il  soit,  à  la  justice  d'un  chré- 
tien. Le  bey  prouva  en  ces  derniers  temps,  qu'il  y 
a  avec  le  ciel  des  accommodements.  Après  avoir 
refusé  de  signer  un  traitéM'extradition,  il  fit  em- 
barquer sur  un  navire  étranger  tous  les  Algériens 
réfugiés  dans  ses  Etats,  et  avertit  les  autorités 
françaises  de  la  destination  du  navire.  Au  pre- 
mier port  appartenant  à  une  puissance  ayant 
traité  avec  la  France,  les  individus  poursuivis 
furent  arrêtés.  De  cette  façon,  le  bey,  sans  trans- 
gresser la  loi  de  Mahomet,  satisfit  aux  exigences 
françaises. 


84  LA   CÔTE    BARB.VRESQUE 

La  Sicile,  Malte,  et  l'Algérie  déversent  à  Tunis 
le  trop  plein  de  leur  populaîion.  Les  Siciliens  et 
les  Maltais ,  tous  chrétiens ,  donnent  beaucoup 
d'embarras  au  gouvernement ,  par  leur  moralité 
douteuse,  le  droit  d'appel  aux  consuls,  et  l'invio- 
labilité des  consulats;  les  sujets  français,  pour 
la  plupart  musulmans ,  s'accordent  très  bien  avec 
l'autorité  locale.  Tout  cela  fait  que  malgré  les 
efforts  des  consuls  d'Angleterre  et  d'Italie  ,  la  su- 
prématie française  à  Tunis  est  mieux  établie  que 
dans    n'importe    quel  pays  d'Orient. 

En  terminant  cette  digression  politique,  trop  lon- 
gue peut-être  pour  les  destinées  d'un  si  petitpays, 
je  dirai  quelques  mots  des  trois  premiers  ministres 
qui  se  sont  succédé  en  ces  derniers  temps.  Mus- 
tapha-Khasnadar,  convaincu  de  connivence  avec  la 
Turquie,  de  dilapidation  et  de  brigandage,  échappa 
à  la  mort  grâce  à  l'énergie  de  sa  femme,  parente  du 
bey,  qui  menaça,  si  l'on  attentait  aux  jours  de  son 
mari,  d'ameuter  la  populace,  en  se  montrant  sans 
voile  dans  la  rue.  Le  ministre  déchu  habite  sa 
maison  située  place  de  Halfaouin,  et  n'en  sort 
jamais ,  se  drapant  dans  sa  disgrâce.  Mustapha- 
Kasnadar  fut,  dit-on,  un  seïde  de  l'Angleterre  , 
ennemi  de  la  France  et  de  la  civilisation.  Kheir- 
Ed-Dinn-Kasnadar,  son  gendre,  lui  succéda.  Il  n'y 
a  qu'une  voix  à  son  sujet.  Ce  fut  un  homme  d'État, 
profond  politique  et  sage  administrateur.  Les  pro- 


ET   LE    SAHARA.  80 


grès  que  la  civilisation  a  faite  à  Tunis,  lui  sont 
dus.  Pavage  des  rues,  route  du  Bardo,  voies,  con- 
structions, collèges  ;  il  établit,  protégea,  organisa 
tout.  Connaissant  les  usages  de  l'Europe,  qu'il  avait 
longuement  étudiée,  et  où  il  s'est  retiré  après  sa 
chute,  tolérant,  instruit,  éclairé,  il  déplut  au  parti 
religieux,  très  puissant  dans  tout  pays  musulman,  et 
fut  remplacé,  sans  toutefois  encourir  ni  disgrâce,  ni 
confîscaiion  de  biens.  Il  attend  entreRome  et  Paris, 
que  les  circonstances  le  replacent  enlumière.  (1) 
Pour  le  moment,  le  pouvoir  est  partagé  entre 
Mohammed- Kasnadar,  riche  vieillard  très  estimé, 
etMustapha-Ben-Ismaèl,  charmant  jeune  homme  , 
grand  favori  du  bey,  trop  jeune  encore  pour  occu- 
per la  première  place,  mais  qui  apprend,  à  la  jus- 
tice et  à  la  marine,  dont  il  cumule  les  ministères,  à 
triturer  les  affaires  de  l'État.  L'intelligence  indis- 
cutable de  Mustapha-Ben-Ismaël  fait  croire  que  son 
stage  ne  sera  pas  long  ;  tout  Tunis  le  considère 
déjà  comme  le  successeur  désigné  du  vieux  et 
vénérable  Mohammed-Kasnadar,  et  on  espère  que 
son  administration  sera  aussi  profitable  au  Beylick 
que  l'a  été  celle  de  Klieir-Ed-Dinn  (2). 

Les   voyageurs  qui   ont    visité   Tunis   évaluent 


'(1)  Aujourd'hui  Kheir-Ed-Dinn  est  grand  visir. 

(2)  Aujourd'hui  Mustapha-Ben-Ismaël  est  premier  ministre, 


86  LA   CÔTE   BARBÀRESQUE 

à  10,000  hommes  le  chiffre  de  l'armée  régulière 
entretenue  par  le  bey,  et  à  25,000  les  nomades,  etc. 
compris  clans  ce  qu'on  appelle  l'armée  irrégulière. 
Nous  n'avons  rien  vu  de  pareil.  L'armée  régu- 
lière se  compose,  à  mon  sens,  d'un  régiment  de 
garde  de  corps,  de  1,000  hommes,  assez  bien 
équipés  et  payés  quasi-régulièrement,  et  de  2  ou 
3,000  soldats,  mal  nourris,  mal  vêtus,  qui,  sous  le 
nom  de  garde  tunisienne  ou  marocaine ,  servent 
de  garnison  aux  villes  fortifiées.  J'ai  habité  Tunis 
deux  semaines,  et  j'ai  constaté  une  ressemblance 
si  frappante  entre  les  physionomies  des  faction- 
naires, que  je  suis  porté  à  soupçonner,  qu'ici 
comme  en  Perse,  les  soldats,  une  fois  installés  au 
corps-de-garde,  en  font  leur  domicile  et  ne  le  quit- 
tent qu'à  l'heure  de  la  mort. 

En  ajoutant  à  ces  2  ou  3,000  soldats  5  ou  600  zap- 
tiés  (gendarmes),  troupe  d'élite,  chargée  de  la  sécu- 
rité publique,  on  arrive  à  5,000  hommes,  chiffre  le 
plus  élevé  auquel  peut  prétendre  l'effectif  de  l'ar- 
mée tunisienne.  Il  est  vrai  que  ces  5,000  hommes 
sont  commandés  par  plus  de  1,000  officiers  et  de 
100  généraux,  sans  compter  les  amiraux.  Ce  sont 
des  serviteurs  du  bey  et  des  ministres,  qui  après 
avoir  obtenu  le  grade  honorifique  de  lieutenant, 
capitaine,  ou  colonel,  se' prennent  au  sérieux  et  se 
croient  aptes  à  commander  les  masses.  Si  Ton 
prend  en  considération  que  soldats  et  officiers  cher- 


ET   LE   SAHARA.  87 


chent  leur  pain  quotidien  là  où  ils  peuvent  le  trou- 
ver, qu'ils  ne  sont  ni  nourris,  ni  logés,  ni  payés,  on 
comprendra  que  la  Tunisie  n'est  pas  une  puissance 
militaire,  —  ce  à  quoi,  d'ailleurs  elle  n'a  aucune 
prétention.  En  revanche,  les  Arabes  nomades  sont 
tous,  sinon  des  guerriers,  du  moins  des  bandits.  Dé- 
daigneux de  la  mort,  braves  et  entreprenants,  ils- 
méprisent  l'autorité  du  bey  et  servent  à  rendre 
les  communications  à  peu  près  impraticables  dans 
l'intérieur  cle  la  régence.  Incapables  de  se  plier 
aux  exigences  de  la  discipline  et  par  conséquent 
de  se  mesurer  avec  une  armée  régulière,  ils 
sont  pour  le  gouvernement  un  embarras,  plutôt 
qu'un  appui.  L'artillerie  de  campagne  est  plus- 
qu'insignifiante;  les  canons  garnissent  les  em- 
brasures des  murailles  de  Tunis  et  des  forteresses 
maritimes,  afin  sans  doute  d'épouvanter  les  va- 
gues, les  goélands  et  les  mouettes.  La  marine 
Barbaresque,  si  formidable  jadis,  existe  à  peine 
de  nom,  c'est-à-dire  qu'il  y  a  des  amiraux  et  un 
ministre  de  la  marine,  mais  pas  le  moindre  vais- 
seau. L'envoi  du  contingent  tunisien  au  secours 
du  sultan  n'a  jamais  eu  lieu,  faute  de  moyens  de 
transport. 

Telle  qu'elle  est,  l'armée  suffit  à  maintenir  un 
ordre  relatif  dans  la  Régence,  dont  la  superficie 
est  de  70,000  kilomètres  carrés,  et  la  population  de 
2  millions  d'âmes.  Cette  population  très  hétérogène 


88  LÀ   CÔTE   RARBÀRESQUE 

dans  les  grands  centres,  ne  se  compose  dans  les 
campagnes  que  de  Berbères  (Kabyles,  Kobo'ils)  de 
race  autochthone,  et  d'Arabes  sédentaires  ou  no- 
mades, de  race  conquérante. 

Dans  les  villes  et  particulièrement  à  Tunis,  les 
Berbères  -ne  viennent  qu'en  passant.  Les  Arabes, 
devenus  sédentaires  sous  le  nom  de  Maures,  et  les 
Turcs,  forment  une  partie  importante  de  la  popu- 
lation. Les  Koulouglis,  les  Nègres  et  les  Euro- 
péens complètent  l'appoint.  Les  habitants  chrétiens 
des  villes  de  la  régence  sont  Maltais  ou  Siciliens. 
A  Tunis,  il  y  a  quinze  cents  Français,  quelques 
Anglais,  Allemands  et  Espagnols. 

Tout  cela  s'administre  en  vertu  du  pacte  fonda- 
mental, ou  de  traités  passés  avec  les  différents 
États  (Belgique,  Hollande,  France,  Angleterre,  Sar- 
daigne,  Espagne,  Danemark)  (1).  Les  musulmans, 
sous  le  couvert  illusoire  du  pacte,  dépendent  en 
réalité  du  bon  plaisir  du  boy  et  cleskaïds.  Les  Eu- 
ropéens vivent  sous  les  lois  de  leurs  pays  respec- 
tifs, que  leurs  consuls  sont  chargés  de  faire  exé- 
cuter (Exemple  :  un  délit  ou  crime  commis  par  un 
sujet  français,  est  jugé  par  le  consul  assisté  du 
juge-consul,  mais  l'inculpé  peut  en  appeler  à  la  cour 
d'Aix  en  Provence).  Les  juifs,  dont  l'établissement 

(1)  Belgique  1839,  —  Danemark  1754,  Hollande  1762,  Portu- 
gal 1813,  Sardaïgne  1816,  —  Angleterre  1762,  France  (le  der- 
ni^r)  1826. 


ET   LE   SAHARA.  80 


à  Tunis  date,  selon  la  tradition,  de  la  prise  de 
Jérusalem  par  Titus,  souffrent  encore  d'une  situa- 
tion d'infériorité  vis-à-vis  des  Maures.  Ceux  qui 
réclament  la  protection  d'un  consulat  européen  (1) 
que  la  plupart  des  Israélites  de  Tunis  s'empres- 
sent d'invoquer,  bénéficient  des  lois  organiques  de 
leur  pays  adoptif  ;  les  autres  restent  soumis  aux  lois 
tunisiennes  et  les  fonctionnaires  musulmans  les 
maintiennent  dans  un  état  de  vasselage.  Ils  ne  par- 
ticipent à  aucun  des  privilèges  reconnus  aux  ci- 
toyens mahométans  ;  il  est  vrai  qu'ils  ne  subissent 
aucune  charge  et  qu'ils  sont  exempts  d'impôts. 
Jadis  persécutés,  violentés  dans  leur  religion,  ils 
jouissent  aujourd'hui  d'une  entière  sécurité  ;  la  su- 
prématie musulmane  se  résoud  en  une  sorte  de 
mépris  platonique  accepté  franchement  par  les  fils 
d'Israël.  Le  dernier  juif  immolé  pour  cause  de 
religion  était  un  fou,  qui,  après  avoir  provoqué  la 
populace  en  invectivant  l'islamisme,  fut  exécuté 
d'après  l'ordre  d'Ahmed-Bey,  obligé  à  cette  mesure 
par  la  voix  publique. 

Les  nègres,  originaires  du  Soudan  ou  du  centre 
de  l'Afrique,  presque  tous  musulmans ,  sinon  de 
naissance,  du  moins  par  conversion,  émancipés  de 
droit,  esclaves  de  fait,  sont,  au  point  de  vue  admi- 
nistratif,, confondus  avec  la  population  arabe. 

(1)  J'aurai  l'occasion  de  revenir  sur  cette   loi   de  protection. 


90  LA   CÔTE   BARBARESQUE 


Les  deux  emprunts  Erlanger-Oppenheim  1863, 
35  millions,  1865,  25  millions)  et  la  dette  intérieure 
(Terkeris,  40  millions)  excèdent  de  beaucoup  le 
budget.  Les  créanciers  ont  exigé  l'installation  d'un 
comité  Européen.  Mohamed- es-Sadok  accepta  le 
contrôle  avec  la  plus  grande  loyauté  ;  désireux  de 
se  libérer,  il  se  contente  d'une  liste  civile  de  quel- 
ques millions  de  francs,  et  abandonne  les  revenus 
du  Beylick  à  ses  créanciers.  Un  Français,  M.  Le- 
blant,  employé  supérieur  au  ministère  des  finances, 
présidait  en  1877  le  comité  de  la  dette  tunisienne, 
mission  délicate  dont  l'éminent  financier  s'est  ac- 
quitté, dit-on,  avec  une  rare  habileté.  Le  coupon 
de  la  dette  extérieure  n'est  peut-être  pas  exacte- 
ment soldé,  toutefois  la  régence  de  Tunis  n'en  est 
pas  encore  à  suspendre  ses  paiements,  comme  Ta 
fait  dernièrement  le  pays  qui  prétend  lui  imposer 
sa  loi. 

La  perception  des  impôts  se  fait  d'une  façon  dé- 
fectueuse. Les  impôts  principaux  consistent  en  : 
1°  une  capitation  annuelle  de  20  à  25  piastres  (1); 
2°  dîmes  prélevées  sur  les  recettes  de  graines  bru- 
tes ;  3°  bamoun,  impôt  sur  les  oliviers,  et  4°  droits 

(1)  J'ai  été  à  Tunis  en  1877-1878.  Aujourd'hui  je  ne  saurais 
garantir  l'exactitude  des  chiffres.  (Note  de  l'auteur.) 


ET   LE  SAHARA.  94 


sur  le  négoce  (boutiques,  vente  de  grains,  bes- 
tiaux, etc.)  (1).  Ces  impôts  ne  concernent  que  les- 
musulmans.  Juifs  et  chrétiens,  par  la  raison  qu'ils 
ne  participent  à  aucune  des  faveurs  du  gouverne- 
ment, sont  exempts  de  toute  charge. 

L'héritier  du  trône,  le  bey  du  camp  —  selon  la 
loi  turque,  le  plus  âgé  des  parents  du  souverain 
régnant, —  perçoit  l'impôt. 

A  cet  effet,  il  franchit  l'Atlas,  accompagné  de 
soldats,  d'officiers,  de  dignitaires,  et  récolte,  pen- 
dant l'hiver,  l'argent  des  provinces  limitrophes  du 
Sahara.  En  été,  il  s'occupe  du  littoral.  Le  cortège 
du  prince  très  nombreux,  ruine  les  pays  traversés, 
car,  en  outre  de  l'impôt,  il  est  d'usage  que  les  tribus 
fassent  des  présents  aux  serviteurs  de  l'héritier 
présomptif  ;  les  frais  de  route  sont  considérables  ; 
tout  fonctionnaire  tunisien  se  croit  le  droit  de  ran- 
çonner le  trésor  ;  la  plupart  des  contribuables  ne 
livrent  leur  argent  «que  quand  ils  ne  peuvent  faire 
autrement  et  il  ne  rentre  guère  dans  les  coffres  de 
l'État  que  le  tiers  de  l'impôt  perçu,  obtenu  souvent 
après  une  bataille  acharnée. 

Le  bey  a  encore  un  autre  moyen  de  battre  mon- 
naie :  c'est  de  faire  rendre  gorge  à  ses  favoris  en 
disgrâce.  Malheureusement  ce  moyen  ne  profite 
pas  aux  finances. 

(1)  Il  y  quelques  impôts  que  le  gouvernement  n'avoue  pas,  tel 
que  l'impôt  sur  la  prostitution. 


92  LA    CÔTE    BAKBARESQUE 

On  comprend  qu'un  pareil  système  n'est  pas  fait 
pour  encourager  l'agriculture,  florissante  à  peine 
aux  environs  de  Tunis,  ni  le  commerce,  tout  à  fait 
insignifiant.  Des  tissus  de  laine  et  de  soie  vendus  à 
l'intérieur  de  l'Afrique,  les  achachias  (spécialité  de 
Tunis,  calottes  rouges  connues  en  Europe  sous  le 
nom  de  fez,  un  peu  d'huile,  des  dattes  et  des 
éponges  deSeffax,  voici  ce  que  la  Tunisie  exporte 
pour  une  somme  annuelle  fort  peu  élevée.  En  re- 
vanche, les  soieries  de  Lyon  et  de  Saint-Etienne,  les 
étoffes  françaises  et  anglaises  alimentent  un  très 
grand  commerce  de  détail  qui  enrichit  la  ville  de 
Tunis,  au  préjudice  du  reste  de  la  régence.  Ce  sys- 
tème défectueux  est  impossible  à  modifier  tant  que 
l'industrie  restera  inconnue  aux  Arabes. 

Le  sol  de  la  régence  est  des  plus  fertiles  :  les 
céréales,  les  arbres  fruitiers  des  climats  tempérés 
et  tropicaux,  l'olivier,  le  gommier,  etc.,  y  pous- 
sent sans  le  secours  des  bras  de  l'homme  :  les  mon- 
tagnes regorgent  de  minerai,  la  mer  est  pleine  de 
corail  et  d'épongés.  Tout  cela  est  inexploité  :  les 
terrains  sont  en  friche,  les  filons  abandonnés.  Allah 
Kerim  ! 

¥    ¥ 

Les  musulmans  se  divisent  en  deux  sectes  :  Les 
Sunnites  et  les  Chiites.  Tout  le  Moghreb,  l'Egypte 
et  la  Turquie  sont  Sunnites.  Les  Sunnites  (du  mot 


ET   LE    SAHARA.  93 


Sunna,  tradition)  admettent  les  Haddits  ou  sen- 
tences de  Mahomet,  recueillies  par  les  disciples 
du  prophète,  surtout  par  El-Boukhara.  Ils  se  sub- 
divisent en  quatre  sectes  :  Les  Améfis,  les  Chafais, 
les  Malekis  et  les  Hambilis.  Les  Chiites  n'ad- 
mettent que  le  Coran  ;  Mahomet  a  dit  qu'il  n'y 
avait  pas  d'autre  dieu  que  Dieu,  ils  disent  qu'il 
n'y  a  pas  d'autre  livre  que  le  Livre.  La  majorité 
des  Tunisiens  appartient  à  la  secte  sunnite-maleki. 
Les  Améfis  sont  presque  aussi  nombreux.  Il  y  a  à 
peine  quelques  Chiites. 

Les  monuments  religieux  de  Tunis,  appelés  vul- 
gairement mosquées,  se  subdivisent  en  quatre  caté- 
gories. Les  Djama,  mosquées  à  chaires  où  un  Ou- 
léma prononce  la  prière  et  adresse  des  conseils  aux 
croyants  ;  les  Mesdjed,  lemples  sans  chaires  exclu- 
sivement réservés  à  l'oraison;  les  Zaonïa  et  les 
Bit-El-Salad,  chapelles  servant  de  sépulture  à 
quelque  saint,  parfois  simplement  de  station  prépa- 
ratoire à  la  méditation  dans  une  grande  mosquée. 
Les  temples  de  toutes  les  sectes  de  l'islamisme  se 
ressemblent  identiquement.  Une  voûte  nue  sans 
ornements,  soutenue  par  des  colonnes  torses  ou 
droites  ;  des  tapis  ou  des  nattes  par  terre  ;  une  cour 
ou  une  fontaine  pour  les  ablutions.  Les  princi- 
pales mosquées  de  Tunis  sont  :  Djama-Ez-Zitounn 
(Mosquée  de  l'Olivier)  entourée  d'un  mur  élevé, 
avec  des  colonnes  de  marbre  provenant  de  Car- 


LA   COTE   BARBARESQUE 


thage  et  une  bibliothèque;  Djama-Sicli-Mahrez, 
lieu  d'asile  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  Djama- 
Sidi-Yousouf,  Djama-Sahab-El  Tabadji  ;  la  plus 
belle  de  toutes,  Djama-Bab-Djezira. 

Jusqu'à  présent  il  a  été  impossible  à  un  Euro- 
péen de  pénétrer  dans  l'intérieur  d'un  monument 
religieux.  Un  prince  de  Prusse  récemment  de 
passage  à  Tunis,  n'a  pu  en  obtenir  la  permission 
du  bey,  son  hôte.  Un  particulier  ne  saurait  même 
y  songer. 

Le  chef  du  clergé  s'appelle  Cheik-Ul-Islam 
(vieillard  qui  connaît  le  droit  chemin)  :  c'est  le 
vicaire  du  Cheik-Ul-Islam  de  Stamboul.  Puis 
viennent  dans  la  hiérarchie  ecclésiastique ,  les 
Imam  (évêques),  les  ouléma  (prêtres),  les  mara- 
bouts (saints,  fakirs),  les  derviches  et  les  santons 
(moines,  ermites),  et  enfin  les  mollahs  (diacres). 
Ces  comparaisons  sont  approximatives,  car  au 
point  de  vue  du  clergé  le  mahométisme  diffère 
totalement  du  christianisme.  Le  prêtre  musulman 
n'est  pas  comme  le  nôtre  un  vicaire  de  Dieu, 
ayant  droit  de  lier  et  de  délier,  impeccable  et 
redouté.  C'est  un  homme  connaissant  très  bien  le 
'Coran,  par  conséquent  savant  ;  ayant  pendant  de 
longues  nuits  de  rêverie  interprété  les  versets 
du  Livre,  par  conséquent  possédant  "sur  la  re- 
ligion une  appréciation  plus  saine  que  le  com- 
mun des  mortels  ;  on   lui  doit  respect  et   obéis- 


ET  LE   SAHARA.  93 


sance  ;  mais  il  n'a  aucune  mission  divine.  Il  est, 
plus  qu'un  laïque,  agréable  à  Allah,  voilà  tout.  Les 
marabouts,  les  derviches  et  les  santons  sont  des 
fanatiques  qui  se  torturent  et  se  livrent  à  toutes 
sortes  de  macérations  pour  la  plus  grande  gloire 
de  Dieu.  Les  musulmans  les  révèrent,  les  croient 
aptes  à  faire  des  miracles,  leur  baisent  les  mains, 
les  vêtements,  ne  les  tuent  ni  ne  les  maltraitent 
jamais,  mais  les  considèrent  comme  fous. 

—  Pourquoi  faire  souffrir  son  corps,  puisque 
Dieu  ne  l'exige  pas,  disent-ils.  Allah  a  obscurci 
leur  esprit,  pour  qu'ils  nous  édifient  par  leur  exis- 
tence, et  leur  a  accordé  le  don  des  miracles  pour 
raffermir  notre  foi. 

Les  insensés  sont  à  leur  tour  vénérés  comme  des 
saints.  Le  souffle  d'Allah  a  passé  sur  eux,  disent 
les  Orientaux.  En  résumé  tout  fou  est  marabout  et 
vice-versa.  Quand  les  marabouts,  les  santons  et 
les  derviches  ne  sortent  pas  complètement  nus,  il 
se  vêtissent  de  la  façon  la  plus  singulière.  Un  sa- 
vant allemand  a  traversé  les  contrées  les  plus 
mystérieuses  de  la  Régence,  et  pénétré  chez  des 
peuples  auxquels  l'habit  européen  était  complè- 
tement inconnu,  en  habit  noir,  cravate  blanche, 
culotte  courte  et  chapeau  gibus.  Les  populations  le 
prenaient  poi*r  un  derviche. 

Tout  homme  ayant  perdu  l'esprit  est  en  commu- 
nication directe  avec  Allah  et   devient  inviolable 


96  LA   CÔTE   BAKBAP.ESQUE 

sous  le  nom  de  marabout.  Cependant  il  y  a  des 
individus  très  sensés  qui  par  ambition  ou  vocation 
se  font  derviches.  Geux-là  désignent  les  prières,  les 
improvisent  quelquefois  et  exercent  une  grande 
influence  sur  les  masses.  Abd-El-Kader  fut.  un 
marabout  pareil. 

Les  muezzins,  sans  appartenir  précisément  au 
clergé,  sont  des  sacristains  chargés  d'appeler  les 
fidèles  à  la  prière.  Ils  habitent  généralement  les 
mosquées  et  remplissent  leur  office  moyennant  ré- 
tribution. 

Il  existe  sur  la  côte  barbaresque  des  corporations 
nommées  Khouans,  sortes  d'associations  ou  sectes 
religieuses  et  politiques  à  la  fois.  Surveillées  en  Al- 
ger ie,  elles  florissent  libres  etinoffensivesen  Tunisie. 
Les  Khouans  (frères),  sont  affiliés  à  un  ordre  reli- 
gieux musulman  dont  les  rites,  règles  et  statuts 
ont  été  dictés  par  un  marabout  fondateur,  inspiré 
par  Mohammed  en  personne.  Ces  associations  sont 
régies  par  un  Kralifa,  général  de  l'ordre,  vicaire 
du  marabout  susdit.  Les  Aïssaoua  appartiennent 
à  une  confrérie  fondée  il  y  a  300  ans  par  un  fameux 
saint  marocain  du  nom  de  Sidi  Mohammed  Ben 
Aïssa  (1),  appelé  vulgairement  Sidi-Aïssa.  Ces 
Khouans  prétendent  avoir  reçu  du  marabout  le 
pouvoir  de  charmer  serpents  et  scorpions,  lécher 

(1)  Mahomet,  fils  de  Jésus. 


ET   LE    SAHARA.  97 


les  fers  chauds,  etc.  Ils  possèdent  en  réalité  des 
secrets  curieux  et  un  indiscutable  talent  de  pres- 
tidigitation. 

Tout  homme  qui  a  fait,  selon  les  prescriptions 
légales,  le  pèlerinage  de  la  Mecque,  reçoit  le  titre 
honorifique  de  Hadji  et  jouit  d'une  certaine  consi- 
dération. Don-El-Hadja,  dernier  mois  de  l'année, 
est  consacré  au  pèlerinage  de  la  Mecque.  Au- 
trefois ,  pour  accomplir  cette  pieuse  excursion , 
il  fallait  i  averser  la  Tripolitaine,  l'Egypte  et  la 
mer  Rouge  ;  comme  un  voyage  isolé  à  travers 
ces  plaines  de  sable,  habitées  par  des  nomades 
féroces  et  irréligieux,  était  quasi-impossible,  les  Tu- 
nisiens se  joignaient  à  une  caravane,  nommée 
Rakeb,  qui  partait  tous  les  ans  du  Maroc,  le  sep- 
tième u  ois  de  Tannée  (Redjeb).  Celte  caravane 
forte  de  (3,000  hommes  et  d'autant  de  chevaux  et 
chameaux,  au  moment  de  passer  la  frontière  de 
Tunis,  comptait  parfois,  à  son  arrivée  sur  les  bords 
de  la  mer  Kouge,  25,000  Marocains,  Algériens,  Tu- 
nisiens, Tripoli  tains,  Égyptiens.  Obligée  de  guer- 
royer avec  les  bandits  nomades  et  de  suivre  régu- 
lièrement les  prescriptions  du  Coran,  la  caravane 
avait  un  chef  temporel,  le  Cheik-el-Rakeb,  et  un 
chef  spirituel;  un  Marabout.  Aujourd'hui  le  pèle- 
rinage se  fait  plus  simplement. 

Un  bateau  à  vapeur  anglais,  venu  au  mois  de 
novembre  dans  les  eaux  de  La   Goulette,  recueille 

6 


98  LA    CÔTE   BARBARESQUE 

les  pèlerins  et  les  débarque  à  Djeddah,  pour  une 
somme  très  minime.  Un  seul  navire  peut  trans- 
porter en  les  entassant,  5  à  6,000  pèlerins.  Malgré 
le  peu  de  confortable  qu'il  présente ,  ce  mode  de 
transport  a  été  adopté  par  la  majorité  des  Tunisiens. 
Les  zélés  et  les  dévots  se  joignent  seuls  au  Ra- 
keb ,  qui  continue  à  traverser  le  désert  avec  des 
forces  beaucoup  moins  imposantes  que  jadis. 

Les  Tunisiens  ont  le  respect  des  morts.  C'est 
un  sacrilège  non  moins  grand  de  fouler  au  pied 
le  sépulcre  d'un  croyant  que  d'entrer  dans  une 
mosquée.  La  terre  qui  recouvre  un  mort,  eût-il  été  le 
dernier  des  esclaves,  ne  doit  pas  être  remuée.  Il  ne 
faut  pas  troubler  un  croyant  dans  son  repos  éternel. 
Tout  musulman  a  droit  à  une  tombe  qui  lui  est 
propre  :  il  ne  peut  en  être  dépossédé.  Il  en  résulte 
que  la  campagne  de  Tunis  n'est  qu'une  vaste  né- 
cropole. Les  cimetières  n'ont  ni  enclos  ni  haies. 
Les  penchants  des  collines  sont  couvertes  de 
dalles  sans  aucun  ornement,  mais  avec  un  petit 
enfoncement,  sorte  de  trou  creusé  dans  la  pierre 
tumulaire,  afin  de  conserver  l'eau  des  pluies  pour 
les  oiseaux.  Les  tombeaux  des  saints  sont  tenus 
avec  plus  de  soin.  On  construit  ordinairement  le 
Marabout  (nom  donné  à  la  tombe  de  tout  saint) 
sur  l'emplacement  de  la  maison  du  pieux  person- 
nage décédé,  ou  s'il  est  mort  dehors,  à  l'endroit 
où  il  est  tombé  pour  ne  plus  se  relever.  Ceci  expli- 


ET  LE   SAHARA.  99 


que  la  présence  de  quelques  tombeaux  au  milieu 
des  bazars  de  Tunis.  Le  Marabout,  petite  construc- 
tion carrée  invariablement  blanche  à  dôme  de  cou- 
leur, donne  son  nom  au  village  dont  il  est  le  plus 
rapproché  :  Sidi-Amor,  Sidi-Bou-Saïd,  etc.  C'est 
ainsi  que  de  nombreux  villages  tunisiens  portent 
des  noms  d'hommes. 

Les  cendres  de  certains  bienheureux  musulmans 
ont  le  privilège  d'opérer  des  miracles.  Sidi-Fath- 
Allah,  marabout  enterré  suruneéminence  à  l'orient 
de  Tunis,  fait  cesser  la  stérilité,  le  plus  grand  des 
malheurs  prévus  par  une  femme  musulmane. 

Celle  qui  désire  avoir  un  enfant  doit  se  rendre  en 
pèlerinage  jusqu'au  pied  de  la  montagne,  monter  le 
rocher  de  50  toises  en  haut  duquel  se  trouve  le 
tombeau  de  Sidi-Fath-Allah,  réciter  sans  cesse 
pendant  l'ascension  le  premier  chapitre  du  Coran 
(Fatha),  puis,  après  avoir  imploré  le  saint,  se  laisser 
glisser  avec  une  pierre  plate  appliquée  sur  le  ventre. 
A  côté  du  marabout  de  Sidi-Fath-Allah,  se  trouve 
celui  de  Lella-Manouba,  femme  qui  ayant  fait  vœu 
de  chasteté,  a  reçu  le  don  des  miracles  après  sa 
mort. 

Les  Tunisiens,  superstitieux  au  possible,  croient 
aux  goules,  aux  génies,  aux  djinns,  à  l'astrologie, 
à  la  magie.  Des  intelligences  intermédiaires,  supé- 
rieures à  l'homme,  peuplent  le  ciel  et  se  meuvent 
dans  l'air.  Y  croire  n'est  pas  un  péché;  Mohammed 


100  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

lui-même  en  parle  dans  le  Coran.  La  superstition 
la  plus  accréditée  à  Tunis,  c'est  le  mauvais  œil, 
dont  on  se  préserve  en  faisant  peindre  sur  sa  porté 
une  main  ouverte,  ou  en  portant  le  même  emblème 
sur  soi. 

Les  Juifs  ont  adopté  cette  superstition.  Toutes 
les  maisons  de  Tunis,  musulmanes  ou  juives,  ont 
une  main  peinte  sur  le  mur,  parfois  avec  du  sang  ; 
une  femme  ne  consentirait  jamais  à  sortir  sans 
avoir  sur  elle  un  bijou  ayant  forme  de  main.  Si 
par  hasard  on  a  oublié  ce  préservatif,  on  peut  con- 
jurer le  mauvais  œil,  en  prononçant  le  chiffre  5. 
Les  compliments  sur  la  beauté  des  enfants,  des 
chevaux,  portent  malheur.  Si  on  vous  présente  un 
enfant  indigène,  la  plus  grande  politesse  que  vous 
pouvez  faire  au  père,  c'est  de  lui  cracher  dessus. 
La  salive  joue  un  grand  rôle  en  Orient  depuis  les 
temps  les  plus  reculés.  Jésus-Christ  a  opéré  des 
miracles  avec  sa  salive.  Un  Marabout  qui  crache 
sur  un  Tunisien  lui  octroie  une  faveur. 

Après  le  mahométisme ,  c'est  la  religion  juive 
qui  compte  dans  la  régence  de  Tunis  le  plus  d'adhé- 
rents. Les  Juifs  Tunisiens  sont  Talmudistes-Or- 
thodoxes.  Ils  célèbrent  leurs  fêtes ,  et  tiennent  à 
leur  culte  avec  cette  àpreté  passive  qui  est  le  ca- 
ractère distinctif  de  la  race  d'Israël.  Comme  les 
Musulmans  vont  ta  La  Mecque,  ils  se  rendent  en  pè- 
lerinage à  Jérusalem.  Du  reste,  ils  ont  adopté  toutes 


ET    LE    SAHARA.  101 


les  superstitions  de  leurs  maîtres  et  croyent  aux 
Djinns,  aux  goules  et  à  la  magie. 

Les  seuls  chrétiens  ayant  droit  de  cité  à  Tunis, 
sont  les  catholiques  romains.  Les  réformés  et  les 
Grecs ,  tolérés ,  n'ont  cependant  ni  temples  ni 
prêtres.  Les  Anglais  prient  clans  la  chapelle  de 
leur  consul.  Le  catholicisme  seul ,  grâce  aux 
efforts  de  la  France  ,  est  parvenu  à  une  institution 
d'état.  Il  y  a  à  Tunis  un  couvent  de  capucins,  des 
églises  et  un  évèque.  La  chapelle  de  Saint-Louis, 
aux  environs  de  Tunis,  devenue  territoire  français, 
est  desservie  par  des  moines.  Enfin  un  collège 
franco -musulman,  institué  sous  les  auspices  du  gé- 
néral Kheir-Ed-Dinn  et  dirigé  par  M.  Rocca,  fonc- 
tionne sans  provoquer  trop  de  méfiance  de  la  part 
des  indigènes.  Ce  collège  est  une  des  curiosités  de 
Tunis.  En  effet,  des  précepteurs  catholiques-ro- 
mains, en  contact  perpétuel  avec  des  enfants  musul- 
mans, leur  enseignent  l'histoire,  la  géographie, 
les  mathématiques,  pendant  que  clans  une  autre 
pièce,  ces  mêmes  enfants  reçoivent  leur  instruction 
religieuse  des  Mollahs,  qui  leur  apprennent  à  psal- 
modier le  Coran.  Or  le  Coran  et  la  science  chré- 
tienne sont  en  contradiction.  Malgré  cela,  les  profes. 
seurs  savent  si  bien  s'y  prendre,  qu'ils  inculquent 
les  rudiments  de  la  science  aux  enfants,  sans  trop 
froisser  leurs  opinions  religieuses. 

J'ai   visité  ce   collège,  tenu  avec  une  propreté 

6. 


102  LA  CÔTE   BARBARESQUE 

inusitée  dans  ces  climats,  et  j'en  suis  sorti  pénétré 
de  la  grandeur  de  la  tâche  que  la  France  a  entre- 
prise dans  cette  partie  de  l'Afrique.  L'idée  civili- 
satrice propagée  lentement,  sans  froissement  de 
conscience ,  peut  arriver  à  un  résultat  bien  autre- 
ment sûr  que  cette  propagande  irraisonnée  de  l'idée 
religieuse,  inadmissible  parfois,  impraticable  pres- 
que toujours  en  Asie  et  en  Afrique,  que  l'on  décore 
chez  nous  du  nom  de  mission.  Les  examens  que 
M.  Rocca  a  bien  voulu  faire  passer  en  ma  présence, 
m'ont  donné  une  haute  opinion  de  l'intelligence 
de  la  plupart  des  petits  musulmans  de  Tunis. 


V 


Environs  de  Tunis.  —  Carthage. —  Insuffisance  des  fouilles. 
—  La  chapelle  Saint-Louis.  —  Les  moines.  —  Départ  de 
Tunis. 


Les  antiquités  de  Tunis  offrent  peu  d'intérêt.  La 
construction  plus  que  fragile  des  maisons,  voire 
même  des  mosquées,  ne  résiste  guère  à  l'action  du 
temps.  Les  beys  ont  traversé  l'histoire  sans  laisser 
aucune  trace  de  leur  passage.  La  demeure  du 
souverain,  le  jour  même  de  son  décès,  est  aban- 
donnée par  son  successeur,  qui  la  laisse  tomber 
en  ruines.  Peu  à  peu  les  ruines  sont  envahies  par 
les  chacals  et  les  hyènes.  Cinquante  ans  ont  suffi 
pour  faire  de  la  poussière  des  plus  beaux  souvenirs 
de  la  puissance  barbaresque.  Je  ne  crois  pas  qu'il 
y  ait  dans  toute  la  Tunisie  un  édifice  datant  de 
Hancouda-Pacha. 

En  revanche,  à  peine  sorti  de  la  ville,  on  com- 
mence à  distinguer  les  ruines  d'un  aqueduc  ro- 
main, qui  traverse  la  campagne  pour  rejoindre, 
dit-on,  celui  de  Zahouan.  Sous  ses  arches,  tantôt 
debout,  tantôt  écroulées  et  couvrant  la  campagne 


104  LA   CÔTE   BAR1URESQUE 

d'un  tas  de  décombres,  passent  les  caravanes  du 
désert.  Ces  ruines  se  succèdent  parfois  sans  inter- 
ruption :  parfois  elles  sont  très  espacées.  Entre 
elles,  la  campagne  piétinée  par  les  chameaux  est 
lisse  :  le  temps  a  nivelé  tout. 

L'aqueduc,  vu  au  coucher  du  soleil,  avec  ses 
arches  interminables  dont  on  aperçoit  toujours  un 
pan,  quand  on  croit  les  voir  terminées,  tranche  en 
teintes  sombres  sur  les  masures  blanches  de  la 
ville  et  de  la  campagne,  et  semble  protester  contre 
l'existence  des  châteaux  de  plâtre,  devenus  le  nec 
plus  ultra  de  l'architecture  arabe. 

A  quelques  kilomètres  de  Tunis,  on  commence 
à  distinguer  un  cap  jaunâtre,  couvert  de  petites 
pierres  irrégulières  ,  mêlées  à  d'autres  pierres 
rondes  :  c'est  Carthage... 

Il  serait  superflu  de  parler  de  ces  ruines  si  sou- 
vent décrites.  Il  n'est  toutefois  pas  inutile  de  dire 
qu'elles  ont  été  mieux  décrites  que  fouillées.  L'in- 
différence du  gouvernement  des  beys  y  ouvre  ce- 
pendant un  vaste  champ  aux  ambitions  archéo- 
logiques. Quand  on  songe  que  la  journée  d'un 
fellah  est  payée  1  fr.  25  c.  tout  au  plus,  que  les  Tu- 
nisiens sont  forts  et  laborieux,  que  cent  ouvriers 
abattraient  par  jour  une  besogne  énorme  à  un  prix 
relativement  minime,  —  pour  3,000  francs,  on  peut 
fouiller  le  solde  Carthage  pendant  un  mois,  pour 
36,000  francs,  pendant  toute  l'année  —  que  le  bey 


ET   LE  SAHARA.  dOo 


n'a  aucune  prétention  à  la  propriété  des  merveilles 
de  l'art  ancien,  dont  il  ignore  l'existence,  on  est 
surpris  que  les  archéologues,  si  obstinés  à  remuer 
des  terrains  déjà  exploités,  ne  veuillent  pas  se 
donner  la  peine  de  s'essayer  sur  ce  terrain  quasi 
vierge. 

En  effet,  les  quelques  fouilles  exécutées  par 
M.  Beulé  et  autres,  ont  prouvé  que  le  sol  de  Car- 
thage  recèle  les  vestiges  de  trois  époques  diffé- 
rentes :  Byzantine,  Romaine  et  Punique. 

Détruite  de  fond  en  comble  trois  fois,  et  rebâtie 
deux  fois  par  ses  destructeurs  mêmes,  Garthage 
doit  nécessairement  présenter  trois  couches  dis- 
tinctes. C'est  sur  les  décombres  que  les%  reconstruc- 
teurs opéraient.  Gomme  partout  et  toujours,  on 
s'est  servi  des  vieilles  murailles  pour  les  bases 
et  les  murs  des  nouvelles  maisons. 

L'exhaussement  du  terrain  de  Rome  ou  de  Paris 
a  pour  cause  l'édification  des  nouvelles  maisons 
sur  d'anciennes  bases.  En  fouillant  la  terre  sous 
toutes  les  villes  âgées  de  quelques  siècles  on  arrive 
à  des  vestiges  souterrains  d'habitation. 

Les  pierres  de  l'époque  punique,  trouvées  à 
Carthage  ne  sont ,  à  mon  sens ,  que  des  frag- 
ments utilisés  par  les  Romains,  lors  de  la  première 
reconstruction.  Personne  n'est  encore  arrivé  à  la 
couche  des  décombres  où  dort  la  Garthage  des 
Hannon  et  des  Hamilcar.  La  cité  punique,  dont  il 


106  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

y  a  certainement  des  restes  —  car  il  est  impossible, 
surtout,  étant  donnée  l'insuffisance  des  moyens  de 
destruction  connus  des  Romains,  de  réduire  une 
ville  au  ras  de  la  terre,  (1)  —  est  à  une  profon- 
deur où  la  pioche  des  savants  n'est  pas  encore 
allée. 

Les  pierres  rondes  qu'on  ramasse  par  milliers 
sur  l'emplacement  de  l'ancien  port  (?)  de  Carthage, 
sont  des  pierres  de  fronde  employées  par  des 
mercenaires,  dont  quelques  tribus  étaient  troglo- 
dytes. On  trouve  tout  autour  de  ce  soi  disant 
port  des  couteaux  de  silex,  etc..  Carthage  a  été 
ravagée  tant  de  fois  par  tant  de  nations  diverses, 
qu'on  douta  des  découvertes  modernes,  relatives 
à  l'emplacement  de  la*  cité  punique.  En  effet, 
il  est  peu  probable  que  ce  coin  si  dévasté  ait 
encore  gardé,  au  ras  déterre,  des  traces  de  ses 
habitants  primitifs.  D'autre  part,  la  présence  de 
ces  pierres,  totalement  rondes,  à  côté  des  armes 
de  silex,  m'autorise  à  émettre  la  supposition  sui- 
vante : 

L'endroit  appelé  Carthage,  port  de  Carthage,  etc., 
ne  serait  que  l'emplacement  du  camp  des  merce- 
naires (situé  au  dehors  de  la  ville).  Les  armes  de 
silex  appartenaient  à  des   peuplades  du  fond  de 

(1)  L'expression  :  «  passer  la  charrue  sur  une  ville,  »  m'a  paru 
toujours  une  menace  difficilement  applicable,  surtout  aux  grandes 
villes,  bâties  comme  bâtissaient  les  Romains. 


ET  LE   SAHARA.  107 


l'Afrique,  encore  troglodytes,  qui  attirées  par  l'ap- 
pât du  gain,  se  sont  enrôlées  parmi  les  défenseurs 
de  Carthage.  Reconnaissant,  une  fois  mises  en 
rapport  avec  des  nations  plus  civilisées,  la  supé- 
riorité des  moyens  de  défense  de  celles-ci,  les  tro- 
glodytes abandonnèrent  leurs  armes  qui,  épar- 
pillées à  terre,  ne  représentant  aucune  valeur  pour 
les  dominateurs  du  sol,  ont  pu  parfaitement  rester 
là,  pendant  des  siècles,  sans  être  dérangées  par 
personne. 

Je  crois  que  la  proximité  des  citernes  ne  saurait 
être  un  argument  contre  ma  version.  Les  citernes 
auraient  pu  très  bien  être  suburbaines,  si  elles  sont 
de  construction  punique,  ce  dont  je  doute  fort;  si,  au 
contraire,  et  c'est  supposable,  elles  furent  bâties  par 
les  Piomains,  lors  de  la  reconstruction  de  Carthage, 
rien  ne  prouve  que  la  nouvelle  cité  ait  été  édifiée 
sur  l'emplacement  précis  de  l'ancienne.  Il  est  même 
probable  que  l'enceinte  en  a  été  sensiblement  mo- 
difiée. A  un  kilomètre  de  ce  qu'on  appelle  ici  Car- 
thage, est  situé  le  terrain  qui  entoure  le  tombeau 
de  saint  Louis,  concédé  à  la  France  par  le  bey.  Ce 
terrain  est,  prétend-on,  situé  sur  l'emplacement  de 
Byrsa.  Une  vallée  assez  large  et  couverte  de  végé- 
tation sépare  les  deux  éminences,  M.  Beulé,  en 
fouillant  le  terrain  français,  y  a  trouvé,  à  une  pro- 
fondeur relativement  insignifiante,  des  vestiges  de 
constructions    antiques.   Après    avoir  extrait    les 


108  Là   CÔTE   BARBARESQUE 

pierres  les  plus  remarquables,  on  a  laissé  à  fleur 
de  terre  des  ruines  qui  forment  comme  une  grotte 
au  milieu  du  jardin.  L'ornementation  des  murs 
retrouvés  par  M.  Beulé,  différente  de  celle  qu'on 
a  l'habitude  d'observer  dans  les  monuments  ro- 
mains, ne  prouve  toutefois  pas  que  ce  soient  des 
murs  puniques.  Même  après  la  destruction  de  Car- 
tilage, les  populations  de  la  province  continuèrent  les 
traditions  historiques,  religieuses  et  architecturales 
de  leurs  anciens  maîtres,  que  les  Romains,  selon 
leur  règle  invariable  de  conduite,  ne  songèrent 
jamais  à  modifier.  La  tolérance  romaine  était  telle, 
on  le  sait,  que  la  métropole  adoptait  les  cultes  des 
peuplades  conquises,  et  que  les  colons  des  pays 
orientaux  ou  africains,  s'identifiaient  parfaitement 
avec  les  mœurs  des  vaincus.  Il  est  plus  que  pro- 
bable que  les  matériaux,  d'ornementation  surtout, 
de  la  Carthage  punique,  ont  servi  à  l'embellisse- 
ment de  la  Carthage  romaine. 

Plus  loin,  à  5  kilomètres  à  l'ouest,  Sicli  Bou-Saïd, 
ravissant  village  arabe,  forme  sur  la  montagne  un 
parallélogramme  quasi-régulier.  Le  Marabout  cé- 
lèbre dont  ce  village  porte  le  nom,  repose  au  fond 
d'une  mosquée  fréquentée  par  les  dévots  musul- 
mans de  toute  classe.  Les  habitants  de  Tunis,  de 
retour  de  ces  lieux  vénérés,  en  rapportent  des  mé- 
dailles antiques,  des  fragments  très  remarquables, 
et  parlent  de  murs,  de  ruines  qu'on  découvre  aux 


ET   LE   SAHARA.  109 


environs,  sur  la  route  de  Souk-Harras.  En  vérité, 
il  serait  assez  difficile  à  un  archéologue  solitaire 
d'entreprendre  des  travaux  de  ce  côté,  car,  si  la 
campagne  de  Tunis  est  sûre,  dès  qu'on  s'éloigne 
de  la  ville,  on  est  à  la  merci  du  fanatisme  et  de  la 
rapacité  des  habitants  :  néanmoins  l'influence  de 
la  France,  indiscutable  ici ,  pourrait  obtenir  faci- 
lement pour  une  mission  archéologique  l'appui 
de  quelques  gardes  du  bey,  escorte  suffisante  à 
maintenir  en  respect  les  populations  du  littoral. 
Comme  cette  excursion  exigerait  un  temps  très 
court,  et  ne  nécessiterait  qu'une  dépense  modeste, 
elle  serait  utile,  ne  fût-ce  que  pour  se  persuader 
de  la  vérité  des  allégations  des  dévots  arabes. 

Je  me  suis  étendu  si  longuement  sur  cette  ques- 
tion, à  l'effet  de  prouver  que  les  recherches  tentées 
jusqu'à  ce  jour  à  Garthage  on  été  insuffisantes  (1). 
Une  question  historique  ou  archéologique  ne  peut 
être  étudiée  sérieusement  ici,  qu'en  exécutant  des 
fouilles  sur  un  espace  de  10  kilomètres  de  côtes, 
travail  difficile,  ardu,  mais  peu  dispendieux  et  ne 
présentant  pas  de  danger  réel.  L'avantage  qu'on  en 

(l)  Je  n'ose  pas,  n'ayant  aucune  prétention  d'être  archéologique, 
m'élever  autrement  que  dans  celte  note  microscopique  contre  les 
assertions  de  tous  ceux  qui  reconstruisent  la  Carthage  punique 
en  indiquant  jusqu'à  l'emplacement  des  quartiers  et  des  rues 
Byrra  Megara,  le  temple  d'Esculape  (chapelle  Saint-Louis),  de 
Vénus,  etc.  Je  n'ai  rien  vu  de  précis  dans  ces  pierres  dissémi- 
nées sans  ordre. 

7 


110  LA   CÔTE  BÀRBARESQUE 

retirerait  à  cette  heure,  serait  la  possession  indis- 
cutée des  objets  découverts ,  le  gouvernement  du 
Bey  n'en  étant  pas  encore  à  se  préoccuper  des  anti- 
quités trouvées  dans  le  Beylick,  antiquités  dont  il 
ignore  non  seulement  l'existence,  mais  la  raison 
d'être. 

La  côte  Barbaresque  est  ouverte  depuis  trop  peu 
de  temps  à  l'activité  et  à  la  science  européennes, 
pour  qu'on  jette  aussi  vite  le  manche  après  la  co- 
gnée. J'ai  entendu  avancer  par  des  personnes  d'un 
mérite  incontestable  qu'il  n'y  avait  rien  à  faire  à 
Garthage,  que  l'archéologie  n'y  trouverait  pas  des 
matériaux  suffisants  pour  compenser  la  fatigue  et 
le  coût  d'une  étude  approfondie.  De  visu,  je  ne  me 
suis  rendu  compte  que  d'une  chose,  à  savoir  :  que 
le  sol  de  Garthage,  à  quelques  endroits,  est  vierge 
de  la  pioche  depuis  quinze  siècles;  à  d'autres, 
depuis  plus  longtemps  encore. 

Ne  pouvant  rien  démontrer  de  positif,  et  ne  vou- 
lant pas,  pour  cause,  suivre  les  errements  de  ceux 
qui  ont  fouillé  ce  sol  superficiellement,  je  ne  parle- 
rai de  Garthage  — dont  l'emplacement  présumé  pré- 
sente aux  yeux  l'aspect  d'une  dévastation  peut-être 
unique  clans  son  genre  —  qu'au  point  de  vue  abso- 
lument descriptif.  Les  talus  arides  adossés  à  la 
mer,  formés  de  petites  pierres  qui  ressemblent  à 
de  la  caillasse,  se  continuent  sur  un  espace  de 
plus  d'un  kilomètre  carré,  et  témoignent  d'une  des- 


ET   LE   SAHARA.  111 


truction  systématique.  Il  est  toutefois  étrange  que 
cette  destruction  exécutée,  comme  je  l'ai  dit  plus 
haut,  avec  les  moyens  primitifs  en  usage  à  Rome, 
ait  si  complètement  annihilé  la  ville,  qu'il  n'en  reste 
pas  une  inscription,  un  pan  de  mur,  un  bras  de 
statue.  Si  on  prend  en  considération  que  pendant 
un  énorme  laps  de  temps,  cette  terre,  refuge  des 
pirates  barbaresques,  a  été  fermée  aux  Européens, 
que  les  rares   conquérants,  tels  que  Louis  IX  ou 
Charles-Quint,  n'ont  jamais  réussi  à    s'y    établir 
d'une  façon  durable,  que  d'ailleurs  saint  Louis  et 
André  Doria  n'avaient  pas  plus  de  notions  archéo- 
logiques que  Sinan-Pacha,  on  arrive  a  douter  abso- 
lument de  l'authenticité  de  l'assertion  de  ceux  qui 
placent  à  cet  endroit  l'emplacement  de  la  ville  pu- 
nique ,  d'autant  plus  que  la  présence  des  citernes 
est    l'unique    preuve   matérielle    sur  laquelle    ils 
s'appuient.  Pour  expliquer  cette  accumulation  de 
pierres,  de  balles  de  fronde,  de  monnaies  de  cuivre, 
des  travaux,  ne  prouveraient-ils  d'une  façon  cer- 
taine que  la  terre  ne  recouvre  rien,  auraient  leur 
utilité,  parce  qu'ils  élucideraient  un  mystère  archéo- 
logique. Il  y  a  d'autant  plus  lieu  de  s'étonner  de 
l'indifférence  des  savants  pour  cette  terre  histori- 
que, que  Tunis  se  trouve  à  trois  jours  de  Marseille 
et  à  quinze  heures  de  Malte,  c'est-à-dire  à  portée 
de  la  France  et  de  l'Angleterre . 

On  fait  l'excursion  de  Garthage  en  voiture  ;  un 


112  LA   CÔTE  F.AltBARESQUE 

chemin  parfaitement  entretenu  conduit  de   Tunis 
au  Bardo  ;  de  là,  après  avoir  longé  la  résidence 
particulière  du  bey,  sorte  de  villa  italienne  enfouie 
dans  les.  jardins,  on  traverse  des  champs  cultivés, 
on  côtoie  les  enclos  des  maisons  de  campagne  — 
villas  Keredine,  Bakkouch,  Hassan — et  on  se  trouve, 
sur  le  tournant  d'un  chemin  creux,  au  milieu  de 
la  caillasse,  qui  vous  force  à  descendre  à  pied  une 
petite  pente.  On  aperçoit  la  mer  devant  soi  ;  à  ses 
pieds     les   citernes,    construction    monumentale, 
d'un  style  purement  romain.  Les  trous  pleins  d'eau 
fangeuse  ménagés  entre  les  colonnes  sont  remplis 
de  serpents  d'eau,  et  des  pâtres  errants  sous  les 
arcades  du  monument  vous    proposent  des  mon- 
naies de  cuivre,  byzantines  ou  romaines,  jamais 
puniques.   Après   avoir   examiné  les   pierres   des 
arcades,  et  contourné  les  citernes,  on  a   tout  vu. 
Les  vestiges    du  pont  qu'on  montre  dans  Tunis, 
ainsi  que  les  ruines  du  Gymnase,  de  l'Amphithéâtre 
et  de  la  maison  d'Annibal,  n'ont  à  mon  sens,  rien 
d'authentique.  Dans  tous  les   cas,  ce  ne  sont  que 
des  ruines  de  la  Garthage  romaine  ou  vandale.  Ce- 
pendant, je  le  répète  encore,  ma  conviction  intime, 
c'est  que  la  plus  intéressante  partie  des  monuments 
est  enfouie  sous  terre. 

Le  cap  de  Garthage  est  séparé  de  la  colline  de 
Saint-Louis  par  un  vallon  ombragé  de  bosquets. 
Les  consuls  de  France  et  d'Angleterre  vont  en  vil- 


ET   LE   SAHARA.  113 


légiature  à  la  Marsa  (ancienne  Megara)  —  village 
situé    au  bord    de    la    mer.   Le    consul   français 
habite  le  palais  d'un  bey.  Le  souverain  de  Tunis, 
obligé   d'abandonner,  de  peur  du   mauvais  œil , 
la  résidence  de  son  prédécesseur,  en  fait  le  plus 
souvent,   après  l'avoir  toutefois   démeublée ,  l'ob- 
jet  d'une  libéralité.  Il  arrive  que  le   palais  d'un 
bey    décédé    reste    longtemps    inhabité.     Comme 
la  moindre   réparation  ne  saurait  avoir   que  des 
conséquences  très  fâcheuses  au  point  de  vue  caba- 
listique sur  les  destinées  du  bey  régnant,  l'édifice 
tombe  peu  à  peu  en  ruines.  Le  cadeau  dans  ces 
conditions  embarrasse  celui  qui  le  reçoit.  Le  cas  s'est 
présenté  pour  le  consulat  de  France,  La  Gamilla,  pa- 
lais démeublé  et  ruiné  d'Hussein,  offert  en  cadeau 
par  Mohammed-Bey,  nécessiterait  pour  réparation 
et  entretien,  le  triple  des  appointements  du  consul 
général. 

En  quittant  le  Marsa,  le  chemin  passe  au  pied 
d'un  olivier  gigantesque,  qui  sert  d'enseigne  à  un 
café  en  plein  vent.  Un  chameau  attelé  à  la  margelle 
du  puits,  tire  mélancoliquement  de  l'eau  en  faisant 
jouer  la  bascule  ;  à  chaque  mouvement  du  chameau, 
on  entend  l'horrible  grincement  du  bois  enchâssé. 
Nous  nous  asseyons  sous  l'olivier.  Le  temps  est 
clair,  autour  de  nous  la  nature  s'épanouit;  le  so- 
leil, chaud,  vivifiant,  resplendit  sur  la  mer  bleue 
et  l'irise  par  endroits  ;  les  oiseaux  chantent,   les 


114  LA   CÔTE  BARBARESQUE 

insectes  bruissent,  et  le  grincement  du  puits  qui 
tranche  sur  l'harmonie  générale  ne  manque  pas 
d'un  certain  charme ,  effet  de  sa  discordance 
même. 

La  chapelle  de  Saint-Louis  (Byrsa?),  église 
petite,  modeste,  plutôt  laide  que  belle,  juchée  sur 
la  plus  haute  éminence  de  la  côte ,  est  entourée 
d'un  mur  qui  limite  le  terrain  concédé  à  la  France. 
Ce  n'est  pas  le  monument,  mesquin  à  notre  avis, 
qui  frappe  l'esprit,  c'est  le  souvenir  ineffaçable  du 
roi  chrétien,  malade  et  vaincu,  venu  mourir  là  avec 
tant  de  dignité,  que  les  populations  musulmanes 
en  ont  jusqu'à  aujourd'hui  conservé  un  sentiment 
d'admiration.  «  C'est  le  plus  fier  chrétien  que  j'aie 
jamais  vu  »,  disait  en  parlant  de  lui  un  cheik  d'E- 
gypte. Cette  fierté  religieuse  a  jadis  été  admirée  et 
comprise  par  les  adversaires  musulmans  du  saint 
roi.  La  croix  qui  surmonte  la  chapelle  du  cénota- 
phe s'élève  aussi  haut  que  le  plus  haut  minaret  des 
environs,  et  c'est  peut-être  l'unique  église  chré- 
tienne que  les  yeux  d'un  voyageur  peuvent  aperce- 
voir d'emblée  en  approchant  d'une  cité  musulmane 
indépendante.  Les  Arabes  et  les  Berbères,  pleins 
encore  de  respect  pour  la  foi  religieuse  de  saint 
Louis,  ne  sont  nullement  choqués  de  ce  sanctuaire 
chrétien  qui  leur  rappelle  une  victoire.  Le  souve- 
nir de  saint  Louis  est  une  des  causes  de  la  sym- 
pathie des  Tunisiens  pour  la  France  et  des  conces- 


ET   LE   SAHARA.  415 


sions  que  nous  avons  su  toujours  obtenir.  L'ar- 
rivée des  galères  à  voiles ,  «  plus  innombrables 
qu'au  ciel  sont  les  étoiles  »,  les  chevaliers  chré- 
tiens et  entin  la  contenance  inflexible  du  roi  de 
France,  ont  été  le  point  de  départ  de  bien  des 
légendes,  qui,  après  avoir  dénaturé  les  faits,  ser- 
vent encore  aux  récits  des  chameliers,  sous  les 
tentes,  pendant  les  haltes  du  soir. 

De  l'autre  côté  de  la  porte  pratiquée  dans  le  mur 
d'enceinte  du  jardin,  on  est  en  France.  Les  moines 
des  missions  chrétiennes  sont  les  custodes  de  cette 
terre  sainte.  Dans  la  première  cour,  nous  rencon- 
trâmes le  supérieur,  le  père  R.oger.  Le  révérend 
père,  homme  d'un  vaste  savoir  et  d'une  haute  intel- 
ligence, a  bien  voulu  nous  faire  les  honneurs  de 
l'établissement  qu'il  dirige.  Le  couvent  est  modeste 
comme  la  chapelle  :  c'est  un  rez-de-chaussée  atte- 
nant au  mur,  percé  de  cellules.  Cinq  moines  et  six 
novices  y  vivent  en  travaillant.  Le  père  Roger 
s'occupe  d'archéologie.  Il  nous  a  menés  au  fond  du 
jardin,  qui  domine  la  côte,  pour  nous  montrer  les 
pans  de  mur,  que  les  récentes  fouilles  entreprises 
par  feu  Beulé  ont  mis  à  jour.  Ces  ruines  de  mu- 
railles, de  temples  ou  de  maisons  sont  assez  consi- 
dérables, mais  je  doute  fort  qu'elles  datent  de  l'épo- 
que punique  :  c'est  tout  au  plus  un  vestige  cle  la 
Garthage  détruite  par  les  Vandales.  En  revanche, 
le  musée  des  révérends  pères  contient  quejques 


116  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

fragments,  petits  en  vérité,  mais  qui  semblent  ap- 
partenir à  la  plus  haute  antiquité.  Ces  fragments 
se  trouvent  partout  aux  alentours,  sur  la  colline 
et  dans  la  campagne.  Les  moines  qui  cultivent  ou 
ceux  qui  jardinent,  les  découvrent  par  centaines, 
à  divers  endroits  de  la  plaine  de  Tunis.  Le  ré- 
vérend père  Roger  a  bien  voulu  me  faire  présent 
de  quelques-uns  de  ces  fragments. 

Nous  revenons  à  Tunis  par  la  rive  droite  du 
lac,  détour  largement  compensé  par  la  superbe 
vue  du  soleil  couchant,  qui  se  reflétant  dans  les 
eaux,  colore  en  rouge  les  montagnes  de  l'horizon. 
C'est  bien  ici  le  paradis  du  chasseur  :  je  n'ai  ja- 
mais vu  une  telle  abondance  de  gibier  de  toute 
sorte. 

La  nuit  allait  tomber  quand  nous  arrivâmes  aux 
portes  de  la  ville,  dont  on  fermait  les  battants  ;  les 
soldats,  gardiens  des  remparts,  tricotaient  à  cœur 
joie,  désireux  d'achever  leur  labeur  quotidien  ;  sur 
les  portes,  la  population  masculine  remplissait  la 
rue  d'une  foule  silencieuse.  Peu  à  peu  les  ténè- 
bres, s'épaississant,  couvrirent  la  ville  d'un  voile 
d'ombres,  au  milieu  duquel  les  figures  drapées 
de  blanc  des  Arabes,  se  mouvaient  comme  des 
fantômes;  leur  va-et-vient  majestueux  et  quel- 
que peu  sépulcral  diminuait  à  vue  d'œil;  quand 
nous  touchâmes  à  l'hôtel,  la  nuit  s'étendait  sur  la 
ville,  devenue  déserte. 


ET   LE   SAHARA.  11 


C'est  notre  dernière  soirée  de  Tunis.  Le  bateau 
arrivé  la  veille,  nous  attend  à  la  Goulette.  Demain, 
il  nous  faudra  quitter  ce  coin  de  la  terre  musul- 
mane, qui  a  peut-être,  de  tout  le  littoral,  gardé  le 
mieux  son  aspect  primitif. 


VI 


De  Tunis  à  Bône.  —  Entrée  en  Algérie.  —  La  Calle.  — 
Bône.  —  La  Banque  d'Algérie.  —  Les  officiers.  —  Hip- 
pône.  —  Jemmapes.  —  La  montée  de  l'Atlas.  —  Les 
lions.  —  Histoire  d'un  Nabab  et  d'un  lion.  —  Philip- 
peville.  —  Arrivée  à  Gonstantine. 

Le  bateau  poste  français,  qui  avait  consenti  à  nous 
prendre  à  son  bord,  accosta  PAjaccio,  de  la  com- 
pagnie Valéry,  au  moment  où  il  levait  l'ancre.  Le 
temps  était  splendide  :  pas  une  ride  sur  la  surface 
de  la  mer,  pas  un  souffle  dans  l'air,  pas  un  nuage 
au  ciel.  Le  crépuscule  empourprait  l'horizon.  Les 
côtes  rougissaient  sous  l'action  des  derniers  rayons 
du  soleil,  et  changeaient  de  teinte,  à  mesure  que 
le  jour  agonisait  derrière  les  montagnes.  De  rouge 
brun,  la  côte  devenait  écarlate,  puis  lilas,  violette, 
noirâtre.  Une  raie  brune  se  forma  bientôt,  ligne  [de 
démarcation  précédant  les  ténèbres.  La  mer  tou- 
jours bleue,  tranchait  avec  l'air  blanc  et  vaporeux. 
Le  navire  cinglait  vers  l'Ouest  et  la  côte  passait  rapi- 
dement devant  nos  yeux.  Le  village  de  Sadi-Bou- 
Saïd,  plus  blanc  encore  de  nuit  que  de  jour,  étalé 
sur  le  cap  sombre,  semblait  un  spectre  chargé  de 


120  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

nous  guider.  Tout  à  coup  une  lumière  jaillit  à  l'ex- 
trémité du  village  :  elle  se  meut,  elle  vacille  ;  nous 
voyons  quelque  chose  de  blanc  auprès  d'elle.  Nous 
sommes  à  cinq  lieues  de  la  côte,  mais  la  transpa- 
rence de  l'air  est  telle  que  nous  distinguons  parfai- 
tement l'Arabe  chargé  d'allumer  le  phare. 

—  C'est  un  phénomène,  même  dans  ces  parages, 
dit  le  capitaine. 

UAjaccio  est  un  navire  à  carène  étroite,  bon 
marcheur,  mais  rouleur  au  possible  ;  malgré  le 
beau  temps,  nous  dansons.  Nous  sommes  dans  des 
parages  relativement  difficiles  :  peu  de  profondeur  ; 
des  récifs,  des  îles  plates  (les  îles  Planes,  Fratelli, 
des  Chiens)  :1e  capitaine  ne  quitte  guère  la  dunette, 
la  nuit  devient  de  plus  en  plus  opaque.  Cepen- 
dant la  mer,  phosphorescente,  semble  vouloir  aider 
les  étoiles  à  dissiper  l'obscurité.  Rien  n'y  fait  :  le 
scintillement  ne  saurait  éclairer.  Nous  glissons  en 
coupant  silencieusement  l'air  noir  et  la  mer  jaune. 

Le  soleil  se  lève  sur  un  rocher  grisâtre,  uni, 
pareil  à  une  ardoise  gigantesque.  De  grandes  lettres 
bleues  forment  sur  ce  rocher,  ces  mots  :  «  Chocolat 
Ibled.  »  Nous  sommes  en  Algérie  ;  ce  que  nous 
voyons,  c'est  le  cap  Roux.  La  côte  est  boisée, 
des  arbres  ornent  les  falaises  :  napals,  sycomores, 
mimosas,  lentisques;  un  exhaussement  de  terrain 
barre  le  chemin  ;  le  bateau  vire  de  bord  pour 
stopper  au  fond  d'une  baie  riante,  entourée  de  co- 


ET    LE    SAHARA.  121 


teaux  verdoyants.  L'air  est  si  limpide  qu'on  distin- 
gue du  pont  les  gouttes  de  rosée  sur  les  feuilles 
des  arbres.  Une  petite  bourgade  termine  la  crique. 
C'est  La  Galle,  patrie  des  lions  et  des  panthères, 
pays  rêvé  des  chasseurs.  Ces  broussailles  qui  à 
perte  de  vue,  couvrent  les  collines  d'une  verte  cri- 
nière, fourmillent  de  fauves.  Plus  on  avance  dans 
le  pays,  plus  on  trouve  de  gibier  à  abattre.  A 
mesure  qu'on  s'approche  de  Soukharras,  les  brous- 
sailles deviennent  bois,  les  arbustes,  arbres,  et  on 
traverse,  dit-on,  une  forêt  presque  vierge. 

La  ville  dormait  encore  :  seul,  un  petit  bateau  se 
détache  de  terre,  glisse  doucement  dans  notre  di- 
rection et  nous  accoste.  Un  officier  français,  pâle, 
jaune,  étendu  sur  un  brancard,  se  fait  hisser  à  bord  : 
à  peine  sur  le  pont,  l'officier  se  relève  et  pousse  un 
soupir  de  joie  ;  ses  joues  se  colorent,  il  fait  quelques 
pas,  il  sourit.  C'est  que  FAjàccio  touche  seulement 
Bône  et  va  à  Marseille.  Le  pont,  c'est  la  France. 
Chef  du  cercle  militaire  de  la  Calle,  le  capitaine  X* 
va  en  congé  de  convalescence. 

Cette  verdure  si  admirable,  où  l'œil  se  repose 
avec  tant  de  plaisir,  n'est  bonne  à  voir  que  de  loin, 
et  couve,  sous  son  aspect  si  riant,  des  fièvres 
pestilentielles. 

Le  navire,  après  dix  minutes  d'arrêt  utilisées  à 
recueillir  le  capitaine,  continue  sa  route  sous  un 
soleil  radieux,  et  par  une  mer  d'huile...  Voilà  Bône. 


122  LA   CÔTE   BÀRBARESQUE 

Un  touriste  ne  devrait  jamais  quitter  un  pays 
quasi  barbare  que  pour  revenir  dans  une  contrée 
tout  à  fait  civilisée,  où  le  manque  de  pittoresque 
est  largement  compensé  par  la  satisfaction  du 
bien-être,  mais  la  demi-civilisation  qui  consiste  à 
revêtir  une  ville  arabe  d'une  mince  couche  d'appa- 
rence européenne,  ne  procure  qu'un  sentiment  de 
désillusion.  Venu  cle  Marseille,  peut-être  meserais- 
je  extasié  sur  la  végétation  réellement  exception- 
nelle qui  environne  Bône  de  tous  côtés,  peut-être 
aurais-je  eu  du  plaisir  à  suivre  de  l'œil  les  burnous 
des  quelques  rares  indigènes  éparpillés  clans  les  rues 
tirées  au  cordeau  de  la  sous-préfecture  française, 
mais  venant  de  Tunis,  l'aspect  de  Bône  me  navra. 
Déjà  sur  le  bateau,  j'avais  eu  un  avant-goût  de 
cette  civilisation  en  travail,  qui,  tout  en  étant  pro- 
fitable au  pays,  froisse  le  voyageur  avide  de  choses 
nouvelles.  Le  bateau  de  la  Galle  avait  pour  second 
passager  un  magnifique  Arabe,  au  profil  biblique, 
à  la  barbe  noire,  aux  dents  blanches. 

—  Quelque  prince  du  désert,  quelque  cheik 
nomade  du  Sahara,  me  disais-je  ! 

C'était  le  curateur  aux  successions  vacantes  du 
district  de  Bône,  s'exprimant  en  français,  style  de 
palais. 

—  Les  forêts  du  district  ne  sont  pas  encore 
exploitées  par  les  chasseurs,  mais  bientôt  on  vien- 
dra poursuivre  le  gibier  jusque  chez  nous,  dit-il. 


ET   LE    SAHARA.  123 


La  première  figure  que  nous  aperçûmes  sur  le 
quai  —  on  débarque  à  quai  à  Bône,  —  fut  celle  d'un 
douanier  :  la  première  chose  qu'on  nous  obligea 
de  faire,  ce  fut  d'aller  à  la  Douane,  pour  y  subir  le 
désagrément  de  voir  bouleverser  nos  malles  avec 
une  ténacité  presque  injurieuse.  Ce  ne  fut  qu'après 
une  discussion  de  deux  heures  que  nous  pûmes 
quitter  la  baraque  en  bois  qui  sert  de  douane  à 
Bône,  pour  nous  acheminer  vers  l'hôtel.  Grâce  à  des 
lettres  de  recommandation  puissantes,  je  réussis 
cependant  à  introduire  un  vieux  burnous  et  trois 
paires  cle  babouches  (1). 

Adieu  flèches,  minarets,  maisons  irrégulières, 
coins  obscurs  et  mystérieux ,  rues  tortueuses , 
foule  bigarrée.  Un  trottoir  large,  dallé,  bordé  de 
constructions  à  la  Haussmann  ;  une  rue  monotone, 
déserte,  traversée  de  temps  en  temps  par  un 
employé  en  casquette  ou  un  ouvrier  en  blouse, 
puis  un  square,  comme  on  en  voit  dans  les  villes 
de  France  de  troisième  ordre,  des  arcades,  des  bou- 
tiques, du  gaz,  et  des  échappées  de  vue  sur  des 
terrains  vagues.  Rien  de  plus  triste  que  ces  places 
froides,  si  fréquentes  depuis  quelques  années 
clans  nos  villes  françaises.  On  dirait  que  l'an- 
cienne façon  de  se  loger  ne  concorde  plus    avec 

(1)  Je  recommande  aux  voyageurs  d'envoyer  le  gros  de  leurs 
acquisitions  par  messageries  en  France  :  c'est  ainsi  que  j'ai  tou- 
jours procédé  et  je  m'en  suis  bien  trouvé. 


124  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

notre  manière  de  vivre.  Tout  ce  que  les  hommes 
ont  fait  avant  nous  ne  nous  convient  plus.  On 
transforme,  on  modifie,  on  démolit!  Gomment 
rebâtira- t-on? 

L'hôtel  d'Orient  est  situé  sur  une  place  qui  rap- 
pelle n'importequel  chef-lieu  de  canton  de  la  Nièvre 
ou  de  l'Allier.  C'est  une  auberge  de  province  clans 
toute  l'acception  du  mot ,  avec  son  casier  flétri  au 
bas  de  l'escalier,  ses  chambres  ornées  de  fleurs 
artificielles  et  de  garnitures  de  cheminées  en  similor; 
son  personnel  d'officiers  et  de  commis-voyageurs. 
Les  officiers  sont  surtout  en  nombre;  l'hôtel  semble 
leur  appartenir.  De  la  cave  au  grenier,  ce  n'est  que 
cliquetis  de  sabres,  va-et-vient  d'ordonnances,  de 
brosseurs,  choc  des  éperons  contre  les  dalles.  Vis- 
à-vis  de  l'hôtel  se  trouve  la  Banque  ;  à  côté  un 
grand  café  ;  en  face  la  rue  commerçante,  qui  con- 
duit vers  l'éminence  où  se  trouve  l'ex-quartier 
arabe. 

Une  demi-heure  après  mon  débarquement,  je  fis 
connaissance  avec  la  Banque  d'Algérie.  Voici  à 
quelle  occasion. 

Me  trouvant  sans  monnaie  pour  donner  un  pour- 
boire à  je  ne  sais  qui,  je  priai  le  propriétaire  de 
l'hôtel  de  me  changer  un  billet  de  1,000  francs  de 
la  Banque  de  France  :  l'hôtelier  s'y  refusa.  Je  ne 
fus  pas  plus  heureux  auprès  d'un  marchand  de 
tabac  qui  débite  sa  marchandise  au  coin  de  la  place, 


ET   LE   SAHARA.  125 


enfin,  un  mercier  auquel  je  demandais  le  même 
service,  m'envoya  à  la  Banque  d'Algérie,  où  j'appris 
avec  stupéfaction  que  les  billets  de  la  Banque  de 
France  n'avaient  pas  cours  en  Algérie  et  qu'on  les 
escomptait  à  perte.  En  Italie,  à  Malte,  à  Tunis,  en 
Egypte,  partout  enfin,  on  prend  le  papier  monnaie 
français,  non  seulement  avec  empressement,  mais 
à  bénéfice.  Le  seul  pays  au  monde  où  les  billets  de 
la  Banque  soient  dépréciés,  c'est  l'Algérie  ! 

On  a  essayé  de  m'expliquer  cela  :  c'est  une  façon, 
paraît-il,  de  protéger  la  Société  Algérienne.  J'avoue 
que  j'en  suis  encore  à  ne  rien  comprendre.  Peut- 
être  est-ce,  comme  me  l'a  dit  un  financier  algérien, 
sans  penser  à  mal,  j'en  suis  persuadé  : 

—  Que  la  nature  dans  ses  dons,  use  du  système 
des  compensations,  et  que  j'ai  l'intelligence  finan- 
cière obtuse. 

Pour  être  bizarre,  ce  n'en  est  pas  moins  un 
compliment  ! 

Introduit  par  M.  Allégro,  consul  de  Tunis  à  Bône, 
au  cercle  des  officiers,  je  fis  connaissance  d'un 
vieux  colonel,  qui  parla  de  l'Algérie  en  ces  termes  : 

—  Si  vous  voulez  vous  plaire  ici,  fréquentez 
beaucoup  les  militaires,  ne  fuyez  pas  les  indi- 
gènes, mais  évitez  les  civils  comme  la  peste.  Tout 
ce  qui  est  colon  ne  vaut  pas  cher.  Si  vous  voulez 
vous  bien  porter,  ne  buvez  pas  d'absinthe  et  man- 
gez peu;  si  vous  voulez  conserver  un  bon  sou- 


126  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

venir  du  pays ,  ne  vous  approchez  jamais  trop 
près  d'un  objet  qui  vous  plaît,  afin  de  l'examiner. 
Je  professe  ces  principes  physiques  et  moraux 
depuis  quelques  vingt  ans,  et  j'en  suis  à  préférer 
le  séjour  de  l'Algérie  à  celui  de  la  France.  Voici 
la  troisième  fois  que  je  permute  pour  ne  pas 
bouger. 

La  cordiale  hospitalité  des  officiers  français  en 
Algérie,  ne  laisse  en  réalité,  rien  à  désirer.  Ne 
pouvant  que  répéter  ce-  que  les  autres  ont  déjà  tant 
de  fois  dit  à  ce  sujet,  je  me  contenterai  de  men- 
tionner ce  fait  qui  m'est  personnel  :  à  savoir  :  que 
jamais,  à  aucun  des  cercles  d'officiers  où  je  fus 
présenté,  je  ne  suis  parvenu  à  payer  ma  consom- 
mation, ni  même  un  repas  plus  substantiel,  si  par 
hasard  j'en  prenais  un. 

En  refléchissant  que  la  plupart  des  officiers  ont 
leur  paye  pour  toute  fortune,  qu'ils  reçoivent  de  la 
même  façon  tous  les  voyageurs  recommandés,  que 
ces  voyageurs  deviennent  de  plus  en  plus  fréquents, 
que  cette  façon  large  de  pratiquer  l'hospitalité, 
grève  le  budget,  pour  la  plupart  mince,  de  ces  mes- 
sieurs, on  ne  peut  ne  pas  admirer  cette  réponse 
invariable,  faite  à  la  moindre  velléité  de  payer 
votre1  écot  : 

—  Laissez  !  nous  sommes  chez  nous. 

En  effet,  l'officier  veut  qu'on  le  croie  chez  lui. 
La  fierté  du  conquérant,  c'est  la  qualité  dominante 


ET   LE   SAHARA.  127 


de  son  caractère.  Il  n'oublie  jamais,  s'il  s'agit  d'une 
petite  chose  ou  d'une  grande,  que  la  possession  du 
sol  qu'il  foule  a  été  achetée  par  des  fatigues  sans 
nombre  et  des  flots  de  sang,  et,  paraissant  se  douter 
que  ces  fatigues  ne  sont  pas  terminées,  que  le  sang 
pourra  couler  encore,  il  veut,  précisément  parce 
qu'il  ne  se  sent  pas  assez  chez  lui,  que  l'étranger  le 
considère  comme  maître  de  la  maison.  Vous  verrez 
partout,  dans  les  rues,  aux  bazars,  aux  cafés,  dans 
la  campagne,  soldats  et  officiers  dédaigneux  des 
pékins  plus  encore  que  des  Arabes,  adresser  à  tout 
le  monde  la  parole  de  cette  voix  brève  et  dure  que 
donne  l'habitude  du  commandement,  envoyer  aux 
étrangers  un  sourire  plein  d'aménité,  et  leur  faire 
avec  la  plus  délicate  courtoisie  les  honneurs  de 
cette  contrée  dont  le  militaire  est  le  maître ,  sinon 
de  droit,  du  moins  de  fait. 

Quelques  officiers  s'offrirent  de  nous  accompa- 
gner à  Hippône  où  nous  nous  rendîmes  le  lende- 
main. La  route,  tracée  au  milieu  d'une  végétation 
luxuriante,  traverse  plusieurs  ponts  en  bois,  jetés 
sur  un  ruisseau  ombragé  par  des  arbustes  en  fleurs. 
Les  broussailles  étendent  leurs  racines  jusque 
dans  l'eau  et  donnent  au  paysage  un  aspect  quasi- 
tropical.  Les  ruines  d'Hippône  éparpillées  au  milieu 
d'un  bouquet  d'arbres  séculaires,  peu  intéressantes 
au  point  de  vue  archéologique,  datent  de  l'époque 
de  la  décadence  romaine.  Le  principal  charme  de 


128  LA   CÔTE   BARBARESQUK 

cette  partie  de  l'Algérie,  c'est  la  campagne,  riche 
d'arbres,  de  fleurs,  d'arbustes,  de  céréales.  Les 
souvenirs  sont  nuls,  et  l'ombre  de  saint  Augustin 
elle-même,  disparaît  devant  l'absence  de  vestiges 
palpables  de  l'antiquité. 

Une  colonie  française,  nommée  Randon  —  du 
nom  du  maréchal  Randon,  son  fondateur  —  se 
trouve  entre  Hippône  et  Rône.  C'est  un  village 
propre,  bien  bâti,  en  pleine  prospérité.  De  Randon 
à  la  mer  on  suit,  sous  l'ombre  incertaine  d'une 
rangée  d'arbustes  tropicaux,  un  chemin  creux  qui 
aboutit  à  la  Corniche.  Le  retour  à  Bône  s'effectue 
entre  la  mer  et  les  falaises  :  atout  moment,  des 
échappées  de  vue  nous  arrachent  des  cris  d'admi- 
ration. 

A  quelques  minutes  de  la  ville,  sur  une  élévation 
verte,  un  camp  surplombe  la  mer.  Les  régiments 
cantonnés  à  Bône  s'y  reposent  pendant  les  ma- 
nœuvres d'automne,  au  milieu  de  la  végétation  la 
plus  abondante  que  j'aie  encore  vue. 

Les  réverbères  qui  commencent  leurs  lignes  ré- 
gulières à  Tentrée  de  Bône,  nous  tirent  de  notre 
extase  :  nous  fermons  les  yeux  pour  ne  pas  les 
appuyer,  sitôt  après  avoir  admiré  les  splendeurs  de 
la  nature,  sur  la  teinte  verdàtre  des  maisons  recti- 
lignes  formant  la  rue  qui  conduit  à  l'hôtel. 

La  gracieuse  obligeance  du  directeur  du  chemin 
de  fer  de  Bône  à  Ain-Mokra  nous  a  permis  de  vi- 


ET  LE   SAHARA.  129 


iter  la  mine  de  fer  d'Ain-Mokra,  située  au  sud 
du  lac  Fezzarah,  à  20  kilomètres  de  Bône.  Le  wagon 
de  service  nous  déposa  en  face  de  la  baraque  ser- 
vant de  réfectoire  aux  employés  de  la  mine.  Une 
allée  d'eucalyptus  conduit  du  village  à  l'entonnoir 
où  on  extrait  le  minerai.  La  présence  de  l'eucalyp- 
tus est  presque  une  menace  ;  la  fièvre  n'est  pas 
loin.  Cet  arbre  à  feuilles  longues  et  grosses,  est 
prétend-on^  un  remède  souverain.  Originaire  de 
l'Australie ,  implanté  par  M.  Ramel ,  et  acclimaté 
en  Algérie  par  M.  Trottier,  il  jouit  d'une  grande 
réputation  pharmaceutique.  Il  paraît  que  non  seu- 
lement l'eucalyptus  assainit  les  contrées  qu'il  om- 
brage ,  mais  encore  qu'une  seule  branche  de  cet 
arbre  attachée  à  un  chapeau,  suffit  pour  faire  tra- 
verser impunément  au  propriétaire  du  chapeau  les 
endroits  les  plus  malsains.  Sans  ajouter  une  foi 
aveugle  à  ces  récits,  je  ne  saurais  discuter  l'utilité 
de  cet  arbre  dont  la  culture,  pratiquée  par  le  gou- 
vernement, adoptée  dans  toute  l'Afrique  fran- 
çaise, vient  d'être  essayée  avec  succès  dans  le  sud 
de  l'Espagne  et  en  Sicile.  Grand,  élancé,  d'un 
vert  sombre,  il  sert  d'ornement  aux  routes  dont  il 
fait  des  allées  et  se  propage  de  plus  en  plus  en 
Algérie.  On  prétend  qu'en  dehors  de  ses  qualités 
ébrifuges,  il  est  propre  aux  travaux  de  charpente 
et  de  charronnage. 

A  travers  les  feuilles  des  eucalyptus  nous  aper- 


130  LA   CÔTE  BARRARESQUE 

cevons  la  surface  irisée  du  lac  Fezzarah  couverte  de 
flamants  rouges  et  bleus.  Au  fond  du  tableau  une 
famille  arabe,  assise  sous  un  bosquet,  grelotte  la 
fièvre.  On  me  dit,  pour  l'honneur  de  l'eucalyptus, 
que  ce  sont  des  nomades  qui  passent. 

Les  mines  d'Ain- Mokra  sont  d'une  grande  ri- 
chesse. On  expédie  tous  les  ans  en  France  plus  de 
1,000,000  de  kilogrammes  de  fer.  Toute  la  civilisa- 
tion industrielle  a  été  transportée  ici  pour  servira 
l'exploitation. 

Une  calèche  louée  à  Bône  nous  attendait  au  pied 
du  puits  principal,  pour  nous  conduire  à  Jem- 
mapes  et  à  Philippeville.  Nous  suivons  une  vallée 
quelque  peu  ondulée,  couverte,  encore  en  1870,  de 
la  plus  riche,  peut-être,  des  forêts  de  chêne-liège 
de  l'Afrique.  Aujourd'hui  cette  forêt  n'existe  plus. 
Un  de  ces  incendies  dont  on  ignore  les  causes,  et 
qui,  en  huit  jours,  déboisent  toute  une  contrée,  l'a 
détruite  en  1875.  A  peine  aperçoit-on,  de  distance 
en  distance,  des  bosquets  de  ces  arbres  magnifiques, 
dont  l'écorce  «  fait  pétiller  le  vin,  »  étant  donné  le 
proverbe  :  «  un  bouchon  bien  tiré,  rend  le  vin  meil- 
leur. »  Toutefois  le  paysage  n'est  pas  aride.  La  cul- 
ture s'est  emparée  de  cette  terre,  mise  à  nu  par  le 
sinistre ,  et  des  champs  d'orge  et  de  froment  ta- 
pissent ces  vallées  jadis  couvertes  cle  bois. 

^emmapes ,  toute  petite  ville ,  très  française, 
est  située  au  pied  de  l'Atlas,  à  la  lisière  d'une  des 


ET  LE   SAHARA.  131 


plus  grandes  forêts  de  l'Algérie.  A  Bône,  on  parle 
«  manœuvres  »  ;  à  Tunis,  «  opérations  financières  »  ; 
ici  on  parle  «  lion  ».  L'horizon  est  couvert  d'arbres, 
d'arbustes,  de  broussailles,  qui,  groupés,  tapissent 
de  verdure  les  ondulations  des  premiers  contre- 
forts de  l'Atlas.  Il  semblerait  qu'il  n'y  a  pas  de  place 
pour  une  aiguille  au  milieu  de  cette  végétation  en- 
chevêtrée, et  cependant  Dieu  a  mis  dans  tous  les 
coins  et  recoins ,  laissés  au  règne  animal  par  le 
règne  végétal,  des  bêtes  fauves,  qui  chassées  des 
lieux  cultivés,  ont  établi  ici  leur  repaire.  On  entend, 
la  nuit,  de  la  rue  principale  de  Jemmapes,  des  jar- 
dins «  squarisés  »  du  maire,  les  glapissements  des 
hyènes  et  des  chacals  ;  et  les  rugissements  de  la 
panthère  et  du  lion  réveillent  les  femmes  des  colons 
jusque  dans  leurs  demeures.  Cette  forêt,  qui  enferme 
l'horizon  de  toutes  parts,  c'est  le  lieu  des  exploits 
de  la  plupart  des  chasseurs  émérites.  Nous  devons 
la  traverser  pour  nous  rendre  à  Philippeville. 

—  Nous  ne  le  verrons  pas,  dit  le  postillon.  Tous 
les  voyageurs  veulent  le  voir,  mais  il  ne  se  montre 
pas  comme  cela... 

—  Tous  les  voyageurs!  Hum!  dis-je.  Une  ren- 
contre pareille  ne  manque  cependant  pas  d'un  cer- 
tain danger. 

—  Danger!!!  il  n'y  en  a  aucun.  //  fuit  au  claque- 
ment du  fouet. 

Le  lion  c'est  lui,  et  quoiqu'iV  fuie  au  claquement 


132  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

du  fouet,  tout   le  monde  en  parle  avec  respect  : 
Arabes,  colons,  postillons. 

—  Une  nuit,  raconte  le  postillon,  je  conduisais  à 
Philippeville  un  officier  et  sa  femme,  nouvellement 
débarqués  à  Bône.  La  lune,  clans  son  plein,  éclai- 
rait la  route.  Tout  à  coup  l'officier  dit  :  Regardez! 
un  veau!  —  Quel  veau!  m'écriai-je,  c'est  lui!  —  Il 
était  noir  :  couché,  les  pattes  en  avant,  il  nous  regar- 
dait en  clignant  des  yeux.  Je  fis  claquer  le  fouet.  Il 
se  leva,  et,  sans  se  presser,  disparut  dans  la  forêt. 
L'officier  était  agité,  sa  femme  tremblait  de  peur. 
Quand  le  lion  fut  hors  de  vue,  l'officier  se  rejeta 
dans  le  fond  de  la  voiture.  En  approchant  de  Phi- 
lippeville, il  murmura  :  —  Moi  qui  croyais  que  la 
rencontre  avec  le  lion  était  un  des  dangers  de  l'A- 
frique !  Ce  n'est  que  cela  !  un  lion  ! 

Le  postillon  ajouta. 

—  Ah  !  oui  !  vas-y  voir  ! 

Je  ne  m'explique  pas  presque  à  présent  ce  «  vas- 
y  voir.  »  Était-ce  une  protestation  contre  la  placi- 
dité du  lion,  ou  une  allusion  à  sa  pusillanimité?  La 
légende  d'ici  veut  que  le  lion  soit  poltron  ;  on  pré- 
tend qu'il  suffit  de  crier  très  fort  pour  le  forcer  à 
s'éloigner;  il  n'est  dangereux  que  blessé.  Les  pos- 
tillons traversent,  sans  la  moindre  appréhension, 
les  forêts  infestées  par  les  lions  :  les  chevaux  sen- 
tant la  présence  du  fauve  à  trois  kilomètres  de 
distance,  s'arrêtent,  tremblent  de  tous  leurs  mem 


ET   LE   SAHARA.  133 


bres,  refusent  d'avancer,  et  finissent  toujours,  sti- 
mulés par  les  coups,  par  reprendre  leur  course, 
prouvant  par  leur  obéissance  qu'ils  craignent  plus 
le  fouet  du  postillon  que  la  dent  du  roi  des  ani- 
maux. Le  lion  sort  souvent  de  nuit,  se  couche  au 
bord  de  la  route,  et  regarde  passer  les  diligences. 
Les  postillons  prétendent  qu'autrefois  le  bruit  des 
roues  le  faisait  fuir.  Aujourd'hui,  il  s'y  est  habitué, 
paraît-il. 

Il  m'a  été  donné  de  me  rendre  compte  comment 
avait  lieu  une  rencontre  avec  un  lion.  C'était  dans 
le  district  de  Batna,  pendant  une  nuit  où  la  lune, 
voilée  de  temps  en  temps  par  les  nuages,  ne  perçait 
l'obscurité  que  par  intervalles.  Revenant  vers  Gons- 
tantine,  nous  avions  loué  toute  la  diligence  et  nous 
sommeillions  doucement,  lorsque  tout  à  coup  nos 
six  chevaux  se  mirent  à  trembler  si  fort  et  avec 
tant  d'ensemble,  qu'ils  donnèrent  au  lourd  véhicule 
un  mouvement  insolite  qui  nous  éveilla.  Au  même 
moment  la  voiture  s'arrêta  net  :  le  conducteur  se 
mit  à  jurer  pendant  que  le  postillon  cinglait  les 
reins  de  nos  coursiers  de  toute  la  force  de  son 
bras.  Je  passai  la  tête  à  la  portière  en  demandant 
au  conducteur  de  quoi  il  s'agissait. 

—  Ce  n'est  rien!  me  répondit-il.  Les  chevaux 
sentent  le  lion. 

—  En  vérité!  criai-je,  le  lion! 

—  Oui!  le  lion! 

8 


434  LA   CÔTE  BARBÀRESQUE 

—  Vous  dites  cela  tranquillement? 

—  Gomment  voulez-vous  que  je  le  dise! 

—  Vous  n'avez  pas  peur? 

Il  haussa  les  épaules.  Cependant  le  postillon  se 
démenait  sur  le  siège  en  mesurant  à  grand  bruit, 
de  la  lanière  de  son  fouet,  le  dos  des  chevaux. 
Légèrement  ému,  je  me  penchai  pour  explorer  la 
route,  très  noire  à  ce  moment  où  de  gros  nuages 
passaient  au-dessus  de  nous.  Le  postillon  m'a- 
perçut et  me  touchant  la  tête  du  manche  de  son 
fouet,  dit  : 

—  Tenez!  regardez  à  gauche! 

Au  même  instant,  la  lune  réapparaissait.  Je 
suivis  des  yeux  le  manche  de  fouet,  qui  après  avoir 
quitté  ma  tête,  était  dirigé,  dédaigneusement,  ma 
foi,  vers  un  ravin  que  nous  côtoyions.  Sur  la  crête 
du  talus  de  ce  ravin,  je  vis  une  grosse  bête  fauve, 
couchée  à  la  façon  du  chien  et  agitée  par  des 
mouvements  régulièrement  convulsifs.  La  lune 
donnait  précisément  sur  la  face  du  lion,  qui  eut  un 
rictus  étrange.  Cependant  les  chevaux,  tremblants 
et  consternés,  réunirent  leur  courage  pour  avancer 
un  peu;  la  voiture  donna  quelques  tours  de  roue. 
Le  postillon,  maugréant  sourdement,  faisait  des 
nœuds  à  son  fouet  pour  en  rendre  la  morsure  plus 
douloureuse. 

Le  lion  se  mit  à  agiter  la  queue,  et  nous  enten- 
dions distinctement  ,  malgré   le    grincement    des 


ET  LE   SAHARA.  135 


roues,  le  frou  frou  qu'elle  produisait  en  remuant  le 
sable.  Après  avoir  achevé  sa  besogne,  le  postillon 
poussa  un  cri  aigu  et  appliqua  un  coup  de  fouet 
savant  et  collectif  à  tout  son  attelage.  Gela  se  pas- 
sait en  présence  du  lion,  dont  chaque  tour  de  roue 
nous  rapprochait  davantage.  Fous  de  douleur  et  de 
peur  à  la  fois,  les  chevaux  enlevèrent  la  voiture 
qui  eut  un  énorme  cahot,  et  nous  passâmes,  lancés 
à  pleine  vitesse  au  bord  du  ravin,  à  deux  mètres 
du  lion,  qui  se  mit  à  cligner  des  yeux.  Un  instant 
nos  regards  se  croisèrent,  et  il  me  sembla  lire 
dans  les  gros  yeux  jaunes  du  fauve  — qui  me 
rappelèrent,  à  ce  moment,  ceux  d'un  ami  noc- 
tambule, —  l'expression  d'une  ironie  débonnaire. 
La  diligence  passa  :  le  lion  ne  daigna  pas  faire 
le  moindre  mouvement  ;  seule,  sa  queue  conti- 
nuait, en  remuant  le  sable,  à  produire  un  bruit 
léger. 

Quand  nous  fûmes  à  quelque  distance,  le  lion 
tourna  lentement  la  tète  et  nous  suivit  du  regard. 
Un  nouveau  nuage  obscurcit  la  lune  et  nous  le 
fit  perdre  de  vue.  Cette  scène,  majestueuse  dans  sa 
placidité,  qui  ne  dura  pas  plus  de  cinq  minutes, 
me  laissa  cependant  un  souvenir  ineffaçable.  Je  ne 
pus  toutefois  pas  m'empècher,  en  arrivant  au  relais, 
d'observer  au  conducteur  que  l'attitude  du  lion 
différait  singulièrement  de  ce  qu'on  m'avait  raconté 
à  ce  sujet. 


136  LV    CÔTE    BARBARESQUË 

—  On  m'a  maintes  fois  assuré ,  dis-je  ,  que  le 
lion  était  difficile  à  voir  parce  qu'il  s'éloigne  au 
bruit  de  la  diligence. 

—  Autrefois,  c'était  en  effet  ainsi,  répondit  le 
conducteur,  mais  il  s'est  habitué  à  nous. 

—  Vous  ne  le  tirez  donc  jamais? 

—  Voici  ce  que  je  ne  vous  conseillerais  pas  de 
faire,  s'écria-t-il  en  me  quittant. 

On  raconte  à  Jemmapes  une  anecdote  piquante 
dont  le  sujet  est  fourni  par  un  lion. 

Un  jour  les  colons  virent  débarquer  chez  eux 
un  étranger,  —  Anglais,  Chinois  ou  Russe  — 
connu  en  Europe  par  une  opulence  proverbiale. 

—  Blasé  sur  toutes  les  émotions,  dit  le  Grésus 
en  descendant  de  diligence,  je  viens  chasser  le 
lion  et  je  veux  chasser  seul. 

Pendant  quinze  jours  l'étranger  habita  Jem- 
mapes, questionnant  tout  le  monde  sur  les  us  et 
coutumes  du  roi  des  animaux,  nettoyant  ses  fusils 
—  il  en  avait  apporté  six  —  perfectionnant  la  jus- 
tesse de  son  tir,  et  écoutant  la  nuit,  du  seuil  de 
l'auberge,  les  rauques  bruits  de  la  forêt  voisine. 
Puis,  un  beau  matin,  il  annonça  aux  populations 
étonnées  de  son  courage  désintéressé,  —  si  rare 
chez  un  archi-millionnaire,  —  l'intention  d'aller  la 
nuit  même,  et  seul,  attendre  le  lion  dans  un  endroit 
du  bois  où  la  présence  du  fauve  venait  d'être  si- 
gnalée par  des  Arabes  envoyés  à  la  découverte. 


ET   LE    SAHARA.  137 


A  huit  heures  du  soir,  notre  nabab,  qui  setait  muni 
d'un  jeune  chevreau,  prit  deux  fusils,  une  ample 
provision  de  cartouches  et  se  dirigea  vers  la  forêt. 
Les  méchantes  langues  de  Jemmapes  prétendent, 
qu'à  peine  sorti  du  village,  il  se  mit  en  devoir  d'é- 
trangler le  chevreau. 

Et  voici  ce  qui  se  passa. 

Le  millionnaire,  toujours  seul,  arriva  à  l'endroit 
incliqué  par  les  Arabes,  choisit  un  arbre  à  ombrage 
étendu,  avisa  une  pierre  aux  environs,  y  appuya 
ses  fusils,  dûment  chargés,  porta  le  cadavre  du 
chevreau  à  quelques  centaines  de  pas,  retourna  à 
l'arbre,  s'y  adossa  et  se  mit  à  rêver. 

Il  songeait  aux  conversations  qu'il  avait  eues 
avec  ses  connaissances  d'Afrique  ;  ceux  à  qui  il 
avait  demandé  des  renseignements,  depuis  le  gou- 
verneur général  jusqu'au  drogmann,  avaient  vanté 
la  sécurité  des  forêts. «  Il  faut  attendre  le  lion,  pen- 
dant de  longues  nuits,  à  l'affût,  avant  qu'il  ne 
daigne  se  montrer ,  »  lui  disait-on  de  toutes 
parts. 

Et  de  fait,  la  nuit  était  calme  ;  aux  environs,  les 
glapissements  et  les  cris,  si  perceptibles  du  village, 
s'étaient  tus  :  les  animaux  semblaient  intimidés 
par  la  présence  de  l'homme.  Les  savants,  ceux  à 
qui  le  nabab  avait  donné  des  dîners,  comme  ceux  à 
qui  il  avait  acheté  des  exemplaires  de  leurs  livres, 
répétaient  à  satiété  que  nul  animal  ne  s'attaque  à 

8. 


138  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

l'homme.  Le  nabab  était  content;  seul  au  milieu 
d'une  forêt  d'Algérie,  le  cœur  ne  lui  battait  pas, 
et  il  n'avait  pas  peur,  sûr  d'ailleurs  de  ne  courir 
aucun  danger. 

Une  heure  se  passa,  puis  deux  ;  le  silence  de  la 
nuit,  devenu  de  plus  en  plus  placide,  rassura  tout 
à  fait  le  chasseur  qui  s'assoupit.  Un  léger  bruit  le 
reveilla  et...  il  aperçut  un  énorme  lion,  dévorant  le 
chevreau  à  côté  de  la  pierre  aux  fusils.  kIl  se  mit 
à  grimper  sur  l'arbre,  en  murmurant  : 

—  Gomment!  il  l'a  traîné  jusqu'ici!  pourquoi? 
Au  bruit,  le  lion  fit  un  bond,  posa  une  de  ses 

pattes  sur  la  pierre  et  se  mit  à  rugir  :  le  millionnaire 
se  cramponnait  à  ce  moment  à  la  branche  à  moitié 
desséchée  d'un  chêne  liège.  La  patte  du  lion,  glis- 
sant sur  la  pierre,  frôla  le  chien  d'un  des  fusils  :  le 
coup  partit  ;  la  balle  effleura  le  pantalon  du  chas- 
seur, lui  laboura  la  peau,  et  vint  briser  la  branche 
qui  tomba  en  entraînant  dans  sa  chute  le  malheu- 
reux millionnaire  évanoui  :  le  lion  épouvanté  de 
la  détonation  disparut  dans  le  taillis.  Le  matin  re- 
trouva, à  quelques  pas  du  chevreau  à  moitié  dévoré, 
le  chasseur  sans  mouvement  à  côté  des  fusils.  Vers 
midi,  les  Arabes  inquiets  d'une  si  longue  absence, 
le  trouvant  étendu,  lui  firent  reprendre  les  esprits. 
Ses  premiers  mots  furent  : 

—  Je  l'avais  mis  très  loin  !  Pourquoi  l'a-t-il  traîné 
jusqu'ici? 


ET  LE   SAHARA.  439 


Ces  paroles  révélèrent  les  intentions  du  Crésus, 
qui  voulait  passer  pour  téméraire  à  bon  marché, 
persuadé  que  les  forêts  de  l'Algérie  étaient  aussi 
inoffensives  que  le. bois  de  Boulogne.  C'était  une 
affaire. 

Si  on  écoutait  les  commérages ,  la  forêt  de  Phi- 
lippeville  fourmillerait  de  dangers.  Il  paraît  que  non 
contente  de  receler  des  lions  et  des  panthères  — 
bêtes  dont  je  parlerai  quand  nous  serons  en  Kabylie, 
—  elle  a  ses  brigands.  Un  certain  Bou-Gara  tient 
la  montagne  et  jouit  du  don  d'ubiquité  :  c'est  un  des 
plus  épouvantables  bandits  que  la  terre  ait  produit 
depuis  Fra  Diavolo  et  Rinaldo  Rinaldini.  Non 
content  de  détrousser  les  piétons  isolés,  il  ose  s'at- 
taquer aux  voitures ,  conduites  même  par  des 
bouchers.  Le  voisin  de  l'auberge  où  nous  étions 
descendus  exerçait  ce  métier  ;  il  me  raconta  l'acci- 
dent dont  il  avait  été  victime. 

—  Un  de  mes  confrères  était  dans  ma  voiture, 
armé  comme  il  convient  de  l'être  quand  on  traverse 
cette  diabolique  forêt  :  de  mon  côté  j'avais  un  fusil  et 
deux  revolvers.  Nous  étions  déjà  à  mi-côte,  quand 
le  taillis  s'ouvre,  un  Arabe  en  sort,  nous  couche  en 
joue,  tire,  nous  manque,  pousse  un  juron  formida- 
ble, et  se  met  à  recharger  son  fusil.  C'était  Bou- 
Gara. 

Le  boucher  se  taisant,  je  demandai  : 

—  Et  puis  !... 


14)  LÀ  CÔTE  BARBARESQUE 

—  Dame  !  j'ai  fouetté  le  cheval,  et  nous  descendî- 
mes la  côte  sans  tourner  la  tète.  Nous  étions  déjà 
au  coude  quand  le  fusil  de  Bou-Gara  s'est  trouvé 
rechargé.  Nous  en  fûmes  quittes  pour  la  peur.  Vous 
comprenez!...  L'autre  soir,  une  voiture  que  le 
maire  avait  envoyée  au  Douar  de  la  clairière  est 
revenue  à  vide...  Le  lendemain  nous  revîmes 
le  cocher^  contusionné,  sanglant,  volé...  Il  avait 
rencontré  Bou-Gara.  Je  ne  voulais  pas  qu'il  m'ar- 
riva  la  même  chose. 

—  Mais  votre  Arabe  était  seul...  et  vous...  bien 
armés,  et  encore  bouchers. 

—  Seul!  seul  !  Il  est  soutenu  par  tous  les  Arabes 
de  la  contrée. 

Dix  minutes  après  avoir  quitté  Jemmapes,  nous 
étions  à  notre  tour  au  milieu  de  la  redoutable  forêt, 
peu  émus  des  cancans  du  village.  Il  est  vrai  qu'il 
fait  grand  jour,  et  les  lions  sortent  la  nuit  ;  de  plus, 
des  gendarmes,  assis  devant  le  cabaret  du  coin, 
nous  avaient  appris  que  la  mairie  avait  reçu  l'avis 
officiel  de  la  présence  de  Bou-Gara  sur  la  route  de 
Bône  à  Guelma,  c'est-à-dire  à  plus  de  60  kilo- 
mètres de  Jemmapes. 

La  voiture  commence  à  monter  le  talus  assez 
escarpé  d'une  colline.  Pour  arriver  à  Philippeville, 
il  faut  non  seulement  traverser  la  forêt,  mais  fran- 
chir l'Atlas.  A  mesure  que  nous  avançons,  la  végé- 


ET    LE    SAHARA.  141 


tation  s'épaissit.  Nos  plantes  de  serre  croissent  ici 
en  liberté  :  cactus,  aloës,  génariums,  youcas,  len- 
tisques,  mimosas,  fougères.  Parfois  le  soleil  devient 
plus  pale,  on  le  dirait  voilé  par  un  nuage  :  une  com- 
pagnie d'étourneaux  traverse  la  forêt.  Il  y  en  a  des 
millions  !  des  milliards  !  Des  perdreaux  se  prélas- 
sent indolemment  sous  la  feuillée  ;  des  milans  et 
des  éperviers  tournoient  dans  l'air;  souvent  un  ron- 
flement sonore  vibre  au-dessus  de  nos  tèles  :  c'est 
le  bourdon  d'Afrique,  gros  comme  un  oiseau.  De 
temps  en  temps  nous  apercevons  à  travers  les 
feuilles,  sur  le  versant  d'une  colline,  une  éclaircie 
couverte  de  blé  :  au  milieu,  des  tentes  brunes  et 
noires,  paraissant  violettes  aux  rayons  du  soleil. 
C'est  un  douar  de  nomades  laboureurs.  Leurs  trou- 
peaux paissent  entre  les  arbres. 

Le  Grésus  dont  j'ai  raconté  l'histoire  avait  rai- 
son. Les  forêts  d'Algérie  respirent  le  calme  et  la 
sécurité  de  nos  bois  d'Europe.  Il  est  vrai  que  c'est 
l'heure  tranquille  «  où  les  lions  vont  boire  ».  Quoi 
qu'il  en  soit,  nous  percions  tout  sentiment  d'ap- 
préhension :  descendus  de  voiture,  nous  gravissons 
la  colline,  ainsi  que  des  enfants  en  vacances,  cueil- 
lant les  fruits  jaunes  des  arbousiers  sauvages,  pour- 
suivant les  papillons  multicolores,  respirant  l'air 
à  pleins  poumons,  comme  si  les  lions  et  Bou-Gara 
n'existaient  que  dans  l'imagination  des  voyageurs. 

Soudain,  le  postillon,  après  avoir  regardé  le  ciel, 


142  *  LA   CÔTE   BARBÀRESQUE 

nous  avertit  de  remonter.  Il  est  quatre  heures.  La 
forêt  change  de  couleurs  et  de  contours  aux  rayons 
du  soleil  qui  penche  vers  l'Occident. 

Nous  sommes  au  sommet  de  l'Atlas.  La  ver- 
dure, fraîche  tout  à  l'heure,  prend  des  teintes 
sombres  ;  les  ombres  des  arbres  deviennent  plus 
longues,  plus  fournies  ;  les  rondelles  de  clarté  qui 
tremblottent  entre  les  ombres  des  feuilles  et  qui 
donnent  tant  de  gaieté  aux  forêts  ,  avaient  disparu. 
Des  nuages  nous  arrivent  du  nord.  De  la  voiture 
où  nous  étions  remontés,  nous  voyons  les  brous- 
sailles des  vallées  de  l'Atlas,  s'assombrir  ou  s'éclai- 
rer à  mesure  que  les  nuages  cachaient  ou  décou- 
vraient le  soleil.  Peu  à  peu  toutes  les  cimes  ver- 
doyantes disparaissent  sous  une  brume  violette,  de 
ce  violet  qui  fait  songer  à  la  mer.  L'air  s'obscurcit, 
les  nuages  masquent  l'horizon  et  la  forêt  naguère 
si  riante,  devient  lugubre.  Les  oiseaux  font  en- 
tendre dans  les  arbres  des  cris  plaintifs. 

Tout  à  coup  une  rafale  de  vent  agite  les  brous- 
sailles. L'orage  se  transforme  en  averse.  Sous 
l'ondée  qui  fouette  les  chevaux  et  la  calèche  d'une 
douche  puissante,  nous  descendons  le  versant 
occidental  de  F  Atlas.  Encore  quelques  minutes  et 
le  soleil  reparaît  plus  chaud  et  plus  vivifiant  que 
tout  à  l'heure.  La  forêt  se  colore  d'un  rouge  ardent  : 
il  semble  qu'une  auréole  de  feu  enveloppe  les  arbres, 
les  vallées,  les  tentes  et  les  troupeaux.  L'air  dé- 


ET  LE   SAHARA.  143 


gagé  d'eau  devient  limpide;  l'œil  pénètre  facile- 
ment jusqu'au  fond  des  précipices  —  si  on  peut 
appeler  précipices,  les  ravins  verts  étalés  à  nos 
pieds,  —  et  on  est  étonné  et  quelque  peu  désillu- 
sionné de  l'aspect  calme  et  gai  de  ces  repaires  de 
fauves. 

Au  bas  de  la  descente  se  trouve  une  vallée  fertile 
et  cultivée  :  la  route  bien  ferrée,  ombragée  d'une 
allée  d'Eucalyptus,  côtoie  des  villages,  des  fermes, 
des  enclos,  voire  même  des  châteaux.  Bientôt  on 
aperçoit  à  droite  la  ligne  vague  que  l'horizon  des- 
sine quand  il  se  confond  avec  la  mer.  La  chaussée 
se  transforme  en  une  rue  large,  bien  éclairée. 
Nous  sommes  à  Philippeville. 

Si  Bône  présente  peu  d'intérêt  au  voyageur, 
Philippeville  n'en  a  aucun  :  c'est  une  sous-préfecture 
à  garnison,  — propre  et  monotone.  L'unique  attrait 
de  Philippeville,  c'est  sa  position  au  fond  de  cette 
baie  de  Stora  redoutée  des  capitaines,  dangereuse 
aux  navires ,  mais  que  nous  voyons  calme  et 
bleue,  assoupie  entre  des  collines  rougeàtres  cou- 
vertes de  végétation.  On  se  croirait  clans  quelque 
petit  port  du  golfe  Jouan.  Philippeville  se  trouve,, 
selon  les  assertions  des  archéologues,  prouvées 
suffisamment  d'ailleurs  par  quelques  ruines  qu'on 
découvre  aux  environs,  sur  l'emplacement  de  Rus- 
ticade,  ville  dont  parle  peu  l'histoire,  mais  qui  pos- 
sède   dos   annales    épiscopales.   Le  musée,   situé 


144  LA    CÔTE   JURBAKESQUE 

non  loin  du  port,  se  glorifie  de  quelques  antiquités 
découvertes  aux  environs  :  une  statue  de  l'empe- 
reur Adrien,  des  fragments,  des  inscriptions. 

Les  guides  assurent  que  les  citernes  du  fort 
d'Orléans,  les  villa  Madelli,  Retsler,  etc.,  sont  in- 
téressantes à  visiter.  C'est  inexact  :  il  faut  avoir 
du  temps  à  perdre  pour  se  promener  dans  tous  les 
recoins  des  contrées  qu'on  visite.  Les  casernes, 
les  établissements  de  bienfaisance,  en  général  les 
édifices  modernes  sont  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  Phi- 
lippeville. 

Stora,  ancien  port  ouvert  aux  Génois  du  temps 
de  Léon  l'Africain,  et  qui  a  servi  d'entrepôt  aux 
beys  de  Constantine,  est  dominé  par  un  joli  petit 
village,  situé  sur  une  hauteur,  en  face  de  Philippe- 
ville.  On  montre  à  Stora  des  citernes  assez  bien 
conservées  et  une  grande  et  belle  voûte  romaine 
sous  laquelle  filtre  une  fontaine,  alimentée  par 
l'oued  Schaddi  (ruisseau  des  singes),  qui  coule  de 
l'autre  côté  de  la  montagne.  L'aqueduc  restauré 
par  le  génie  français  est  devenu  tunnel. 

Après  avoir  passé  la  nuit  dans  une  chambre  de 
l'hôtel  d'Orient,  imprégnée  de  chlore,  —  j'appris 
dans  la  suite  que  c'était  à  cause  de  la  variole  noire 
qui  sévissait  à  notre  passage,  —  nous  nous  rendons 
à  la  gare  du  chemin  de  fer.  Le  trajet  de  Philippe- 
ville  à  Constantine  se  fait  en  cinq  heures.  Au  der- 
nier moment,  nous  vîmes  monter  dans  notre  com- 


ET   LE    SAHARA.  145 


partiment  un  monsieur  très  bien  mis,  qui,  après 
nous  avoir  salués,  dit  pendant  que  le  train  se  met- 
tait en  marche  : 

—  11  ne  faudrait  pas  vous  effrayer  d'un  déraille- 
ment :  cela  arrive  très  fréquemment  ;  toutes  les  se- 
maines à  peu  près.  Nous  allons  à  petite  vitesse,  il 
n'y  a  aucun  danger. 

Voyant  l'appréhension,  très  naturelle  en  pareil 
cas,  peinte  sur  nos  visages  : 

—  Oh!  ne  craignez  rien,  ajouta-t-il,  je  vous 
parle  en  connaissance  de  cause.  Je  suis  inspecteur 
de  la  compagnie  et  je  fais  le  trajet  trois  fois  par 
semaine.  J'ai  déraillé  peut-être  vingt  fois,  et  vous 
voyez  que  je  me  porte  bien. 

Malgré  la  preuve  vivante  du  peu  de  gravité  des 
accidents,  j'avoue  que  je  n'étais  pas  à  mon  aise 
pendant  le  trajet.  Le  chemin  de  fer  de  Philippeville 
à  Constantine  est  construit  à  peu  de  frais  sur  un 
terrain  très  ondulé.  En  place  des  tunnels  et  des 
terrains  à  niveau,  on  a  employé  le  système  des 
courbes,  dont  plusieurs  sont  des  plus  hardies. 
Parfois  une  des  roues  du  wagon  glisse  sur  les  rails 
pendant  que  l'autre  est  suspendue  au-dessus  du 
vide,  et  quel  vide!  un  précipice  affreux!...  Il  est 
vrai  qu'on  chemine  très  lentement.  N'importe!  Il 
s'agit  de  choisir  le  terrain  pour  rendre  un  accident 
absolument  inoffensif  :  ensuite  il  faut  définir  le  mot 
inoffensif.  Cet  entrefilet   d'un  journal  me  revient 

9 


146  LA   CÔTE  BARBARESQUE 

involontairement  à  l'esprit:  «  Sur  la  ligne  X...  acci- 
dent sans  importance.  Le  chauffeur  et  le  mécanicien 
comptent  seuls  parmi  les  victimes.  » 

Le  paysage  est  aride  et  dépeuplé.  A  partir  de  la 
station  de  Saf-Saf,  la  voie  monte  et  descend  des  ma- 
melons déserts.  Peu  à  peu' la  nuit  tombe;  tout  à 
coup,  à  notre  gauche,  nous  voyons  sur  une  éléva- 
tion des  centaines  de  becs  de  gaz,  semblant  attachés 
à  un  lustre  suspendu  entre  le  ciel  et  la  terre.  Entre 
nous  et  cet  immense  luminaire,  un  ravin  large, 
profond,  noir,  qu'il  faut  contourner  pendant  vingt 
minutes,  une  roue  sur  le  rail  et  l'autre  dans  le  vide. 
C'est  le  moment  le  plus  émouvant  du  trajet.  Un 
dernier  tunnel  et  nous  voilà  arrêtés  en  face  de 
Gonstantine. 


VII 


Constantine.  —  Le  quartier  arabe.  — Le  Rummel.  —Les  bazars. 

—  Le  supplice  des  adultères.  —  Les  cercles.  — Le  Dar-el-Bey. 

—  Le  quartier  de  la  prostitution.  — Quelques  mots  de  l'histoire 
de  Constantine.  —  Caractère  des  Arabes.  —  Leur  haine  pour 
les  Juifs.  —  Anecdote. 


L'Orient  reparait.  La  civilisation  n'est  pas 
encore  parvenue  à  défigurer  Constantine.  De  l'hôtel 
de  Paris,  élevé  à  quatre  étages  et  situé  place  de  la 
Brèche,  près  des  anciens  remparts,  on  aperçoit  le 
marché,  grouillant  d'une  population  exclusivement 
arabe.  Le  soleil,  obscurci  par  le  sable  du  désert, 
chassé  du  Sahara  par  le  vent,  fait  croire  que  Cons- 
tantine est  entouré  d'un  brouillard  matinal.  Le 
burnous  blanc  adopté  dans  tout  le  Moghreb,  et  sur- 
tout en  Algérie,  donne  aux  indigènes  de  cette  partie 
de  l'Afrique  un  plus  haut  caractère  d'originalité 
que  dans  n'importe  quel  pays  musulman.  En 
Egypte,  la  chemise  bleue  des  fellahs  rappelle  trop 
la  blouse  de  nos  ouvriers  ;  à  Tunis,  les  haillons 
sont  multicolores  ;  ici,  le  même  costume,  d'une 
sévérité  quelque  peu  fantastique,  est  adopté  par 


J  48  LA    CÔTE   BARBARESQUE 

tout  le  monde.  Le  burnous  du  pauvre  est  fait 
d'un  sorte  de  feutre  grossier,  les  riches  portent  des 
fins  tissus  de  laine,  mais  riches  et  pauvres  sont 
vêtus  de  blanc,  et  ceignent  leur  tête,  couverte  d'un 
turban  également  blanc,  de  la  même  corde  de  poil 
de  chameau.  Nonchalamment  couchés  à  terre,  se 
promenant  gravement,  ou  gesticulant  à  outrance, 
tous  les  Arabes,  drapés  de  la  même  façon  simple  et 
élégante  dans  leur  large  manteau,  ressemblent  à 
des  fantômes.  Rarement  une  tache  rouge  apparaît 
au  milieu  de  cette  foule  blanche  ;  c'est  un  spahi, 
indigène  soumis  et  salarié,  qui  a  adopté  une  sorte 
d'uniforme  français.  Plus  rarement  encore  on  aper- 
çoit" un  officier  traverser  la  place. 

Gonstantine  est  une  ville  militaire  et  arabe.  La 
population  civile  y  est  insignifiante.  Les  rares 
commerçants  ou  colons  portant  redingote,  paraissent 
comprendre  que  leur  costume  détonne  et  quittent 
peu  leur  quartier,  resserré  dans  un  fort  petit  espace 
au  centre  de  la  ville  ;  même  dans  la  campagne, 
les  jours  de  fête,  où  la  blancheur  des  burnous  des 
indigènes  est  agréablement  agrémentée  par  les 
oripeaux  éclatants  des  juives,  le  costume  européen 
brille  par  son  absence. 

Gonstantine,  entourée  de  tous  côtés  par  un  ravin 
profond  qui  sert  de  lit  au  Rummel,  a  très  peu  d'é- 
tendue. Une  population  de  50,000  habitants  vit 
dans  un  espace  qui  serait  à  peine  suffisant,  en  Eu- 


ET   LE    SAHARA.  149 


rope,  pour  loger  10,000  individus.  La  principale 
rue  de  Gonstantine  —  rue  de  France  —  traverse 
la  ville  dans  sa  longueur  (800  mètres  à  peu  près), 
de  la  place  de  la  Brèche  au  pont  du  Rummel. 
Européanisée  du  côté  de  la  place,  elle  redevient 
arabe  à  mesure  qu'elle  décline  vers  le  pont.  Une 
sorte  de  place,  où  les  diligences  attendent  devant 
la  poste  les  voyageurs  retardataires,  sert  de  ligne 
de  démarcation.  Après  cette  place,  les  édifices  n'ont 
plus  d'élévation,  les  boutiques  deviennent  des 
niches  ;  on  rentre  en  pleine  Afrique.  A  quelques  pas 
de  l'hôtel  de  Paris,  qui  commence  la  rue  de  France, 
une  rampe  ornée  d'un  escalier  primitif  sans  garde- 
fou,  conduit  aux  Bazars,  en  plein  quartier  indigène. 
Entre  cette  rampe,  la  poste  et  la  caserne  principale, 
se  trouve  la  ville  française,  qui  occupe  20,000  mè- 
tres carrés  tout  au  plus,  et  renferme  les  casernes, 
la  place  du  Dar-el-Bey,  le  boulevard  du  Midi,  la  ca- 
thédrale, et  le  quartier  commerçant.  Le  reste  de  la 
ville  a  gardé  un  cachet  oriental. 

La  partie  principalement  affectée  au  commerce, 
est  bondée  de  bazars  et  d'habitations  d'ouvriers  : 
la  partie  occidentale  est  formée  de  deux  quartiers 
arabes,  d'un  quartier  juif,  et  de  l'enceinte  réser- 
vée à  la  prostitution.  Le  pont  du  Rummel,  belle 
construction  moderne  en  pierres,  à  arcade,  con- 
duit à  la  gare.  De  ce  point,  l'aspect  de  Gonstantine 
est  aussi  curieux  de  jour  que  de  nuit.  Les  petites 


450  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

maisons  blanches  des  indigènes,  seules  construc- 
tions qui  se  distinguent,  sont  perchées  sans  ordre 
sur  l'éminence  ;  parfois  elles  empiètent  sur  le 
ravin,  et  suspendues  dans  le  vide,  font  trembler 
pour  leurs  habitants;  deux  ou  trois  groupes  de 
ces  maisons  sont  tellement  penchés  sur  le  pré- 
cipice qu'ils  étonnent  le  regard.  Si  on  se  place 
au  milieu  du  pont  du  Rummel,  un  autre  spectacle, 
tout  aussi  saisissant ,  se  déroule.  On  plonge  de 
l'œil  jusqu'au  fond  d'un  fossé  naturel  comme  ja- 
mais forteresse  n'en  a"  possédé  d'artificiel  :  on  se 
demande,  en  mesurant  cette  profondeur,  comment 
cette  ville,  si  bien  défendue,  a  pu  être  prise  tant 
de  fois,  surtout  avant  le  perfectionnement  de  l'ar- 
tillerie. Tout  en  admirant  le  courage  et  la  persé- 
vérance des  Romains  et  des  Français,  on  se  prend 
à  réfléchir  à  la  fragilité  des  précautions  humaines. 
Girta ,  bâtie  sur  un  nid  d'aigle,  dans  une  position 
naturelle  peut-être  unique  au  monde,  pour  défier 
la  puissance  des  Romains,  a  été  une  des  citadelles 
le  plus  souvent  livrées  aux  horreurs  de  l'assaut» 
Et  cependant,  en  contemplant  ces  rochers  à  pic, 
en  écoutant  le  grondement  de  ces  eaux  bouillon- 
nantes, très  basses  dans  cette  saison,  mais  présen- 
tant en  hiver  une  barrière  quasi  infranchissable, 
on  se  prend  à  plaindre  le  soldat,  qui,  pour  un  mince 
salaire  et  pour  peu  d'honneur,  a  lutté  contre  ces 
obstacles  pour  donner  à  son  souverain  une  page 


ET  LE   SAHARA.  151 


éclatante  clans  l'histoire.  Voici  une  forteresse  bâtie 
par  un  révolté  contre  la  puissance  reconnue  unique 
de  son  vivant,  détruite  au  prix  du  sang  de  milliers 
d'individus,  qui  n'ont  eu  aucun  intérêt  direct  au 
maintien  de  cette  puissance  et  qui  ont  travaillé  pour 
elle!  Quelle  mine  de  réflexions  pour  un  philosophe 
du  xixe  siècle,  ce  siècle  basé  sur  l'intérêt. 

Le  Rummel  n'est,  en  octobre,  qu'un  mince  ruis- 
seau qui  filtre  entre  des  pierres  larges  et  polies 
comme  des  dalles  :  au-dessous  de  nous,  entre  les 
anfractuosités  du  roc,  contrescarpes  du  fossé,  on 
distingue  toutes  sortes  d'arbustes  ':  à  mesure  que  le 
ravin  s'approfondit,  la  végétation  change.  Il  y  a, 
entre  la  ville  de  Gonstantine  et  le  fond  du  Rum- 
mel, une  différence  de  plusieurs  degrés  de  tempé- 
rature :  les  arbustes  qui  périclitent  en  haut,  sont 
exubérants  en  bas  ;  le  ravin  est  couvert  de  verdure 
pendant  qu'il  gèle  dans  la  ville,  et  les  habitants  des 
maisons  juchées  sur  l'éminence ,  peuvent  jouir,  en 
soufflant  dans  leurs  doigts,  de  l'aspect  de  la  flore 
du  tropique.  De  temps  en  temps  un  aigle  traverse 
le  précipice  en  passant  d'une  grotte  à  l'autre, 
des  corbeaux  planent  dans  l'air,  des  oiseaux  de 
proie  remplissent  l'espace  entre  les  deux  rives,  et 
frôlent  cle  leurs  ailes  les  fondations  des  maisons, 
dont  les  hôtes  ont  ainsi  à  leurs  pieds  un  spectacle, 
que  nous  sommes  forcés  de  chercher  au-dessus  de 
nos  têtes.  C'est  réellement  une  chose  unique  que 


452  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

cette  ville  aérienne  suspendue  au-dessus  d'un  pré- 
cipice, qui  voit  la  vie  des  airs  au-dessous  d'elle. 
La   descente   n'est  pas  difficile.  Un  sentier  étroit, 
commode,  mais  fréquenté  seulement  par  de  rares 
touristes,  conduit  jusqu'au  lit  du    ruisseau.    Nos 
pas  font  lever  à  tout  moment  des  animaux  ;   ici, 
un  lièvre,  plus  loin    un  lapin,  un  blaireau;  des 
chouettes  effrayées  se  blottissent  sous  les  brous- 
sailles. En  revanche,   une  fois  arrivé  au  fond,  on 
ne  voit  que  le  ciel  :  à  peine  quelques  maisons  de 
Gonstantine  empiètent-elles  sur  le  ravin,  tellement 
à  pic,  que  le   reste  de  la  ville    est  invisible.  Le 
fond    du    ravin  est  abrupt  et  sauvage.  Un    bouc 
broute  le  long  du    talus  du  sentier,   des   chèvres 
grimpent  sur  le  rocher  :  pas  un  passant  ;  oiseaux  de 
nuit,  chacals  et  belettes  ;  cependant  on    se  trouve 
dans  le  sous-sol  d'une  ville  de  50,000  habitants,  et 
on  pourrait  tenir  une  conversation  avec  l'habitant 
de  n'importe  quelle  maison.  Il  faut,  pour  remonter, 
traverser  le  Rummel,  chose  aisée  à  cette  époque 
de  l'année  ;  le   torrent  filtre  entre  les  pierres,  en 
formant  de  temps  à  autre  des  flaques  d'eau  qu'on 
saute  à  pieds  joints.  Le  sentier,  qui  sert  de  prolon- 
gation à  celui  que  nous  avons  pris  pour  descendre, 
débouche  au  boulevard  du  Midi,  principale  artère 
de  Gonstantine,  après  la  rue  de  France.  La  partie 
sud,  grâce  aux  constructions  de  ce  boulevard,  s'est 
revêtue  d'un  certain  cachet  européen.  Des  maisons 


ET    LE  SAHARA.  153 


bien  alignées  —  habitées  pour  la  plupart  par  des 
officiers  supérieurs, —  forment- une  seule  rangée  qui 
aboutit  à  la  grande  caserne.  De  la  terrasse  de  cette 
caserne  on  découvre  une  immense  étendue  de  ter- 
rain aride  :  des  mamelons  dégarnis  de  verdure  se 
succèdent  sans  interruption  :  c'est  la  préface  du  dé- 
sert :  le  sable  rougeâtre  qui,  clans  le  lointain,  res- 
semble à  un  brouillard  épais,  ajoute  à  la  mélancolie 
de  ce  point  de  vue. 

A  côté  de  la  caserne  on  montre  l'endroit  réservé, 
au  temps  de  la  domination  musulmane,  au  supplice 
des  femmes  adultères.  Une  planche  perpétuellement 
basculante  était  jadis  là  en  permanence,  oscillant 
toujours,  plus  longue  cependant  du  côté  de  la  ville 
que  du  précipice.  Quand  une  femme  avait  failli,  on  la 
faisait  coudre  dans  un  sac,  que  le  bourreau  prenait 
sur  son  épaule  et  posait  délicatement  à  l'endroit  de  la 
planche  qui  se  trouvait  juste  au-dessus  du  mur,  son 
point  d'appui.  La  planche  penchait  du  coté  du  pré- 
cipice, le  sac  glissait,  et  tout  était  dit.  Le  rôle  du 
bourreau  se  bornait  à  empêcher  la  planche  de  suivre 
le  sac.  Le  lendemain,  aigles  et  corbeaux  s'assem- 
blaient en  nombre  de  ce  côté  du  ravin.  Aujourd'hui 
encore,  —  quoique,  comme  on  le  pense  bien,  ces 
exécutions  aient  cessé  —  c'est  le  côté  sud  du  ravin 
qui  est  hanté  par  le  plus  grand  nombre  d'oiseaux 
de  proie.  Affaire  d'habitude ,  peut-être  ! 

La  ville  européenne  n'est  pas  longue  à  visiter  ; 

9. 


154  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

une  petite  ruelle  relie  la  caserne  à  la  place  du  Dar- 
el-Bey,  devenue  square  et  promenade  publique. 
De  la  place  à  la  rue  de  France,  il  n'y  a  qu'un  pas. 
Deux  grands  cafés,  le  cercle  des  officiers,  la  cathé- 
drale, de  belles  boutiques,  et  enfin  le  palais  du 
général  commandant,  —  Dar-el-Bey  —  ornent  la 
place  et  lui  donnent  un  fort  bel  aspect. 

Le  Dar-el-Bey  (demeure  du  bey)  édifice  de  pur 
style  arabe,  extérieurement  plutôt  laid  que  beau, 
garde  son  caractère  pour  charmer  celui  qui  pé- 
nètre à  l'intérieur  ;  une  grande  cour  remplie,  à 
l'instar  d'une  serre,  d'arbustes  rares,  conduit  à  une 
galerie  circulaire  —  ou  plutôt  carrée  —  sur  laquelle 
donnent  les  appartements  du  général  commandant 
la  division.  Les  vastes  pièces,  sans  être  meublées 
selon  les  exigences  du  confort  européen,  sont  bien 
appropriées  à  vie  algérienne.  La  salle  de  réception, 
souvent  ensanglantée  par  des  exécutions,  a  con- 
servé la  balustrade  qui  servait  jadis  à  séparer  le 
magistrat  suprême  de  ses  justiciables.  Au  pied  de 
cette  balustrade  se  tenait  le  chaouch  (bourreau) 
et  les  dalles  du  parvis  ont  vu  des  têtes  rouler  sur 
leur  surface  glissante.  Ces  traditions  sanguinaires 
ont  été,  dit-on,  continuées  par  le  général  Négrier, 
un  des  premiers  chefs  militaires  de  la  province  de 
Gonstantine.  Elles  servent  naturellement  de  lé- 
gende :  le  général  Carteret  qui  commande  la  divi- 
sion n'a  plus  de  chaouch  attaché  à  sa  personne. 


ET  LE   SAHARA.  155 


Toutefois  le  Dar-el-Bey  n'a  rien  perdu  de  son  ori- 
ginalité, augmentée  encore  par  la  présence  d'un 
spahi  toujours  de  garde  à  la  porte  principale,  sous 
une  guérite,  dont  son  burnous  rouge  rehausse 
l'aspect  prosaïque. 

Le  cercle  des  officiers,  vaste  bâtiment  européen, 
élevé  à  un  étage,  sert  de  café  à  tous  les  militaires 
sans  exception  :  le  premier  étage  possède  une  bi- 
bliothèque et  un  salon  de  conversation.  Tout  cela 
confortable,  bien  installé.  La  cathédrale,  ancienne 
mosquée,  très  peu  ornementée,  est  vaste  et  claire; 
les  boutiques  et  les  cafés  de  la  place  et  des  rues 
du  quartier  européen  sont  tenus  à  la  mode  fran- 
çaise. 

On  pénètre  dans  la  ville  indigène  par  les  bazars, 
qui  ressemblent  à  ceux  de  Tunis,  sans  être  aussi 
bien  fournis  de  marchandises.  La  principale  in- 
dustrie arabe  consiste  dans  le  travail  des  cuirs  : 
les  babouches  et  les  sachets  de  Gonstantine  sont 
aussi  réputés  dans  le  Moghreb  que  les  tarbouches 
de  Tunis.  On  trouve  ici  des  étoffes,  de  belles  armes, 
des  bijoux  en  filigrane.  Les  bazars  d'Orient,  fouillis 
de  petites  masures  percées  de  trous  qui  servent  de 
boutiques,  se  ressemblent  tous  ;  quand  on  en  a  dé- 
crit un,  il  est  inutile  de  parler  des  autres. 

Gonstantine  est  restée  en  dehors  de  la  civilisa- 
tion au  point  de  posséder  un  quartier  juif.  C'est  un 
cloaque  plus  nauséabond,  plus  puant  et  plus  infect 


156  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

encore,  si  c'est  possible,  que  celui  de  Tunis,  où  les 
Israélites  se  confinent  volontairement  par  une  sorte 
d'obséquiosité  naturelle. 

La  ville  européenne,  les-  bazars  et  le  quartier 
juif,  forment  la  moitié  du  cercle  régulier  auquel  la 
rue  de  France  sert  de  diamètre  ;  l'autre  moitié  est 
occupée  par  la  ville  arabe  et  le  quartier  abandonné 
à  la  prostitution. 

En  retournant  à  l'hôtel,  nous  montons  un  esca- 
lier monumental,  de  la  hauteur  démesurée  duquel 
notre  fatigue  nous  fait  apercevoir.  L'hôtel  de  Paris 
est  un  des  meilleurs  de  l'Afrique,  mais  il  devrait 
bien  actionner  son  architecte  pour  lui  avoir  bâti  un 
premier  où  on  ne  peut  arriver  qu'après  avoir  gravi 
175  marches.  J'ai  remarqué  que  la  façon  d'édifier 
les  maisons  à  l'européenne  ne  concorde  pas  avec 
le  sol  africain.  Aussi  bien  en  Algérie  qu'à  Tunis  ou 
en  Egypte,  je  n'ai  guère  vu  d'édifice  à  la  Hauss- 
mann  qui  ne  soit  défectueux.  Je  crois  que  la  façon 
de  vivre  des  hommes  est  subordonnée  aux  condi- 
tions climatériques  et  que  la  nourriture,  les  vête- 
ments, les  maisons  en  usage  chez  nous,  peuvent, 
aussi  difficilement  que  la  religion  et  les  mœurs,  être 
appropriés  à  un  autre  continent. 

Avec  la  nuit  tombée,  nous  sentons  l'humidité  qui 
pénètre  jusque  dans  notre  chambre.  Constantine 
jouit  d'un  climat  relativement  froid  :  c'est  la  seule 
des  trois  métropoles  de  l'Algérie   où  ou  parle  de 


!    ^^ 


Les  femmes  de  celte  étrange  Iribu  des  Ouled-Naïls.. .  —  Page  157. 


ET    LE   SAHARA.  457 


fluxions  de  poitrine,  maladies  inconnues  partout 
ailleurs. 

Ma  qualité  de  voyageur,  me  donnant  un  certain 
droit  de  pousser  la  curiosité  jusqu'à  l'indiscrétion, 
m'enhardit  à  prier  quelques  officiers,  dont  je  venais 
de  faire  connaissance  au  cercle,  de  me  conduire  de 
nuit  au  quartier  de  la  prostitution,  une  des  curiosi- 
tés de  Constantine.  On  y  pénètre  par  une  ruelle  en 
pente  qui  se  trouve  en  face  de  la  rue  de  France 
et  qui  aboutit  à  une  sorte  d'arcade,  faite  de  deux 
maisons  se  rejoignant  en  une  galerie  ouverte, 
formée  de  leurs  toits  réunis  par  une  charpente. 
Sous  cette  galerie,  des  Arabes  nonchalamment 
étendus  fument  du  haschisch  et  plongent  un  œil 
atone  dans  un  dédale  de  ruelles  remplies  de  fdles 
de  joie  de  toutes  les  races  connues.  La  Parisienne 
et  l'Anglaise,  déclassées,  même  dans  laprostilution, 
aux  robes  souillées,  aux  visages  dissimulés  sous 
une  triple  couche  de  fard  ;  des  Allemandes,  épaves 
des  compagnies  de  musiciens  qui  vont  chercher 
fortune  en  Afrique;  des  Espagnoles,  des  Maltaises, 
à  peine  reconnaissables  à  leurs  costumes,  mais 
presque  aussi  brunes  de  peau  que  les  femmes  mau- 
resques ou  juives.  L'Afrique  du  Sud,  elle  aussi,  a 
envoyé  des  échantillons  de  ses  races  à  cette  foire  de 
la  prostitution.  Dans  un  coin  sombre,  accroupies 
au  seuil  de  leur  niche,  quelques  femmes  de  cette 
étrange  tribu  des  Ouled-Naïls,  que  j'ai  eu  l'occasion 


lo8  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

d'étudier  plus  tard  à  Biskra,  agitent  avec  un  bruit 
argentin  le  quadruple  collier  d'or  passé  à  leur  cou 
et  qui  représente  leur  dot,  le  jour,  où,  rentrées 
dans  leur  tribu ,  elles  redeviennent  épouses  et 
mères  au  prix  de  leur  virginité  vendue.  Presque 
blanches,  très  jolies,  avec  des  yeux  de  gazelle  et 
des  dents  de  perie,  elles  semblent  chastes,  même 
dans  ce  milieu.  Venues  du  fond  du  Sahara,  desti- 
nées à  servir  aux  plaisirs  des  hommes  de  toutes  les 
nations  ,  sans  pouvoir  même  échanger  une  pa- 
role (1)  avec  ceux  dont  elles  reçoivent  les  caresses, 
elles  sont  étrangères  à  ce  qui  les  entoure.  Plus  loin, 
des  Kabyles,  aux  yeux  de  feu,  à  la  peau  brune, 
vêtues  d'une  chemise  bleue,  pieds  nus,  les  ongles 
peints  avec  du  henné  ;  encore  plus  loin,  des  femmes 
nomades  du  désert,  des  négresses  du  Soudan,  de 
Tombouctou.  Tout  cela  crie,  chante,  boit,  circule 
sous  les  yeux  hébétés  des  fumeurs  d'opium.  La 
rue  ressemble  à  un  carrefour  clos  de  murs  ;  à  droite 
et  à  gauche  des  fenêtres  étroites,  grillées,  à  tra- 
vers lesquelles  on  aperçoit  une  pièce  vaste,  sans 
plancher  ni  meubles;  un  réchaud  au  milieu,  des 
nattes  sur  des  bancs  circulaires  ;  c'est  le  salon. 
Chacun  de  ces  salons  recèle  plusieurs  femmes,  de- 
bout, assises,  couchées,  buvant,  fumant,  dormant, 
vaquant  à  leurs  occupations  sous  l'œil  des  prome- 

(1)  Les  Ouled-Naïls  parlent  un  patois  arabe  presque  incompré- 
hensible. 


ET   LE   SAHARA.  159 


neurs.  Quand  un  homme  applique  son  visage  à  la 
^ucarne,  pas  une  femme  ne  bouge  ;  il  faut,  pour 
attirer  leur  attention,  entrer  chez  elles.  Celles  qui 
se  promènent  sont  chargées  d'être  gracieuses  ;  les 
autres  se  contentent  d'attendre  les  visiteurs. 

Au  premier  abord,  on  est  très  étonné  de  trouver 
dans  une  ville  française  ce  laisser-aller,  cette  faci- 
lité  accordée  au  vice  ;   mais,  en  y  réfléchissant  un 
peu,  on  se  voit  obligé  de  rendre  justice  à  la  sage 
tolérance  de  l'administration.  En  effet,  Gonstantine 
est,  je  crois,  la  ville  du  littoral  qui  possède  le  plus 
de  femmes  prostituées.   Sur  50,000  habitants,  on 
compte  15,000  fdles  publiques  ,  presque  le  tiers  de 
la  population  ;   et   cependant,    ce    n'est   certaine- 
ment pas  la  ville  la  plus  licencieuse  de   l'Orient. 
L'hypocrisie  turque  s'élève  sévèrement  contre  l'ex- 
hibition du  vice  en  dehors  de  l'enceinte  du  harem. 
Toute  ville  ottomane  est  plongée,  de  nuit,  dans  un 
repos  menteur.  Dans   les  maisons,   l'orgie   hurle 
étouffée  par  les  murailles,  d'autant  plus  affreuse 
qu'elle  n'a    pas  de  témoins    :   les    plus    honteux 
excès  s'y  font  naturellement.  Ici,  l'arène  est  libre 
aux  effluves  du  tempérament  africain.   Le   plaisir 
autorisé  par  les  lois  humaines  s'y  étale  au  grand 
jour.    A  quelques  exceptions  près,   personne  n'en 
cherche  d'autre,    et   les   Arabes  de    Constantine 
sont  les  musulmans  les   plus  moraux  peut-être,  si 
on  envisage  la  morale  à  notre  point  de  vue.  C'est 


160  LA   CÔTE    BARBARESQUE 

tellement  vrai  qu'ils  sont  pour  cette  cause  mé- 
prisés par   leurs  coreligionnaires. 

—  C'est  une  race  abâtardie,  me  disait  un  Égyp- 
tien. Ils  vous  ont  tout  pris,  même  vos  mœurs,  et 
ils  ont  tout  perdu  de  ce  qui  leur  était  propre,  même 
leurs  passions. 

Il  ne  faudrait  toutefois  pas  croire  que  ces  bazars 
de  la  prostitution  sont  inconnus  autre  part  qu'à 
Gonstantine.  Toutes  les  villes  d'Afrique,  depuis 
le  Nil  jusqu'à  l'Océan,  en  possèdent  de  semblables, 
mais  ils  ne  font  pas,  comme  ici,  partie  intégrale 
de  la  vie  sociale  et  n'ont  pas  cet  aspect  civilisé  qui 
permet  au  voyageur  de  les  visiter,  sinon  sans  dé- 
goût, du  moins  sans  danger.  Gonstantine  est  peut- 
être  la  seule  ville  de  l'Afrique  où  la  prostitution  soit 
franchement  acceptée  par  la  population  et  où  on  ne 
lui  demande  pas  de  se  revêtir  d'une  robe  d'emprunt, 
comme  en  Egypte,  où,  par  un  acte  de  pudeur 
étrange,  on  donne  le  nom  de  danseuses  à  des  filles 
publiques  (ghavassis). 

Le  fondateur  de  Girta  est  resté  inconnu.  Dans 
tous  les  cas,  c'est  une  forteresse  construite  par 
les  Numides,  après  la  chute  de  Garthage,  dans 
la  prévision  d'une  prochaine  attaque  des  Romains. 
Officiellement  Syphax  fut  le  premier  qui  en  fit  sa 
capitale.  Massinissa,  Micipsa,  Asdrubhal  et  Juba 
l'habitèrent  :  enfin  les  Romains  en  firent  le  chef-lieu 


ET    LE    SAHARA.  161 


delà  Numidie,  sous  le  nom  de  Cirta  Julia,  en  l'hon- 
neur de  César.  Depuis  ce  moment  jusqu'au  ive  siè- 
cle, époque  où  son  nom  est  mêlé,  comme  celui  de 
presque  toutes  les  grandes  villes  de  l'Empire,  aux 
disputes  des  Césars  et  des  Augustes,  Cirta  n'est 
plus  mentionnée  dans  l'histoire.  En  315  environ, 
occupée  et  habitée  par  Flav.  Constantin,  elle  reçut 
le  nom  de  Conslantine,  qu'elle  a  gardé  depuis, 
même  sous  la  domination  arabe  (Ksartina).  Après 
avoir  résisté  à  l'invasion  des  Vandales,  elle  fut  en- 
levée à  l'Empire  par  l'émir  Okba-ben-Nafi.  La  do- 
mination arabe  des  Hafzides  et  des  Mirinides  (rois 
de  Bougie  ou  de  Tunis)  dura,  —  presque  toujours 
nominale,  car  la  situation  de  Constantine  la  ren- 
dait facilement  indépendante — jusqu'à  Kheir-Ed- 
Dinn-Barberousse.  Au  commencement  du  xvie  siè- 
cle, Constantine  fut  soumise  aux  Turcs.  Ceux-ci 
permirent  aux  Arabes  vaincus  de  se  choisir  un  gou- 
verneur (kaïd),  qui  devait  se  reconnaître  vassal  du 
pacha  d'Alger.  Le  titre  de  kaïd  fut  remplacé  par 
celui  de  bey,  au  moment  où  des  fonctionnaires 
turcs  furent  installés  à  la  tète  du  gouvernement, 
en  place  des  chefs  arabes  librement  élus.  Les  beys 
de  Constantine,  nommés  par  le  pacha  d'Alger  et 
révocables  par  lui,  avaient  droit  de  vie  et  de  mort 
sur  leurs  administrés  et  jouissaient-  d'un  pouvoir 
absolu,  mais  ne  pouvaient,  sans  l'assentiment  de 
leur    suzerain ,  changer  les   lois ,  ou  déclarer  la 


462  LÀ   CÔTE   BARBARESQUE 

guerre.  La  sujétion  des  beys  de  Constantine  à  ceux 
d'Alger  était  réelle.  Tous  les  trois  ans,  ils  étaient 
obligés  de  se  rendre  en  personne  chez  le  pacha 
et  d'y  envoyer  tous  les  ans  leur  premier  ministre 
chargé  d'apporter  des  présents  de  la  part  de  son 
maître  et  de  réclamer  le  caftan  d'honneur,  signe 
officiel  de  satisfaction ,  reçu  à  Constantine  par  de 
grandes  réjouissances.  Très  souvent  le  caftan 
d'honneur  était  remplacé  par  le  fatal  lacet,  et 
nombre  de  beys  de  Constantine  périrent  de  cette 
façon.  Toutefois  l'administration  turque  était  si 
mal  organisée  qu'il  arrivait  fréquemment  que  des 
beys  de  Constantine  restaient  pendant  quelques 
années  au  pouvoir,  malgré  les  ordres  d'Alger. 

A  l'intérieur,  le  pouvoir  du  bey  était  contreba- 
lancé par  celui  des  cheïcks-ul-islam,  dignité  de- 
venue héréditaire  dans  la  famille  Ben-Lefgoun. 
Cette  famille ,  très  riche  et  très  puissante,  sut  se 
maintenir  au  pinacle  pendant  trois  siècles,  en  se 
réservant  la  suprématie  religieuse  et  abandonnant 
complètement  toute  ingérence  dans  les  affaires 
civiles,  exemple  que  le  clergé  aurait  dû  suivre 
partout.  Il  est  en  effet  curieux  de  constater  combien 
l'esprit  de  conduite  de  cette  famille  a  su  inspirer 
de  respect.  Jamais,  au  moment  des  plus  grands 
cataclysmes  comme  sous  le  règne  des  despotes  les 
plus  cruels  —  qui  ne  manquent  pas  aux  annales  de 
l'histoire  de  Constantine  —  aucun  de  ses  membres 


ET   LE   SAHARA.  163 


n'a  eu  à  souffrir,  non  seulement  la  mort,  mais  la 
moindre  vexation.  Cependant  les  Ben-Lefgoun  ont 
toujours  veillé  à  la  stricte  observation  des  principes 
de  l'Islam  et  ils  étaient  prêts  à  remettre  clans  le 
droit  chemin  ceux  qui  s'en  écartaient,  sans  en 
excepter  les  beys. 

Parmi  ces  derniers,  despotes  révocables,  plutôt 
gouverneurs  que  souverains,  on  compte  très  peu 
d'hommes  remarquables.  Depuisl607  jusqu'à  1837, 
quarante-quatre  beys  se  sont  succédés.  Les  moins 
insignifiants  sont  :  Djaffarh,  qui,  le  premier,  croit- 
on,  troqua  son  titre  de  kaïd  contre  celui  de  bey; 
Mohammecl-ben-Ferhat,  tué  sous  les  murs  de  Bône  ; 
Dali,  choisi  par  la  milice  turque,  dont  l'omnipotence 
ne  date  que  de  ce  jour  ;  Ali-Kodja,  remarquable 
par  une  belle  défense  contre  le  bey  de  Tunis,  pen- 
dant laquelle  il  fut  tué  dans  une  sortie  ;  Relian- 
Hussein,  vainqueur  des  Tunisiens  ;  Hassan-ben- 
Hussein,  son  fils,  qui  songea  à  installer  clans  le 
beylick  une  administration  régulière  ;  Sabah,  le 
plus  éclairé  et  le  moins  cruel  de  tous.  Le  peu  de 
civilisation  dont  jouissait  Constantine  au  moment 
de  la  conquête  était  due  à  ce  bey,  qui  régnait  en 
1770.  Cependant  les  canaux,  les  routes  et  les  tra- 
vaux exécutés  par  Sabah  éveillèrent  la  méfiance  du 
pacha  d'Alger,  qui,  le  soupçonnant  de  rêver  d'in- 
dépendance, le  fit  étrangler  après  une  bataille  que 
le  bey  de  Constantine,  averti  des  dispositions  hos- 


164  LA   CÔTE    BARBAKESQUE 

tiles  du  pacha,  livra  à  son  suzerain  sous  les  murs 
de  la  ville. 

Depuis  Sabah  jusqu'à  Hadji-Ahmed,  la  plupart 
des  beys  ne  régnèrent  que  fort  peu  de  temps  et 
furent  presque  tous  étranglés  par  ordre  des  deys 
d'Alger:  Moustapha-ben-Sliman,pour  avoir  chassé 
les  Français  de  la  Galle  sur  les  plaintes  de  Jean  Bon 
Saint-André,  consul  à  Alger;  Abd'Allah-ben-Ismaël, 
pour  avoir  protesté  contre  la  livraison  de  la  Galle 
aux  Anglais;  Ahmed-Chaouch,  sorte  de  monstre 
sanguinaire,  pour  avoir  rêvé  la  conquête  d'Al- 
ger, etc.,  etc.  Les  seuls  princes  dont  l'histoire 
repose  l'esprit  dans  ce  dédale  d'atrocités  sont  : 
Ahmed-ben-Ali  et  Mohammed-Hamnan,  tous  deux 
étranglés.  Quand  on  songe  que  ces  deux  beys  ont 
été  précédés  par  Ahmed-Chaouch  (le  bourreau), 
surnommé  Dra-ho-bey  (bey  de  son  bras),  et  suivis  de 
Mohammed-Tchahour,  le  sanglant,  et  de  Moham- 
med-ben-Chattabia  (le  père  de  la  pioche,  ainsi 
nommé  parce  qu'il  faisait  couper  les  tètes  avec  des 
pioches)  ;  que  les  uns  étaient  étranglés  pour  avoir 
dépassé  les  bornes  de  la  cruauté  possible,  les  autres 
pour  ne  pas  avoir  été  assez  cruels,  on  détourne  la 
tête  de  ce  tissu  d'horreurs.  Hadji-Ahmed,  à  qui  la 
France  victorieuse  accorda  une  large  hospitalité  à 
Alger,  ne  le  cédait  en  rien  à  ses  prédécesseurs. 
C'était  peut-être  un  des  pires  tyrans  de  cette  suc- 
cession de  tyrans  :  unissant  la  perfidie  à  la  cruauté, 


l.T   LE    SAHARA  165 

il  voulut  persuader  au  dey  Hussein,  vaincu,  de 
venir  chercher  un  asile  à  Gonstantine.  Le  dey  aima 
mieux  se  confier  à  la  loyauté  de  la  France.  Ceux 
de  sa  famille  qui  se  laissèrent  leurrer  par  les  pro- 
testations hypocrites  d'Ahmed,  lurent  obligés  de 
sortir  de  Gonstantine  presque  aussitôt  après  leur 
entrée,  dépouillés  de  leur  avoir.  Si  les  sujets  d'Ah- 
med se  défendirent  avec  tant  de  vaillance  contre 
les  Français,  c'était  par  fanatisme  religieux,  et  non 
par  amour  pour  leur  souverain.  Quelques  années 
après  la  conquête,  des  Arabes  de  distinction 
ne  se  gênaient  pas  de  l'avouer  à  leurs  nouveaux 
maîtres. 

Celui  qui  voit  un  Arabe  saluer  avec  humilité 
l'Européen  qu'il  rencontre  sur  son  passage  ,et  se 
confondre  en  protestations  obséquieuses  auprès  de 
tout  officier,  se  fait  généralement  une  appréciation 
très  inexacte  du  caractère  des  indigènes  de  l'Al- 
gérie. On  a  souvent  dit  que  les  Arabes  étaient 
lâches,  poltrons  et  traîtres.  Rien  de  plus  faux.  Je 
ne  crois  pas  qu'il  existe  des  hommes  soumis  à  un 
jeu  régulier  d'institutions  administratives,  qui  aient 
plus  que  les  Arabes  le  mépris  de  la  mort.  S'ils 
sont  dominés  par  les  Européens,  et  cette  domina- 
tion est  indiscutable,  c'est  par  crainte  de  la  pro- 
cédure, de  la  prison,  des  amendes,  par  avarice  et 
amour  de  la  liberté  et  non  par  peur  de  la  souf- 
france ou  de  la  mort. 


166  LÀ    CÔTE   BARBARESQUE 

Voici  un  fait  qui  me  fut  raconté  à  Constantine, 
par  un  officier  supérieur. 

Malgré  la  suprématie  politique  récemment  accor- 
dée aux  juifs,  les  Arabes  n'ont  pas  voulu  démordre 
du  mépris  traditionnel  qu'ils  ont  voué  à  cette  race. 
La  mort  d'un  juif  est  un  fait  si  simple  que  beau- 
coup d'indigènes,  pas  encore  bien  au  fait  de  nos 
lois,  n'admettent  pas  qu'ils  puissent  être  châtiés 
pour  cela. 

Dans  un  village  du  canton  de  Sétif,  Mohammed- 
ben-X,  avait  assassiné  un  juif,  avec  des  circon- 
stances d'une  barbarie  révoltante,  pour  lui  reprendre 
le  prix  d'une  vente  faite  quelques  heures  aupara- 
tante.  Mohammed  fut  condamné,  par  le  conseil  de 
guerre  de  Gonstantine,  à  être  fusillé.  Il  écouta  la 
sentence  avec  calme,  puis,  invité  à  parler,  il  dit 
au  président  : 

—  Pourquoi  me  fais-tu  mourir?  Parce  que  j'ai 
tué  un  juif!  Tu  ne  feras  accroire  à  personne  que 
c'est  de  la  justice  ! 

Pour  un  indigène,  le  conseil  de  guerre  ou  le 
tribunal  se  résument  dans  le  président,  qui,  selon 
ses  idées,  est  omnipotent. 

Or,  comme  les  assassinats  sont  devenus  d'une 
fréquence  telle  dans  la  province  de  Constantine 
que  les  rôles  des  assises  et  des  conseils  de  guerre 
ne  présentent  que  des  affaires  de  meurtre  et  de 
pillage,  il  a  été  décidé,  pour  faire  cesser  cet  état 


ET    LE   SAHARA.  167 


de  choses  et  épouvanter  les  populations,  de  pro- 
céder aux  exécutions  capitales  sur  les  lieux  mêmes 
des  crimes.  A  cet  effet,  un  des  officiers,  membre 
du  conseil  de  guerre  qui  a  condamné  le  coupable, 
est  forcé  de  le  conduire,  chargé  de  chaînes,  au  vil- 
lage où  il  a  commis  son  meurtre.  On  rassemble  la 
population  sur  la  place,  et,  après  avoir  lu  la  sen- 
tence, on  l'exécute  en  présence  du  village  réuni. 
Les  officiers  n'aiment  guère  ces  corvées  qui  les 
obligent  à  surveiller  un  homme  enchaîné,  avec 
deux  gendarmes  pour  toute  escorte  et  le  condamné 
pour  toute  compagnie. 

Un  des  officiers  supérieurs  dont  j'avais  fait  con- 
naissance au  cercle,  revenait  précisément  d'accom- 
pagner, dans  un  village  situé  sur  la  route  de  Sétif  à 
Bougie,  ce  Mohammed-Ben-X.,  qui,  après  avoir 
assassiné  et  volé  un  juif,  était  étonné  de  se  voir  con- 
damné. Pour  arriver  au  village,  il  faut  prendre  une 
route  militaire  praticable  pendant  labelle  saison,  mais 
que  les  pluies  torrentielles  de  l'hiver  rendent  des 
plus  périlleuses.  L'officier  supérieur,  assis  sur  une 
charrette  à  côté  de  l'indigène  enchaîné,  était  escorté 
par  deux  gendarmes.  Tout  alla  bien  jusqu'à  un  en- 
droit distant  de  dix  kilomètres  du  lieu  de  l'exécution, 
où  la  route  longe  un  précipice  à  pic.  Une  averse 
surpritle  convoi  juste  à  cet  endroit  :  dans  l'espace 
de  quelques  minutes,  la  terre  détrempée  commença 
à  fléchir  sous  les  roues.  Bientôt  on  reconnut  l'im- 


168  LA   CÔTE    BARBARESQUE 

possibilité  d'avancer  davantage.  La  route  n'était 
praticable  que  pour  des  piétons.  Les  gendarmes 
descendirent  de  cheval  :  le  convoi  s'arrêta. 

«  A  ce  moment,  raconta  l'officier,  je  me  trouvai 
«  fort  embarrassé.  Impossible  de  tramer  le  prison- 
«  nier,  enchaîné  par  les  pieds  et  les  mains  ;  il  me 
«  répugnait  de  lui  brûler  la  cervelle,  et  cependant 
«  je  ne  prévoyais  pas  d'autre  solution,  à  moins  de 
«  transiger  par  humanité  avec  mon  devoir,  et  de 
«  lui  laisser  la  clé  des  champs.  L'une  et  l'autre 
«  alternatives  étaient  peu  agréables,  d'autant  plus 
«  que  je  prévoyais  le  moment  du  rapport.  Tout 
«  indécis,  j'appelai  mes  gendarmes  pour  former 
«  une  sorte  de  conseil.  Les  gendarmes,  gent  peu 
«  philanthrope  en  Afrique,  me  proposèrent  de  le 
«  lâcher  et  cle  lui  tirer  dessus  au  moment  où  il 
«  allait  s'enfuir.  J'allais,  de  guerre  lasse,  adopter 
«  cette  combinaison,  et  je  faisais  mes  dernières 
«  objections,   lorsque  lé  prisonnier  m'appela  : 

«  —  Sidi  !  me  dit-il  en  souriant,  je  suis  per- 
«  suadé  que  tu  paries  cle  moi  ? 

«  —  Oui  !  répondis-je,  et  je  ne  sais  qu'en  faire  ! 

«  —  C'est  bien  simple,  cependant!  Fais-moi  dé- 
«  ferrer,  je  le  suivrai  à  pied. 

c  —  Tu  me  suivras  ? 

«  —  Oui  ! 

«    —  A  ton  village  ? 

c    -  -  Oui  !  puisque  nous  y  allons. 


ET   LE    SAHARA.  169 


«  —  Tu  sais  ce  qui  t'y  attend? 

«  Il  haussa  les  épaules. 

«  —  Certes  !  je  serai  fusillé  ! 

«  —  Et  tu  iras  volontiers  au  supplice  ? 

«  —  Volontiers  !  non  !  mais  puisqu'il  n'y  a  pas 
«  moyen  de  faire  autrement...  Vous  m'avez  con- 
«  damné  injustement,  et  vous  en  répondrez  devant 
«  Allah...  Moi...  je  dois  mourir!  J'aime  mieux  cela 
«  que  de  moisir  dans  vos  prisons. 

«  Je  trouvai  cette  proposition  si  étrange,  que  je 
«  voulus  en  faire  l'expérience.  Dans  la  situation  où 
«  je  me  trouvais,  je  ne  risquais  au  fond  que  peu 
«  de  chose. 

«  Je  fis  déferrer  mon  prisonnier,  qui  se  mit  à  che- 
«  miner  à  côté  de  nous  sans  la  moindre  velléité  de 
«  fuite.  Mes  gendarmes  n'en  revenaient  pas.  Pour 
«  traverser  quelques  passages  étroits  ,  nous  étions 
«  obligés  de  suivre  la  file  indienne  ;  le  condamné,  qui 
«  connaissait  admirablement  le  pays,  nous  servit  de 
«  guide,  parlant  et  agissant  comme  si  chaque  pas 
«  qu'il  faisait  ne  le  rapprochait  pas  de  la  mort.  Nous 
«  arrivâmes  ainsi  au  village,  conduits  par  notre  pri- 
«  sonnier.  Ma  foi,  je  vous  avoue  que  ce  courage  sloï- 
«  que  m'impressionna  et  que  je  ne  pus  m'empôcher 
«  de  demander  sa  grâce  à  Alger.  Il  fallait  un  exem- 
«  pie  et  on  refusa.  J'assistai  à  l'exécution  les  larmes 
«  aux  yeux  ;  Mohammed  mourut  en  souriant  ;  il  y 
«  avait  dans  son  sourire  une  ironie  étrange;  il  ne  me 

10 


170  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

«  quitta  pas  du  regard  jusqu'au  dernier  moment.  Je 
«  ne  suis  pas  tendre  :  cependant  ce  regard  calme, 
■«  voilé,  sans  haine  ni  bravade,  me  poursuivra  long- 
«  temps  encore.    » 

Et  l'officier  ajouta  avec  un  soupir  : 

—  Nous  avons  parfois  de  "drôles  de  corvées  en 
Afrique.  • 

Il  y  a  de  l'enfant  clans  l'Arabe  :  mais  c'est  un 
enfant  fier,  indépendant,  rongeant  le  frein  du  profes- 
seur trop  sévère  et  surtout  trop  méticuleux,  à  son 
sens.  Jamais  l'Oriental  ne  se  fera  à  notre  procédure. 
L'esprit  de  la  justice  est  inné  dans  lui.  Il  ne  com- 
prend pas  qu'on  puisse  avoir  tort  et  raison  à  la  fois, 
et  rien  n'offusque  autant  son  bon  sens  naturel  que, 
par  exemple,  un  verdict  de  ce  genre  rendu  par  un 
de  nos  tribunaux  : 

«  Attendu  que  M.  X  n'a  pas  tort,  mais  que  M.  Y 
«  a  raison,  le  tribunal  déboute  M.  X  de  sa  de- 
«  mande,  mais^ condamne  M.  Y  aux  dépens.  » 

De  là  une  horreur  invincible  de  notre  procédure. 
L'idée  d'être  obligé  de  déposer  une  provision  pour 
avoir  le  droit  de  plaider  une  cause  qui  lui  paraît 
juste,  est  rebelle  à  son  esprit.  Il  aimerait  cent  fois 
mieux  donner  de  l'argent  à  un  juge,  même  au  cas 
où  son  procès  lui  paraîtrait  imperdable,  que  de  le 
dépenser  en  papier  timbré,  honoraires  d'avoués  ou 
d'avocats.  Il  ne  croit  pas  avoir  besoin  d'intermé- 
diaire :    chaque  phrase  prononcée  par  un  avocat 


ET   LE    SAHARA.  171 


sonne  faux  à  son  oreille,  et  il  n'est  jamais  complè- 
tement satisfait  du  résultat  final,  son  procès  fût-il 
cent  fois  gagné.  Un  Arabe  déféré  aux  tribunaux  fait 
d'avance  dans  son  idée  le  sacrifice  de  sa  fortune  et 
de  sa  vie.  Il  va  à  l'audience  comme  un  bœuf  à  l'a- 
battoir. La  procédure  de  nos  tribunaux  échappe 
totalement  à  son  intelligence.  Il  se  résigne  à  son 
sort,  mais  la  façon  dont  on  distribue  la  justice,  c'est 
ce  qui  lui  pèse  le  plus  dans  le  joug  de  l'étranger. 
Comme  je  l'expliquerai  dans  une  autre  partie  de 
cet  ouvrage,  l'Algérie  est  régie  administrativement 
de  deux  façons  différentes.  Il  y  a  des  cercles  sou- 
mis au  régime  militaire,  d'autres  au  régime  civil. 
Les  militaires  laissent  aux  cheicks  et  aux  kaïcls  le 
droit  de  trancher  les  questions  litigieuses  entre  indi- 
gènes. Le  gouvernement  civil,  institué  dans  des 
cantons^  réputés  plus  tranquilles,  assimile  tout  le 
monde  aux  mêmes  lois. 

Dans  les  pays  soumis  au  régime  civil,  nous  avons 
cru  remarquer  que  la  haine  contre  les  conquérants 
est  plus  ardente,  plus  féroce,  quoique  plus  sourde. 

Il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler  d'ailleurs ,  les 
Arabes  ne  nous  aiment  pas,  et  les  officiers,  au  cou- 
rant des  affaires  indigènes,  ne  cessent  de  répéter 
ces  paroles  : 

—  Ils  ne  vivent  que  pour  une  seule  idée,  trans- 
mise de  génération  en  génération  :  c'est  de  nous 
jeter  à  la  mer. 


VIII 


Départ  de  Constantine.  —  Les  diligences.—  La  nuit.  —  Le  Me- 
dr'asen.  —  Les  Tournants.  —  Balna.  —  Lambessa.  —  La 
diligence.  —  El-Kantra.  —  El-Outaïa.  —  Le  désert. 

A  sept  heures  du  soir,  nous  fûmes  avertis  qu'il 
fallait  partir.  Les  voitures  publiques  circulent  de 
préférence  la  nuit,  pour  permettre,  nous  dit-on, 
aux  hommes  d'affaires  de  vaquer  sans  interrup- 
tions à  leurs  occupations  journalières.  Ceci  me 
donne  la  plus  haute  idée  de  la  constitution  physique 
des  hommes  d'affaires  africains. 

Grande,  moyenne  ou  petite,  la  diligence  algérienne 
représente  à  l'extérieur  une  caisse  à  comparti- 
ments, élevée  sur  des  roues  monumentales,  close 
avec  force  précautions  du  côté  de  la  portière  barri- 
cadée comme  une  porte  de  prison,  ouverte  à  tous 
les  vents  des  autres  côtés  :  par  les  fissures  du  bois; 
par  les  vitres  brisées  ;  par  les  croisées,  qu'un  homme, 
fût-il  Hercule  ou  Robert  Houdin,  ne  saurait  faire 
jouer  dans  leurs  rainures.  A  l'intérieur,  les  ban- 
quettes sont  recouvertes  de  coussins  dont  je  ne 
saurais  définir  la  substance.  Ce  n'est  certes  ni  du 
crin,  ni  de   la  paille,  ni  de  la  plume,  et  je   sais 

10. 


174  LA   CÔTE   BARRARESQUE 

trop  ce  que  je  dois  au  lecteur  pour  insinuer  que  ce 
sont  des  pois  chiches.  En  laissant  à  d'autres  plus 
consciencieux  le  soin  d'analyser  ces  coussins  — 
opération  qui,  vu  les  myriades  de  puces  qui  y  sont 
nichées,  nécessite  un  certain  courage — je  m'appe- 
santirai sur  un  inconvénient  que  je  n'ai  rencontré 
qu'en  Algérie.  Les  chevaux,  nourris  d'orge,  exha- 
lent des  miasmes  nauséabonds;  les  Arabes,  qui 
voyagent  beaucoup  en  diligence,  sentent  tous  le 
musc.  Or,  je  ne  connais  rien  de  plus  écœurant  que 
l'odeur  du  vieux  musc  mêlée  à  celle  que  vous 
envoient,  par  bouffées  et  à  tout  moment,  les  huit 
chevaux  attelés  à  la  voiture. 

Il  pleut  à  verse  :  la  nuit  est  noire.  La  voiture 
longe  la  rue  de  France,  traverse  le  pont  et  côtoie  le 
ravin  du  Rummel.  Les  feux  de  la  ville,  visibles  de 
la  vallée  de  Bou-Merzoug  dans  laquelle  nous  nous 
engageons,  se  confondent  peu  à  peu  avec  la  brume. 
Bientôt  la  tiare  étincelante  de  Constantine  disparaît 
complètement  et  nous  voilà  au  milieu  d'un  paysage 
désolé,  avec  des  montagnes  noires  à  gauche,  et  une 
plaine  grise  à  droite.  Parfois  le  lourd  véhicule 
côtoie  en  se  dandinant  un  ravin  profond,  sinis- 
tre, rocailleux  que  l'absence  totale  de  garde-fous 
nous  permet  de  sonder  à  loisir.  Tout  à  coup  une 
étincelle  jaillit  sur  la  route  et,  à  cent  pas,  il  nous 
paraît  qu'elle  se  dédouble.  Ce  n'est  plus  deux,  c'est 
trois,  six,  huit  étincelles  qui  se  croisent,  fuient,  s 


ET   LE   SAHARA.  47< 


poursuivent,  allant  de  la  route  au  ravin  et  du  ravin 
à  la  route.  Les  hyènes  et  les  chacals,  attirés  parle 
mauvais  temps,  rôdent  autour  de  la  diligence. 

Au  sortir  de  Gonstantine,  nous  avions,  à  la  lueur 
des  lanternes,  aperçu  quelques  arbres  dresser  leurs 
branches  flexibles  au-dessus  du  fossé  et  agiter 
leurs  feuillages  presque  au  ras  du  sol,  à  côté  des 
buis  sauvages  qui  bordent  le  chemin.  Arbres  et 
buissons  étaient  disparus,  et  c'est  au  milieu  d'une 
obscurité  rayée  par  la  pluie,  rendue  plus  noire  en- 
core par  l'absence  de  contours  du  paysage,  que  nous 
arrivons  au  Khroub,  bourg  indigène  de  1,000  ha- 
bitants ,  adossé  à  un  petit  village  européen  au 
milieu  duquel  nous  nous  arrêtons  pour  relayer. 
Quelques  maisons  blanches  sans  étage,  une  église, 
une  place  encombrée  de  chariots  recouverts  de 
toile,  voici  ce  que  nous  voyons  comme  dans  un  rêve, 
car  les  chevaux  sont  attelés  en  un  tour  de  main  et 
nous  roulons  plus  loin. 

Je  dirai  ici  un  mot  des  villages  de  colons  clans 
cette  partie  de  l'Algérie,  pour  ne  plus  avoir  à  y  re- 
venir. Tous  sont  bâtis  sur  le  même  modèle,  et  qui 
en  a  vu  un  peut  s'abstenir  de  regarder  les  autres. 
Sur  la  route  de  Gonstantine,  Batna,  Sétif  et  Bordj 
Bou  Arridj ,  la  plupart  des  relais  sont  placés  dans 
des  villages  qui  ne  présentent  aucun  intérêt  au  tou- 
riste. 

Trois  minutes  après,  nous  nous  retrouvons  au 


176  LA   CÔTE    BARBARESUUE 

milieu  du  désert  ;  les  yeux  des  fauves  disparus  aux 
approches  du  Kroub  scintillent  de  nouveau.  A  ce 
moment  un  rayon  de  lune  réussit  à  percer  l'épais 
rideau  de  nuages,  et  nous  apercevons,  sortant  du 
ravin  que  nous  côtoyons  toujours,  de  grandes  om- 
bres blanches  et  noires,  pareilles  à  des  spectres  en 
deuil.  Ce  sont  des  nomades  retardataires  ;  ils  rega- 
gnent leur  campement,  traînant  leur  chameaux  après 
eux.  Si  le  burnous  blanc  des  Arabes  nous  permet  de 
les  distinguer,  il  n'en  est  pas  demême  des  chameaux . 
On  les^vine  en  voyant  quelque  chose  de  sombre 
se  mouvoir  dans  l'obscurité.  Sans  nous  en  douter, 
nous  avions  déjà  rencontré  beaucoup  de  nomades 
entre  Gonstantine  et  le  Kroub.  On  me  dit  que  nous 
en  rencontrerons  d'autres  plus  loin,  l'automne  étant 
le  moment  de  leur  passage.  Sans  l'indiscrétion 
commise  par  la  lune,  il  nous  eût  été  impossible  d'a- 
percevoir nos  compagnons  de  voyage,  car  hommes 
et  bètes  cheminent  dans  le  plus  profond  silence. 
La  lune,  entrevue  un  instant,  se  voile  derechef;  l'a- 
verse se  transforme  en  déluge  :  le  froid  devient  de 
plus  en  plus  vif  :  on  monte  un  des  plus  hauts  plateaux 
de  rAllas.  Nous  nous  enveloppons  dans  nos  burnous 
pour  dormir,  reconnaissant  inutile  toute  tentative  de 
voir.  Nous  avons  retenu  l'intérieur  de  la  diligence, 
ce  qui  nous  permet  de  nous  étendre.  Malgré  les 
inconvénients  dont  je  parlerai  en  temps  et  lieu,  je 
recommande  aux  touristes  ce  mode  de  locomotion. 


ET   LE   SAHARA.  177 


La  voiture  publique  arrive  presque  toujours  à  des- 
tination :  les  voleurs  arabes  ne  poussent  jamais  la 
hardiesse  jusqu'à  l'attaquer.  Les  conducteurs  con- 
naissent très  bien  le  chemin  et  si  on  n'y  jouit  pas 
de  tout  le  confort  désirable,  on  y  est  bien  moins  mal 
que  dans  les  machines  fantastiques  décorées,  à  Gons- 
tantine,  à  Batna  et  à  Sétif,  du  nom  de  voitures 
particulières. 

Engourdis  par  le  froid,  trempés  par  la  pluie  qui 
pénétrait  par  mille  ouvertures  dans  l'intérieur  de  la 
diligence ,  accablés  sous  un  sommeil  léthargique 
plutôt  qu'endormis,  nous  traversons  les  relais  :  1°  de 
Montebello,  village  de  récente  création,  situé  à 
4  kilomètres  de  Kroub  ;  2°  d'Ain-Moret;  3°  des  Chats; 
la  route  commence  à  longer  des  lacs  salés,  qui  sont 
des  renfoncements  de  terrain  au  fond  desquels  on 
trouve  quelques  gisements  de  sel,  mais  qui  res- 
semblent à  tout,  excepté  à  des  lacs  ;  et  4°  Ain- 
Yacoub  où  l'on  s'arrête  pour  visiter  le  Médr'asen, 
monument  de  forme  conique  en  pierres  de  taille  : 
espèce  de  pyramide  ronde  bâtie  en  dehors  de  toute 
règle  architecturale  (ce  en  quoi,  d'ailleurs,  consiste 
sa  principale  curiorité)  et  qui  ne  rappelle  aucune 
construction  connue,  si  ce  n'est  le  tombeau  de  la 
Chrétienne  que  l'on  voit  près  de  Blidah.  C'est  un 
gros  cylindre,  servant  de  base  à  un  tronc  en  cône 
obtus,  évidé  intérieurement  en  quart  de  cercle,  et 
formant  une  corniche  que  supporte  un  rang  d'une 


178  LA   CÔTE   BARBABESQUE 

cinquantaine  de  colonnes.  Ni  inscriptions,  ni  bas- 
reliefs,  de  la  pierre  nue.  On  montre  à  mi-hauteur 
une  étroite  ouverture  d'où  on  peut  apercevoir  un 
escalier  intérieur,  ce  qui  a  fait  supposer  que  le 
Médr'asen  était  un  cénotaphe.  Les  .uns  prétendent 
que  c'est  le  tombeau  de  Siphax,  d'autres  l'attribuent 
à  Aradion,  tué  par  Probus,  d'autres  enfin,  et  j'a- 
voue que  je  me  range  à  leur  avis,  considèrent  le 
Médr'asen  comme  le  monument  funéraire  des  rois 
numides,    successeurs  de  Missinissa. 

Il  n'est  nul  besoin  d'être  archéologue  pour  recon- 
naître l'art  architectural  romain,  une  fois  qu'on  a 
visité  quelques  ruines.  Or,  si  le  Médr'asen  a  quel- 
que ressemblance  vague,  c'est  avec  les  pyramides. 
L'Egypte  est  le  pays  d'Afrique  par  excellence. 
Quoique  très  difficiles,  les  communications  par  voie 
de  terre  à  travers  l'Afrique  septentrionale,  ont 
existé  toujours  comme  elles  existent  aujourd'hui. 
Le  Sahara,  obstacle  invincible  pour  les  conquérants, 
a  toujours  été  une  route  fréquentée  par  les  indi- 
gènes. Si,  depuis  la  chute  de  Garthage,  le  nom  romain 
était  craint  et  respecté  en  Afrique,  le  manque  de 
communications  avec  l'Italie,  à  ce  moment  où  la 
navigation  était  dans  son  enfance,  rendait  les  rela- 
tions entre  les  provinces  et  la  métropole  très  difficul- 
tueuses.  Les  Numides  et  les  Mauritaniens  n'ont  ja- 
mais été  latinisés  :  tout  s'y  opposait  d'ailleurs,  le 
climat,  les  mœurs  et  le  génie  des  habitants.  Les  rois. 


ET   LE   SAHARA.  179 


numides  cherchaient  la  sanction  de  leur  domination 
à  Rome,  mais  ils  n'avaient  pas  pour  cela  adopté 
les  idées  de  leurs  protecteurs.  Nous  en  voyons  un 
autre  exemple  parmi  les  chefs  indigènes  inféodés  à 
la  France.  Tout  en  réclamant  à  Paris  l'investiture 
du  gouvernement,  ils  ne  changent  pas  pour  cela 
d'usages,  de  coutumes  ni  de  manière  de  voir. 

Les  ruines  romaines  comparées  aux  établis- 
sements français  font  faire  les  réflexions  suivantes 
aux  indigènes  : 

—  Déjà  les  nommes  d'Occident  sont  venus  chez 
nous  ;  ils  ont  bâti  leurs  maisons;  les  hommes  de  la 
tente  les  en  ont  chassés,  et  il  n'en  reste  que  des  rui- 
nes. Ce  sera  la  même  chose  avec  les  Français  :  ils 
construisent,  mais  le  temps  viendra  où  la  tente  de 
l'Arabe  recevra  l'ombre  des  ruines  de  leurs  édifices. 

L'Europe  et  l'Afrique  ne  sauraient  vivre  de  la 
même  existence.  La  religion  musulmane  répandue 
en  Orient  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  n'a  pu  fran- 
chir la  Méditerranée,  comme  la  religion  chrétienne 
ne  pourra  jamais  s'implanter  en  afrique.  Les  mœurs 
sont  identiques  dans  tout  l'Orient  arabe.  Le  Hadji 
qui  se  meut  à  son  aise  entre  la  Mecque  et  Oran,  se 
trouvera  dépaysé  à  quelques  lieues  de  la  côte,  à 
Port-Mahon,  à  Malte,  ou  à  Panteleria,  sur  une  terre 
européenne. 

Les  costumes,  les  habitations,  la  nourriture, 
principales  conditions  de  la  vie  des  hommes,  se- 


180  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

ront  toujours  adaptés  au  climat,  à  la  configuration 
géographique  du  pays,  et  suivront  l'impulsion  d'une 
tradition  orale. 

C'est  tellement  vrai  qu'un  architecte  parisien, 
tout  en  admirant  la  mosquée  d'Omar  ou  une  pa- 
gode de  l'Inde,  n'aura  jamais  la  pensée  de  construire 
à  Paris  un  monument  public  sur  ce  modèle  :  il  sait 
qu'il  froisserait  les  idées  artistiques  du  plus  grand 
nombre.  Le  même  fait  se  présente  en  Afrique.  Les 
villes  comme  Paris,  Londres,  Berlin,  sont  incon- 
nues clans  le  désert,  tandis  que  les  noms  du  Caire, 
de  Bagdad  ou  de  Tunis  resplendissent  aux  yeux 
des  Arabes  de  toute  l'auréole  du  merveilleux. 

L'Arabe,  revenu  de  Paris,  s'exprime  sur  la  capi- 
tale du  monde  civilisé ,  avec  le  même  enthou- 
siasme qu'un  voyageur  français  met  à  parler  du 
Caire. 

—  Que  c'est  beau  l'Orient,  disons-nous.  Quel 
coloris  !  Quel  ciel  ! 

.  Nous  aimons  l'Orient  pour  le  visiter,  non  pour 
l'habiter.  Les  Arabes  apprécient  Paris  de  la  même 
façon  désintéressée.  Or,  de  temps  immémorial, 
les  Arabes  du  désert  n'ont  pas  modifié  leur  exis- 
tence errante  et  contemplative.  Les  voyageurs 
loquaces,  les  conteurs  ont  été  toujours  en  honneur 
parmi  eux.  Le  Sahara,  domaine  des  cavaliers  nu- 
mides, comme  il  est  de  nos  jours  le  domaine  des 
Arabes  (nomades),  touche  à   l'Egypte.  Il  y  a  peu 


ET   LE  SAHARA.  181 


de  monuments  plus  propres  que  les  Pyramides  à 
frapper  une  imagination  primitive.  Un  homme, 
habitué  au  néant,  vivant  sous  la  tente,  ne  peut  que 
garder  une  impression  profonde  de  ces  colosses  do 
marbre,  cénotaphes  des  rois  d'un  pays  fertile,  limi- 
trophe du  désert.  Pourquoi  ne  pas  supposer  que 
Micipsa,  par  exemple,  qui,  fort  de  la  protection  de 
Rome,  régna  tranquillement  27  années,  n'ait  pas 
songé,  sur  la  foi  des  paroles  de  ces  conteurs  de- 
venue voix  publique,  a  se  construire  un  monument 
funéraire,  faible  et  inexacte  copie  des  Pyramides, 
mais  suffisante  pour  frapper  l'imagination  de  ses 
sujets.  Si  l'on  songe  que  nul  peuple,  à  l'exception 
des  Romains  et  des  Français ,  n'est  parvenu  à 
asseoir  clans  ces  parages  une  domination  aussi 
bien  établie  que  celle  des  rois,  successeurs  de  Massi- 
nissa;  que  la  construction  d'un  monument  pareil 
dépassait  de  beaucoup  les  moyens  de  Probus  alors 
qu'il  n'était  pas  encore  empereur;  que  les  tom- 
beaux d'Afrique  depuis  le  Maroc  jusqu'aux  Pyra- 
mides ont  un  air  de  famille  (comme  d'ailleurs  nos 
tombeaux  ressemblent  à  ceux  des  Romains),  on 
peut  considérer  la  version  du  Medr'asen,  céno- 
taphe des  rois  numides,  comme  la  plus  rapprochée 
de  la  vérité.  Je  suis  allé  en  Algérie  après  avoir 
visité  l'Egypte,  et  je  trouve  que  le  Medr'asen  est 
une  imitation  mesquine ,  sinon  grotesque ,  des 
Pyramides. 

11 


182  LA   CÔTE   BAHBARESQUE 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  l'aspect  du  Medr'asen  vaut 
le  voyage,  il  ne  compense  pas  l'horrible  nuit  que 
Ton  passe  à  l'hôtel  du  Tournant,  cinquième  relai  de 
Constantine  à  Batna. 

De  quelque  façon  qu'on  s'y  prenne  avec  les 
diligences  algériennes,  il  faut  toujours  voyager  de 
nuit.  Le  jour  commençait  à  poindre  lorsque  tnous 
nous  retrouvâmes  dans  la  diligence  de  Batna,  vingt- 
quatre  heures  après  notre  départ  de  Constantine. 

La  route  s'engage  dans  la  vallée  de  l'Oued  el 
Harrar  à  1,000  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer.  A  travers  les  vitres  couvertes  d'une  buée  gla- 
ciale nous  voyons  des  rochers  noirs  comme  de  l'encre 
se  dresser  des  deux  côtés  du  chemin.  Certes,  on  ne 
se  croirait  pas  en  Afrique,  sur  la  route  de  Batna, 
à  six  heures  du  matin.  Des  flaques  d'eau ,  de  cette 
eau  triste,  noirâtre,  dernier  vestige  d'une  pluie  de 
novembre  ;  la  neige  sur  les  sommets  des  montagnes, 
qui,  vu  l'élévation  où  nous  nous  trouvons,  ne  pa- 
raissent pas  très  hautes  ;  un  ciel  noir,  une  terre 
aride,  des  rochers  noirs,  pas  un  arbre ,  pas  une 
feuille,  pas  une  herbe.  C'est  au  milieu  de  ce  paysage 
morose  que  nous  faisons  les  40  kilomètres  qui  nous 
séparent  de  Batna,  dont  nous  franchissons  l'en- 
ceinte vers  dix  heures  du  matin. 

Rien  n'est  plus  triste  que  l'arrivée  à  Batna  par 
une  pluvieuse  matinée  de  novembre.  La  ville  fran- 
çaise, circonscrite  dans  une  muraille  peu  élevée  est 


ET  LK   SAHARA.  •       183 


en  gros  ce  qu'étaient  en  petit  les  villages  de  colons 
que  nous  avons  traversés.  Une  église,  une  place, 
quelques  rues  formées  de  maisons  sans  étages,  une 
caserne  inachevée.  On  commence  à  voir  les  traces 
de  l'insurrection  de  1871.  Déjà  sur  la  route,  nous 
avons  aperçu  des  ruines  qui  n'avaient  rien  de  ro- 
main. En  ville ,  nous  remarquons  des  décombres 
qu'on  n'a  pas  encore  eu  le  temps  d'enlever. 

Dieu  vous  garde  de  vous  trouver  à  Batna  en 
même  temps  qu'un  général,  un  colonel  ou  tout  autre 
voyageur  aisé.  L'hôtel  de  Paris,  unique  hôtel  de 
la  ville,  possède  un  appartement  réservé  de  droit 
au  premier  arrivé  et  dont  nous  jouirons  à  notre  re- 
tour. Cette  l'ois,  le  major  anglais  Edde,  en  mission 
en  Algérie,  venu  de  la  veille,  occupe  l'appartement 
par  droit  d'aînesse.  On  nous  donna  des  chambres 
sans  fenêtres,  avec  des  portes  vitrées  sans  vitres, 
une  cloison  sans  planches,  un  plafond  sans  plâtre, 
un  plancher  avec  des  trous. 

Il  est  à  remarquer  qu'en  Algérie,  plus  le  climat 
est  froid  (le  climat  de  Batna  n'est  guère  plus  chaud 
que  celui  de  Paris),  plus  mal  on  bâtit  les  maisons. 
(A  Sétif,  où  les  hivers  se  rapprochent  des  hivers 
russes ,  des  portes  vitrées  séparent  seules  les 
chambres  d'une  cour  carrée  ouverte  à  tous  les 
vents.)  Après  une  bonne  heure  passée  à  étendre 
nos  plaids  au-dessus  des  portes,  à  boucher  des 
trous  avec  de  vieux  journaux,  elc.    etc.,  précau- 


184      .  LÀ    CÔTE    RAKBUIESQUE 

lion  indispensable  pour  la  nuit ,  nous  allons  à  la 
recherche  d'une  voiture  qui  consente  à  nous  trans- 
porter à  Lambessa,  éloigné  de  Batna  de  dix  kilo- 
mètres à  peine.  Ce  n'était  pas  chose  aisée  que  de 
trouver  ce  que  nous  cherchions.  Batna  possède 
trois  voitures  —  à  l'exception  de  la  diligence,  bien 
entendu  —  un  cabriolet  à  trois  places,  garanti  de 
deux  côtés  par  un  morceau  de  cuir,  un  cabriolet  à 
deux  places,  garanti  d'un  côté  par  un  chiffon  en 
toile,  et  un  cabriolet  à  une  place ,  pas  garanti  du 
tout. 

Nous  commençâmes  par  refuser  énergiquement 
le  cabriolet  à  trois  places  que  l'on  nous  mon- 
tra d'abord,  et  sans  nous  arrêter  au  sourire  du 
propriétaire,  nous  allâmes  plus  loin,  mais  nous 
apprîmes  à  nos  dépens  que  l'impatience  est  la 
mère  de  tous  les  maux,  car  il  nous  fallut,  l'oreille 
basse,  revenir  au  bienheureux  cabriolet,  ce  qui 
nous  coûta  quelque  argent  et  beaucoup  d'humi- 
liation. La  pluie  continuait  à  tomber,  et  cette 
excursion  qui  nous  souriait  tant  à  Gonstantine  ap- 
paraissait à  nos  yeux  sous  d'autres  couleurs. 

La  route  de  Batna  à  Lambessa  traverse  une 
vallée  aride  encaissée  entre  deux  chaînes  de  mon- 
tagnes. Bientôt  la  pluie  se  change  en  grêle  à  laquelle 
succède  un  chasse-neige  épouvantable;  après  avoir 
erré  pendant  deux  heures  au  milieu  de  la  campa- 
gne couverte  des  débris  de  la  ville  romaine,  dont  il 


ET   LE   SAHARA.  1^0 


nous  est  impossible  de  distinguer  la  moindre  pierre, 
nous  sommes  forcés  de  revenir  à  Batna,  sans  avoir 
rien  vu  qu'un  arc  gigantesque  et  quelques  tombeaux 
pareils  à  ceux  de  la  via  Appia.  Il  me  serait  facile, 
si  je  ne  m'étais  pas  engagé  a  être  scrupuleusement 
véridique,  de  faire  comme  beaucoup  de  mes  con- 
frères et  de  parler  de  Lambessa,  après  avoir  com- 
pulsé quelques  ouvrages  et  quelques  guides.  J'aime 
mieux  avouer  franchement  que  je  n'ai  pas  vu  cette 
ville,  une  des  plus  intéressantes  cependant  de  l'Al- 
gérie. 

Il  faut  bien  se  convaincre  que  les  communications 
ne  sont  ni  faciles  ni  régulières  entre  le  Tell  et  le 
Sahara,  et  si  on  ne  veut  pas  ajouter  aux  autres  in- 
convénients du  voyage  celui  de  ne  pas  arriver,  il 
devient  nécessaire  de  prendre  des  renseignements 
partout  et  chez  tout  le  monde,  sans  crainte  d'être 
indiscret.  Le  plus  ou  moins  de  difficultés  que  l'on 
éprouve  dépend  de  tant  de  raisons  diverses,  qu'on 
ne  peut  et  on  ne  doit  pas  croire  aveuglément  le 
premier  interrogé.  Un  colonel  qui,  voyageant  à 
cheval  et  avec  une  escorte,  aura  traversé  l'Atlas  au 
printemps,  vous  dira  que  le  chemin  est  délicieux. 
Un  commis  voyageur,  entassé  avec  dix  Arabes  dans 
la  diligence  par  une  nuit  de  novembre,  vous  épou- 
vantera par  ses  récits  exagérés.  Tel  homme  est 
timide  et  vantard  ;  il  parlera  des  lions  comme  d'un 
danger  :  tel  autre,  habitué  à  risquer  tous  les  jours 


186  LA   CÔTE   BAR1MRESQUE 


son  existence,  vous  empêchera  d'emporter  vos 
armes,  etc.,  etc.  Il  faut  écouter,  faire  son  profit  de 
ce  que  l'on  entend,  sans  croire  personne. 

Le  trajet  de  Batna  à  Biskra  est  praticable 
presque  toute  l'année  :  en  revanche,  s'il  n'est  que 
désagréable  pendant  la  belle  saison,  en  automne  et 
en  hiver  il  présente  un  certain  danger  par  suite 
du  noctambulisme  des  diligences. 

Biskra  est  desservi  régulièrement  trois  fois 
la  semaine  par  deux  voitures  :  le  courrier  et  la 
diligence.  Le  courrier  est  un  cabriolet  à  quatre 
places,  découvert  et  livré  à  toutes  les  intempé- 
ries, qu'il  faut  être  fou  pour  prendre  en  hiver, 
et  qui  ne  sert  généralement  qu'au  transport  des 
indigènes. 

Un  domestique  vint  nous  avertir  à  deux  heures 
du  matin  que  la  diligence  n'attendait  que  nous, 
puis  il  me  tira  par  la  manche  le  long  d'un  corri- 
dor obscur,  et  après  nous  avoir,  de  cette  façon, 
extrait  de  l'hôtel,  il  nous  abandonna  au  milieu  d'une 
rue  plus  noire  encore  que  le  corridor. 

La  pluie  continuait  froide,  fine,  pénétrante,  une 
vraie  pluie  de  novembre;  comme  le  gaz  est  à  Batna 
aussi  inconnu  que  le  pavé,  nous  voilà  barbottant 
dans  la  boue.  Le  garçon  de  l'hôtel,  mû,  probable- 
ment, par  un  sentiment  de  camaraderie  envers  nos 
gens  et  de  conservation^  à  l'égard  de  nos  effets, 
avait  déjà   disparu  entraînant  Nataf  et  la  femme 


ET   LE   SAHARA.  187 


de  chambre,  et  nous  laissant  à  la  garde  de  Dieu. 

Après  quelques  minutes  employées  à  nous 
orienter,  nous  distinguons  à  quelques  mètres  un 
objet  blanc  qui  tranche  sur  l'obscurité. 

A  mesure  que  nous  en  approchons,  nous  consta- 
tons que  cet  objet  est  placé  au  milieu  de  la  place 
de  l'église,  qu'il  vacille  sur  sa  base;  puis  nous 
reconnaissons  que  c'est  une  voiture  chargée  à 
deux  fois  sa  hauteur  et  lourdement  enfoncée  dans 
la  boue.  Sur  un  côté,  nous  parvenons  à  déchiffrer  : 
Batna-Biskra.  —  Plus  de  doute,  voici  l'instrument 
du  supplice.  C'est  avec  effroi  que  nous  contemplons 
la  machine  disloquée,  branlante,  penchée  sur  le 
côté  comme  un  corbillard  au  retour  du  cimetière. 
Après  avoir  rassasié  notre  vue  de  l'aspect  de  la 
voiture, nous  cherchons  les  chevaux...  absence  com- 
plète... puis...  suivant  le  même  genre  d'idées...  le 
bureau  de  la  diligence...  absence  aussi  complète  : 
solitude,  néant  et  silence.  Enfin,  nos  yeux  commen- 
çant à  s'habituer  à  l'obscurité,  nous  découvrons 
dans  une  encoignure  extérieure  de  l'église ,  Nataf 
et  la  femme  de  chambre,  assis  mélancoliquement 
sur  nos  sacs  entassés  dans  la  fange.  Se  voyant  dé- 
couvert, Nataf  m'apprit  que  le  garçon,  après  avoir 
reclamé  et  obtenu  son  pourboire,  était  allé  se  re- 
coucher. Je  me  mets  à  invectiver  Nataf  pour  lui 
apprendre  son  métier  de  guide  :  mon  imbécile  bre- 
douille sur  le  même   ton    stoïquement  obstiné   : 


188  IA   CÔTE   BARBAKESQUE 

(•<  Vous  avez  raison.  »  Alors  un  Arabe  qui  sommeil- 
lait par  terre  confondu  avec  la  boue,  se  dresse 
comme  un  fantôme  et  se  met  à  nous  considérer. 

—  Où  est  le  bureau  de  la  diligence  de  Biskra? 
demandai-je. 

Après  la  pause,  obligatoire  pour  tout  Arabe  entre 
une  question  et  la  réponse,  l'indigène  qui,  heureu- 
sement pour  moi,  comprenait  le  français,  dit  : 

—  Tu  vas  à  Biskra? 

Je  savais  que  les  Arabes  répondent  toujours  à 
une  question  par  une  autre,  et  afin  de  me  mettre  au 
niveau  de  mon  interlocuteur,  je  repartis  : 

—  Nous  allons  partir  bientôt,  n'est-ce  pas? 

L'Arabe  sourit  de  ce  sourire  tranquillement  iro- 
nique qui  a  le  privilège  d'exaspérer  tout  Européen 
novice,  et  répondit  : 

—  Bientôt...  oui...  au  point  du  jour. 

Le  jour  se  lève  à  cinq  heures.  Je  me  récriai  : 

—  Impossible!  Le  départ  est  fixé  à  deux  heures  ! 

—  C'est  pour  apprendre  l'exactitude  aux  voya- 
geurs!... 

—  Plaît-il? 

—  D'ailleurs  M.  Henri  repose  encore. 

Ne  pouvant  croire  à  une  aussi  triste  réalité,  je 
soupçonnai  l'indigène  de  s'amuser  à  mes  dépens. 

—  Tu  appartiens  au  bureau  de  la  diligence? 
demandai-je  d'un  ton  sévère. 


ET    LE    SAHARA. 


189 


—  Je  suis  gardien. 

—  Alors  conduis-nous  à  la  salle  d'attente. 

—  La  salle!...  quoi?... 

—  D'attente  ! 
Il  rit. 

—  Attends  ici.  Quand  il  sera  reposé,  il  viendra 
et  ouvrira  le  bureau. 

—  Qui?...  il?...  (Je  crus  qu'il  parlait  du  lion.) 

—  M.  Henri  ! 

—  Ah  !  il  repose  !  Va  l'éveiller  tout  de  suite 
Comme  il  ne   bougeait  pas,  je   le   secouai    en 

criant  : 

—  Je  connais  toutes  les  autorités  !  Entends-, 
tu!  coquin,  obéis-moi  —  ou  sinon!... 

Mon  Arabe  s'éloigna  en  secouant  la  tète.  Pour 
qui  connaît  tant  soit  peu  les  indigènes,  il  était  clair 
que,  pour  être  aussi  dédaigneux,  il  fallait  que  le 
gardien  fût  sûr  de  son  fait.  Sa  fuite  me  donna  à 
réfléchir  :  la  réflexion  pousse  à  la  conciliation  : 
l'Arabe  s'éloignait  de  plus  en  plus":  je  descendis  de 
la  conciliation  à  la  supplication. 

—  Voyons,  mon  ami,  reviens  !  (Il  s'arrêta.)  Je 
t'en  prie  (Il  se  retourna.)  Oui!  toi  !  (Il  resta  debout 
au  milieu  de  la  place.)  Ecoute  !  Il  est  impossible 
qu'on  fasse  de  ces  farces  aux  voyageurs  inof- 
fensifs. 

Il  haussait  les  épaules,  ne  comprenant  rien  à  mes 
doléances. 

11. 


190  LA   CÔTE  BÂRBARESQUE 


Les  Arabes  sont  ainsi  faits  :  pour  eux  l'attente 
n'est  pas  une  souffrance  ;  les  intempéries  ne  trou- 
blent pas  l'harmonie  de  leur  humeur;  le  confort 
leur  est  absolument  inconnu. 

—  Qu'as-tu,  Sidi?  demanda-t-il  en  se  rappro- 
chant. 

—  C'est  honteux  !  indigne  !  faire  poser  ainsi 
les  voyageurs  qui  ont  payé  leurs  places? 

—  Ecoute-moi,  à  ton  tour.  Il  est  dit  :  «  Respecte 
celui  dont  tu  as  besoin...  »  Or,  la  diligence  n'a 
pas  besoin  de  toi  pour  se  rendre  à  Biskra...  tandis 
que  tu  ne  peux  faire  autrement  que  de  t'en  servir! 
Attends  ! 

L'Arabe  se  recoucha  dans  la  fange,  me  laissant 
muet,  sinon  convaincu.  Un  point  lumineux  brilla  à 
ce  moment  derrière  l'église  et  une  lanterne  portée 
par  un  homme  de  haute  taille  s'approcha  de  nous. 
La  lanterne  dirigée  par  l'homme  se  mit  à  se  ba- 
lancer au-dessous  de  nos  visages  en  éclairant  la 
figure  rubiconde  de  son  porteur  qui  murmurait  : 

—  Chien  de  métier!  Les  autres  dorment!  Toi! 
Va-t'en  te  disloquer  les  os  sur  des  chemins  d'enfer  ! 

Complètement  maté,  je  soulevai  mon  chapeau 
en  demandant  de  ma  voix  la  plus  doucereuse  : 

—  Monsieur  est  le  postillon  ? 

—  Qui  diable  d'autre  se  promènerait  par  un 
temps  pareil  et  à  pareille  heure?  Chien  de  mé- 
tier, va  ! 


ET   LE   SAHARA.  191 


Je  ne  pus  m'empêcher  de  faire  remarquer  au  pos- 
tillon que  ce  n'était  pas  mon  métier  de  coucher  dans 
la  boue. 

—  S'il  vous  plaît  de  courir  les  grandes  routes, 
à  qui  la  faute?  grommela-t-il  en  s'éloignant. 

Une  demi-heure  s'écoula  pendant  laquelle  deux 
Arabes,  sortis  on  ne  sait  d'où,  se  couchèrent  philo- 
sophiquement dans  la  boue  à  mes  côtés,  sans  le 
moindre  signe  de  mécontentement.  Tout  à  coup, 
au  moment  où  le  crépuscule  commençait  à  poindre, 
un  Français,  un  Batnassien,  fit  son  apparition  en 
criant  à  tue-téte  : 

—  Gepenclard  de  Henri  dort  encore!  Qui  est-ce 
qui  m'a  fichu  un  paresseux  pareil  ? 

Je  demandai  timidement  : 

—  Qu'est-ce  que  M.  Henri? 

—  Le  directeur,  parbleu  !  On  ne  peut  partir  sans 
lui,  et  comme  le  drôle  aime  le  lit,  il  nous  arrive, 
surtout  en  hiver,  de  quitter  Batna  à  huit  heures. 
Ah  !  si  j'étais  le  gouvernement  ! 

A  ce  moment,  un  homme  emmitouflé  dans  un 
large  paletot  surgit  à  l'angle  de  la  rue.  Tous  les 
yeux  se  tournèrent  vers  lui  :  les  Arabes  se  soule- 
vèrent avec  respect,  le  Batnassien  courut  à  sa  ren- 
contre, la  main  tendue.  Je  reconnus  à  cet  accueil 
le  tant  désiré  M.  Henri  qui  s'avança  majestueuse- 
ment vers  la  baraque  servant  de  bureau  à  la  dili- 
gence, et,  après  avoir  tiré  une  clef  de  sa  poche,  fit 


192  LA   CÔTE  BARBARESQUE 

jouer  la  serrure  tout  en  disant  avec  bonhomie,  à 
la  ronde  : 

—  Hein  !  nous  allons  donc  partir,  mes  enfants  ! 

Rien  ne  débilite  l'âme  comme  l'attente  en  vovasje  : 
toute  ma  colère  s'était  évanouie  à  l'aspect  de 
M.  Henri.  Je  me  levai  et  m'avançai  avec  les 
signes  extérieurs  prescrits  dans  le  manuel  de  la 
courtoisie. 

M.  Henri  eut  trois  gestes.  Le  premier,  protec- 
teur, s'adressant  à  moi,  m'ordonnait  d'attendre  ;  le 
second,  bienveillant,  indiquait  à  ma  femme  l'entrée 
du  bureau;  le  troisième,  impérieux,  enjoignait  à 
l'Arabe  gardien  d'activer  le  départ.  'Pendant  que 
ma  femme,  obéissante,  passait  le  seuil  de  la  baraque, 
que  le  gardien  envoyait  à  l'écurie  chercher  les 
chevaux,  et  au  cabaret  chercher  le  postillon,  tout  en 
s'occupant  de  faire  l'appel  nominal  des  Arabes  de  la 
banquette  (cérémonie  indispensable  à  tout  départ), 
j'eus  avec  M.  Henri  la  conversation  suivante  : 

M.  Quand  partirons-nous? 

L.   Tout  de  suite. 

M.  La  route  est  bonne? 

L.  De  Batna  au  premier  relai,  oui  ! 

M.  Et  après? 

L.  Hum  !  hum! 

M.  Mauvaise  ? 

L.  Pas  précisément  !  Il  n'y  a  pas  de  route. 

M.  Ah! 


ET   LE    SAHARA.  i  CM 


L.  Dame  !  la  saison  est  avancée  ! 

M.  Qu'y-a-t-il?Des  trous? 

L.  Des  ravins!  des  précipices. 

J'ai  une  horreur  instinctive  de  tout  ce  qui  est 
vide,  y  compris  les  imbéciles.  Je  frissonnai. 

M.  On  longe  des  précipices? 

L.  On  passe  dedans. 

M.  Dedans  !  !  Et  on  passe? 

L.  Quand  il  n'a  pas  plu!  oui  ! 

M.  Et  s'il  a  plu? 

L.  Dame  !... 

M.  Les  accidents  sont  fréquents? 

L.  Non  !  on  reste  en  route  !  voilà  tout  ! 

M;  Vivant  ou  mort? 

L.  La  diligence  arrive  toujours  ! 

M.  Mais  les  voyageurs  ? 

Était-ce  par  pitié  ou  par  espièglerie  (j'ai  remarqué 
que  les  Algériens  aiment  à  épouvanter  les  voya- 
geurs), M.  Henri  se  tourna  vers  le  postillon  qui 
venait  d'apparaître  au  seuil,  et  sans  me  répondre, 
cria  : 

—  Allons  !  vite  !  vite  !  nous  sommes  en  retard  ! 
sacrebleu  ! 

Le  postillon,  si  rogue  naguère  avec  moi,  s'inclina 
humblement  devant  M.  Henri,  sans  songer  à  lui 
faire  remarquer  que  le  retard  était  de  son  fait. 
L'aspect  de  cet  homme  donna  un  autre  courant  à 
mes  idées  et  je  repris  mon  interrogatoire. 


194  LA  CÔTE   BABBARESQUE 

—  Le  conducteur  est  bon  cocher?... 

—  Jérôme!...  excellent...  Depuis  dix  ans  qu'il 
fait  le  trajet  il  n'a  versé  que  six  fois  :  deux  fois  au 
col  de  Sfa...  il  faisait  un  temps  aussi  mauvais 
qu'aujourd'hui...  une  fois... 

—  Qu'arrive-t-il  quand  on  verse  ? 

—  Ce  qui  arrive  quand  on  verse?...  La  voiture 
est  brisée,  la  compagnie  en  est  pour  son  argent,  le 
courrier  est  en  retard,  nous  recevons  notre  galop... 

—  Mais  les  voyageurs  ?. . . 

—  Je  n'en  sais  rien!  moi...  Je  n'y  étais  pas! 
Demandez  à  Jérôme. 

Et  ennuyé,  probablement  de  mes  questions, 
M.  Henri  me  demanda  mon  billet.  Quand  il  eut  lu 
mon  nom  et  appris  que  j'avais  retenu  l'intérieur, 
il  dit  d'un  ton  plus  affable,  mais  tout  aussi  protec- 
teur : 

—  Je  vais  vous  recommander   au  postillon 

Aussi  bien,  dit-il  sous  forme  d'aparté  en  se  levant, 
il  faut  être  prince  pour  tenir  tant  à  sa  peau. 

11  paraît  que  les  Batnassiens ,  colons,  employés 
ou  indigènes,  tiennent  médiocrement  à  leur  peau  ; 
je  le  comprends  à  la  rigueur,  Batna  n'est  pas  abso- 
lument un  séjour  de  délices.  M.  Henri  revint 
accompagné  du  postillon. 

—  Jérôme,  dit-il,  je  te  recommande  monsieur, 
Sois  bon  pour  lui,  donne-lui  les  renseignements 
qu'il  te  demandera;  il  te  paiera  la  goutte. 


ET   LE   SAHAHA.  19o 


—  Bon!  bon!  gronda  Jérôme,  pourvu  qu'il  ne 
bavarde  pas  trop  :  la  journée  sera  rude. 

La  présentation  faite,  M.  Henri  crut  de  son  de- 
voir de  m'éclairer  davantage  sur  le  compte  de  mon 
nouveau  protecteur. 

—  Surtout,  ne  le  faites  pas  trop  boire  !  dit-il, 
son  camarade  Isidore  est  moins  bon  cocher  que  lui. 

Le  gardien  cria  : 

—  Mustapha  Ben  Omar?  Abd  el  Kader  !  pré- 
sents... Bien  !  en  voiture  !  en  voiture  ! 

Au  même  instant,  une  main  me  poussa  dans 
l'intérieur  de  la  voiture  pendant  qu'une  voix  insi- 
nuante murmurait  à  mon  oreille  : 

—  Nous  verrons  comment  vous  vous  conduirez  ! 
La  diligence  s  ébranla  presque  aussitôt.  Le  jour 

se  levait  incertain,  pluvieux  :  on  voyait  à  peine 
son  reflet  sur  la  route.  Aussitôt  après  avoir  franchi 
l'enceinte  de  Batna,  la  voiture  s'arrêta  et  Isidore 
apparut  à  la  portière  en  se  grattant  la  tète. 

—  Le  cabaret  de  la  Poule  noire ,  dit -il.  Le 
relai  est  long,  il  fait  froid  :  le  temps  de  boire  un 
verre. 

Je  lui  tendis  quarante  sous  en  demandant  : 

—  Mauvaise  route  !  Hein  ! 

—  Jusqu'au  premier  relai  la  route  est  ferrée. 
Après,  je  ne  dis  pas. 

Je  voulus  continuer  la  conversation,  mais  déjà 
Isidore  avait  sifflé  d'une  façon  particulière.  Je  vis 


196  LA    CÔTE    BARBARESQUE 

le  cocher  Jérôme  dégringoler  du  siège  en  deux 
temps  et  les  postillons  s'engouffrèrent  sous  la  voûte 
du  cabaret  de  la  Poule  noire.  Cinq  minutes  après, 
nous  repartons.  De  gros  nuages  interceptent  la 
vue  des  cimes  des  montagnes.  Le  paysage  est 
triste  ;  ni  arbres  ,  ni  habitations  :  du  sable  brun  et 
des  rochers  noirs.  Tout  à  coup  nous  sentons  une 
secousse  effroyable.  Nous  quittons  la  route  ferrée 
suivie  pendant  six  kilomètres.  Dans  la  boue  pro- 
fonde, les  chevaux  avancent  péniblement  :  les  ca- 
hots deviennent  de  plus  en  plus  forts.  La  voiture 
penche,  tantôt  d'un  côté ,  tantôt  d'un  autre.  Gela 
dure  une  heure  :  nous  roulons  à  travers  champs  en 
vue  de  la  route  ferrée  que  nous  eût  oyons  sans  nous 
en  servir. 

Après  une  heure  de  trajet,  nouvel  arrêt,  nouveau 
cabaret ,  nouveau  sifflement.  Jérôme  et  Isidore 
disparaissent  :  c'est  le  Français  de  la  banquette 
qui  paye  la  goutte.  Isidore  sort  en  s'essuyant  la 
bouche. 

—  Nous  ne  suivons  pas  la  route  ferrée  ?  deman- 
dais-je. 

—  Non! 

—  Longtemps  encore? 

—  Jusqu'au  relai. 

Bah  !  la  route  ferrée  de  Batnaest  donc  un  chemin 
d'un  nouveau  genre  :  on  le  contemple  platoni* 
quement  sans  le  fouler. 


ET  LE   SAHARA.  197 


—  Pourquoi  cela?  demanclai-je. 

—  La  caillasse  nouvelle  fatigue  les  chevaux  et 
détériore  les  roues  de  la  diligence. 

—  Mais  elle  ne  bouleverse  pas  les  intestins  des 
voyageurs! 

Isidore  répondit  avec  dédain  : 

—  Peuli  !  les  voyageurs  ! 

Après  El  Biar  (c'est  le  nom  du  village  où  fleurit  le 
cabaret),  nous  longeons  des  ruines  romaines  et  nous 
entrons  clans  le  bassin  intérieur  de  r'dirs  (lacs), 
après  avoir  quitte  le  bassin  méditerranéen.  Le 
paysage  ne  change  pas  pour  cela,  et  reste  aussi 
tristement  solitaire,  encaissé  qu'il  est  entre  deux 
chaînes  de  montagnes  d'un  noir  d'encre.  Nous  ne 
voyons  ni  lacs ,  ni  déclivités  :  en  haut  de  l'Atlas 
on  passe  d'un  bassin  à  l'autre  sans  s'en  aperce- 
voir. Après  une  longue  marche  dans  une  cam- 
pagne désolée  ,  couverte  de  flaques  d'eau  et  de 
buissons  épineux  (ce  sont  les  r'dirs),  nous  nous 
arrêtons  auprès  de  la  maison  en  construction  d'un 
colon  établi  au  milieu  du  désert. 

Isidore  tire  de  dessous  la  toile  de  la  diligence 
du  pain,  de  la  viande  et  des  légumes  qu'il  en- 
tasse à  terre.  C'est  l'unique  moyen  de  ravitail- 
lement des  colons  espacés  sur  les  routes  entre 
le  Tell  et  le  Sahara.  Que  la  diligence  ne  puisse  pas 
leur  apporter  les  provisions  achetées  par  le  con- 
ducteur dans  une  des  villes,  tête  de  ligne  du  service, 


198  LA   CÔTE  BARBARESQUE 

qu'un  accident  arrive,  que  les  routes  deviennent 
trop  mauvaises,  les  colons  jeûnent. 

L'arrivée  de  la  voiture  publique  est  attendue  par 
ces  pionniers  de  la  civilisation  avec  une  impatience 
fébrile.  Avec  elle  arrivent  les  vivres  frais,  on  voit 
des  figures  humaines,  et  surtout  on  a  des  nouvelles 
de  France. 

Le  colon  qui  habite  la  petite  maison  de  Ras  el 
Aïoun,  était  sur  le  seuil,  gai,  souriant,  heureux 
de  voir  la  diligence. 

—  La  pluie  nous  avait  fait  craindre  que  vous 
ne  veniez  pas,  dit-il. 

—  Il  a  beaucoup  plu?  demanda  Jérôme  de  sa 
voix  éraillée. 

—  Toute  la  nuit  ! 

—  Diable  ! 

Tout  cela  n'est  pas  rassurant.  Cependant  le  colon, 
oublieux  de  sa  vie  de  dangers  et  de  luttes,  jouit  du 
moment  de  plaisir  que  notre  arrivée  lui  procure. 
Il  sourit  gaiement,  cause  avec  Isidore  et  enlève 
les  colis  que  celui-ci  •décharge .  Puis  une  femme, 
grosse,  rouge,  mais  assez  jolie ,  apparaît  sur  le 
seuil,  une  bouteille  de  cognac  à  la  main.  Je  re- 
garde cette  femme  dont  la  fraîcheur  contraste  avec 
la  nature  aride  qui  l'entoure.  Hélas!  cette  fraîcheur 
disparaîtra  vite.  Les  yeux  de  la  femme  brillent 
aussi  d'un  vif  éclat.  Gomme  on  peut  être  heureux  à 
peu  de  frais  sur  cette  terre!  Je  compare  involon- 


ET   LE   SAHARA.  199 


tairement  nos  aspirations,  nos  désirs,  nos  ambi- 
tions, les  plaisirs  que  nous  procurons  avec  peine  à 
nos  sens  blasés  et  qui  ne  sont  jamais  bien  vifs,  à 
la  joie  courte  mais  complète  de  ces  gens  que  nous 
traitons  de  prolétaires. 

Cependant  Isidore  s'était  emparé  de  la  bouteille 
de  cognac  que  la  ménagère  portait  en  main.  C'est 
le  salaire  obligé,  le  signe  effectif  de  gratitude  que 
donne  le  colon  à  celui  qui  achète  ses  provisions. 
En  ville,  le  conducteur  a  sa  remise  des  vendeurs, 
à  la  campagne ,  il  reçoit  sa.  prébende  d'alcool. 
Après  avoir  pris  une  forte  rasade,  Isidore  tend  la 
bouteille  à  Jérôme  qui  l'approche  de  ses  lèvres 
et  la  rend  à  moitié  vide  tout  en  fouettant  ses  che- 
vaux. 

Nous  nous  éloignons,  suivis  des  yeux,  jusqu'à  un 
accident  de  terrain,  par  le  colon  et  sa  femme,  qui 
s'en  retournent  tristement  en  songeant  à  la  dili- 
gence du  lendemain. 

Une  demi-heure  après,  nous  nous  arrêtons  de- 
vant un  caravansérail.  Isidore  et  Jérôme  descen- 
dent encore  :  ce  sont  les  Arabes  de  la  banquette 
qui  se  sont  cotisés  pour  les  faire  boire. 

Nous  roulons  une  demi-heure  à  peine  :  nouvel 
arrêt.  Cette  fois  c'est  décidément  notre  tour,  car 
Isidore  reparaît  à  la  portière  en  disant  : 

—  Le  caravansérail  du  Ksour,  trois  kilomètres 
du  relai  de  la  Baraque;  mais  à  la  Baraque  on  ne 


200  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

^ — . _ — . —  — 

trouve  rien  :  ici  on  peut  casser  une  croûte  et  boire 
une  goutte. 

Là-dessus  il  attend.  Effrayé  du  nombre  considé- 
rable de  liquide  que  ces  gens  absorbent,  me  souve- 
nant des  paroles  de  M.  Henri,  de  fort  mauvaise 
humeur  d'ailleurs,  disloqué  et  transi,  je  fais  la 
sourde  oreille,  et  imitant  les  Arabes  qui  ne  veulent 
jamais  répondre  à  une  question,  je  parle  d'autre 
chose. 

—  Quel  chemin  d'enfer  !  dis-je.  Nous  sommes 
endoloris  ! 

Isidore  comprit  mon  intention,  et  fronça  le  sour- 
cil en  grommelant  : 

—  Nous  quittons  ici  la  route  ferrée!... 

—  Dérision  !  criai-je.  Nous  ne  l'avons  jamais 
prise  ,  votre  route  ferrée  !  Nous  nous  sommes  con- 
tentés de  la  regarder  ! 

—  Eh  !  bien!  Vous  ne  la  verrez  même  plus  !  Jus- 
qu'ici vous  avez  roulé  sur  des  roses,  attendez  un  peu. 

Sifflant  Jérôme,  il  entra  au  cabaret  et  se  régala 
à  son  propre  compte. 

Enfin  nous  arrivons,  tant  bien  que  mal,  à  la  Ba- 
raque, premier  relai  ;  30  kilomètres  de  Batna  et 
100  de  Biskra;  il  était  huit  heures  du  matin,  nous 
étions  partis  à  cinq.  Nous  n'avons  donc  pas  trop 
mal  marché. 

A  cent  pas  du  relai,  la  voiture  s'engage  dans 
une  plaine  crevassée  de  'ravins    sablonneux.    A 


ET    LE   SAHARA.  201 


tout  moment  la  lourde  machine  passe  auprès  d'un 
trou  jaune,  parfois  de  50  mètres  de  profondeur. 
Sous  l'action  de  la  pluie  qui  continue  à  tomber, 
le  sable  se  transforme  en  boue,  les  chevaux  glis- 
sent, la  voiture  chancelle.  Le  moindre  faux  mouve- 
ment et  nous  sommes  précipités  dans  l'abîme. 

Nous  apercevons  un  mamelon  à  gauche  :  derrière 
ce  mamelon  le  village  alsacien  d'Ain  Touta,  avec 
ses  maisons  à  toits  rouges,  entourées  d'un  peu  de 
verdure.  Puis,  nous  nous  lançons  dans  une  plaine 
rocailleuse  qui  aboutit  au  col  des  Juifs.  Les  che- 
vaux soufflent,  la  voilure  plie  et  crie.  Bientôt  le  sable 
qui  nous  environnait  de  toutes  parts  fait  place  à 
du  grès,  à  des  pierres.  A  cent  mètres  de  nous, 
sur  un  monticule  rocailleux,  une  gazelle  broute 
une  herbe  invisible.  Le  gracieux  animal  lève  la 
tète,  hume  l'air,  fuit  comme  la  flèche,  et  disparaît 
derrière  un  exhaussement  de  terrain. 

De  ce  moment  la  route  devient  effrayante.  Lon- 
geant des  escarpements  affreux,  elle  est  par  mo- 
ment large  d'un  mètre  à  peine,  juste  la  place  de  la 
diligence,  qui  monte  lentement  le  long  d'un  pré- 
cipice sans  fond,  ou,  ce  qui  est  pis,  à  fond  noir, 
pierreux,  profond  de  deux  cents  mètres...  Les  ba- 
gages vacillent  avec  un  bruit  strident  ;  les  chevaux 
se  buttent  contre  les  pierres,  la  voiture  chancelle 
et  la  toile  du  chargement  se  balance  au-dessus  du 
vide.   Si  aguerri  que  l'on  soit,  il  vous  passe  des 


l}Oi  LÀ   CÔTE   MRBARÊSUUR 

frissons.  Nous  montons  une  demi-heure.  Isidore, 
descendu,  chemine  à  côté  des  chevaux  qu'il  excite 
de  la  voix.  Jérôme  fait  claquer  son  fouet  :  les  che- 
vaux n'en  peuvent  plus. 

Tout  à  coup  la  diligence  éprouve  une  violente 
secousse.  Un  immense  ravin  est  à  notre  gauche, 
profond,  aux  bords  escarpés,  couverts  de  pierres  : 
un  ruisseau  murmure  au  fond. 

—  Pfou!  dit  la  voix  d'Isidore.  C'est  tout  de 
même  vrai  que  la  montée  du  col  des  Juifs,  par  le 
temps  qu'il  fait,  n'est  pas  une  mince  affaire  ! 

Nous  sommes  au  point  le  plus  culminant  de  la 
route  :  maintenant  il  s'agit  de  descendre.  Les  che- 
vaux soufflent  un  peu.  Isidore,  avec  un  sourire 
ironique,  montre  le  ravin  béant. 

—  Il  faudra  le  traverser  !  dit-il. 

Je  cherche  un  pont,  une  corniche  !  Rien  !  ! 

—  Gomment  le  traverser? 

—  Pardi  !  en  passant  dedans! 

—  Dedans  !  !  ! 

—  Oui  !  on  le  passe  au  grand  galop,  et  on 
s'en  aperçoit  quand  on  est  de  l'autre  côté. 

Je  n'eus  pas  le  temps  de  protester;  Jérôme  avait 
fait  claquer  son  fouet,  Isidore  était  sauté  sur  le 
siège  avec  une  agilité  de  singe,  et  nous  nous  sen- 
tons emportés  à  toute  vitesse  à  travers  pierres  et 
trous  :  c'est  ainsi  que  nous  descendons  le  ravin  à 
pic,  que  d'ailleurs  nous  remontons  à  pleine  carrière. 


ET  LE   SAHARA.  203 


Une  fois  de  l'autre  côté  nous  nous  tâtons.  Nous 
sommes  contusionnés,  car  pendant  le  passage,  la 
voiture  sautait  comme  un  cabri.  En  tournant  la 
tête,  nous  sommes  stupéfaits  de  voir  ce  que  nous 
avons  traversé  :  il  y  a  de  quoi  se  rompre  le  cou 
vingt  fois. 

Après  cet  exploit,  nouvel  arrêt;  les  chevaux 
soufflent  :  Isidore  s'approche. 

—  Le  mauvais  pas  est  franchi,  dis-je  pour  le 
flatter. 

—  C'est  le  petit  ravin! 

—  Il  y  en  a  donc  un  grand? 

—  Un...  Six,  sept,  huit!  Jusqu'à  Biskra,  c'est 
tout  ravin  !  Vous  les  verrez  !  Partons  ! 

S'apercevant  que  nous  étions  fort  peu  rassurés 
par  ces  explications,  il  sourit  et  continua  : 

—  Ah!  c'est  que  le  col  des  Juifs  est  une  route 
fréquentée  depuis  la  conquête  seulement,  et  en- 
core! Tenez!  regardez! 

Il  désignait  un  monticule  couvert  de  petites 
pierres  plantées  irrégulièrement.  Il  y  en  avait  par 
centaines,  par  milliers. 

—  Us  so^nt  tous  enterrés  là  ! 

—  Qui? 

—  Les  juifs,  pardi!  C'était  de  tout  temps  un 
passage  dangereux.  Les  bandits  nomades  tenaient 
la  montagne,  et  si  quelque  caravane  s'y  hasardait, 
elle  était  pillée,  massacrée.  L'amour   du  lucre  a 


&{)4  LA    CÔTE   RAHRARESQUE 

toujours  pousse  les  juifs  à  venir  de  ce  côté,  les  plus 
riches  caravanes  leur  appartenaient... 

Isidore  fut  interrompu  par  un  Arabe  qui  deman- 
dait du  haut  de  la  banquette  : 

—  Nous  avons  passé  le  col  des  chiens? 
Isidore  grommela  : 

—  Vous  l'entendez  ! 

Je  contemplai  cette  gorge  à  l'aspect  réellement 
sinistre  ;  Isidore  continua  : 

—  Il  n'appellera  jamais  un  juif  autrement  que 
chien.  Vous  aurez  beau  les  naturaliser,  les  éman- 
ciper, vous  ne  persuaderez  jamais  à  un  Arabe  que 
ce  sont  des  hommes. 

En  effet,  et  j'eus  dans  la  suite  l'occasion  de 
m'en  assurer,  il  n'y  a  rien  de  plus  tenace  chez 
l'indigène  de  l'Algérie  comme  le  dédain  qu'il  pro- 
fesse pour  le  juif.  L'Arabe  peut  haïr  le  conquérant, 
être  hostile  au  chrétien,  plaindre  l'idolâtre,  il  con- 
serve tout  ce  que  son  cœur  a  de  dédain  et  de  mé- 
pris pour  le  juif.  Pour  l'Arabe,  le  juif,  c'est  un 
être  à  part,  beaucoup  moins  utile  que  le  cheval  et 
le  chameau,  moins  noble  que  le  lion  ou  la  pan- 
thère, moins  dangereux  que  la  hyène,  le  chacal 
ou  le  scorpion.  C'est  quelque  chose  qui  n'existe 
pas,  une  tache  dans  la  création,  qu'il  ne  voit  pas, 
tant  il  la  dédaigne. 

Parfois,  quand  il  est  de  bonne  humeur,  l'Arabe 
se  distrait  en  s'amusant  des  juifs. 


ET    LE   SAHARA.  203 


—  Parmi  les  mauvaises  choses  dont  Allah  nous 
a  dotés,  il  y  les  fièvres,  la  sécheresse,  les  juifs! 
Mais  Allah  est  grand!  il  a  mis  le  bien  à  coté  du 
mal  :  la  fièvre  nous  débarrasse  parfois  d'un  ennemi, 
la  sécheresse  nous  apprend  à  travailler  :  le  juif 
n'est  bon  à  rien,  il  est  vrai,  mais  parfois  on  peut 
s'amuser  avec. 

Le  genre  d'amusement  que  se  permet  un  Arabe 
avec  un  juif,  c'est  de  le  battre,  parfois  de  le  tuer. 

Un  jour  je  racontais  à  un  grand  seigneur  arabe 
que,  parmi  les  coutumes  féodales  de  mes  ancêtres, 
il  y  en  avait  une  qui  consistait  en  ceci  : 

Tous  les  cinq  années,  les  juifs  domiciliés  dans 
la  principauté  de  mon  aïeul  étaient  obligés  de  se 
raser  la  barbe  pour  en  faire  un  coussin.  Ce  coussin 
servait  à  rembourrer  la  chaise  percée  —  très  en 
usage  au  siècle  passé,  avant  l'invention  des  water- 
closets  —  sur  laquelle  s'asseyait  mon  susdit  aïeul. 

—  Bravo  !  disait  mon  Arabe  en  étouffant  de  rire! 
Bravo!  Bravo!  Bon  garçon!  votre  aïeul! 

Je  ne  trouvais  pas  mon  aïeul  si  bon  garçon  que 
cela,  mais  l'Arabe  riait  de  bon  cœur  et  je  n'eus  pas 
le  courage  de  lui  exprimer  toute  mon  .indignation. 

La  répulsion  des  musulmans  pour  les  juifs  est 
si  grande  que,  malgré  les  nouvelles  lois  en  vigueur 
en  Algérie,  j'ai  entendu  un  colonel  dire  : 

—  On  assassine  souvent  dans  mon  cercle;  quand 

la  victime  est  un  Arabe,  je  poursuis  d'office  ;  si 

?  5 


2()(j  LA   CÔTE   DARBARESQLE 

c'est  un  juif,  j'attends  la  plainte,  sinon,  ma  foi!  je 
ferme  les  yeux.  Je  n'ai  pas  envie  de  mettre  le  feu 
à  mon  cercle. 

Il  paraît  qu'une  des  raisons  de  la  révolte  d'El- 
Mokrany,  c'était  qu'il  voulait  jeter  les  Français  à 
la  mer  pour  persécuter  les  juifs  à  son  aise. 

Mes  souvenirs  m'éloignent  de  mon  récit,  que  je 
reprends  après  avoir  demandé  pardon  au  lecteur 
de  la  digression. 

Une  violente  secousse  me  distrait  de  la  contem- 
plation de  ce  cimetière  improvisé,  qui,  avec  les 
roches  noires  qui  l'entourent  de  tous  côtés,  le 
gouffre  béant  à  nos  pieds,  la  nature  aride  du 
paysage,  présente  un  des  plus  sinistres  spectacles 
qu'il  soit  donné  à  l'homme  de  voir.  Nous  roulons 
lancés  au  galop  au  fond  d'un  ravin,  entre  un  fossé 
et  une  crevasse.  Nouveau  temps  d'arrêt. 

J'entends  Jérôme  faire  :  Ouf!  Isidore  s'approche. 

—  Encore  un  pas  de  franchi,  dit-il  en  riant. 

—  Vous  riez,  pourtant  il  n'y  a  pas  de  quoi. 

—  Que  voulez-vous  !  dans  notre  métier,  on  voit 
la  mort  à  ses  pieds,  on  ferme  les  yeux,  et  on  passe. 
Voilà! 

Décidément  les  employés  à  la  circulation  pu- 
blique ne  sont  pas  rassurants  en  Algérie. 

Voici,  au  fond  d'une  gorge,  une  nouvelle  mon- 
tagne-cimetière, mais  cette  fois  au  lieu  d'être  je- 
tées pêle-mêle  comme  sur  l'autre,  les  pierres  sont 


ET   LE   SAHARA.  201 


systématiquement  alignées.  La  diligence  qui  mar- 
che lentement  permet  à  un  des  Arabes  de  descendre 
de  la  banquette,  de  ramasser  une  pierre  sur  la 
route  et  de  la  poser  sur  la  montagne  :  un  de  ses 
compagnons  lui  crie  quelque  chose;  le  premier 
Arabe  s'empare  d'une  autre  pierre  qu'il  pose  à  côté 
de  la  première. 

Isidore,  toujours  loquace,  m'explique  que  des 
Musulmans  assassinés  reposent  là,  et  que  la  reli- 
gion ordonne  à  tout  passant  de  mettre  une  pierre 
sur  leur  tombe.  Il  paraît  que  les  bandits  de  la 
montagne  ne  respectent  guère  leurs  coreligion 
naires. 

Un  peu  plus  loin  un  arbre  dénudé,  une  aubé- 
pine sans  feuilles,  unique  trace  de  végétation  aper- 
çue depuis  Batna,  est  couverte  de  chiffons  rouges, 
noirs,  jaunes ,  qui  pendent  aux  branches ,  se  ba- 
lancent au  gré  du  vent  et  représentent  des  frag- 
ments de  voiles  ou  de  robes  des  femmes  nomades. 
C'est  un  préservatif  contre  les  mauvaises  ren- 
contres et  un  hommage  rendu  aux  mânes  des 
victimes  couchées  sous  le  tumulus. 

La  route  n'est  pas  gaie!  La  montagne  mortuaire 
totalement  couverte  de  pierres  est  surtout  d'un 
effet  peu  récréatif. 

Tout  à  coup  au  détour  de  la  gorge,  le  chemin  se 
trouve  obstrué  par  une  file  de  chameaux.  Jus- 
qu'où la  vue  peut  s'étendre,  à  gauche,  à  droite,  en 


208  LA   CÔTE   rAUBAUEfQUE 

avant,  en  arrière,  des  têtes  aux  longs  cous  s'a- 
baissent et  se  relèvent  en  cadence.  Il  y  en  a  près  de 
deux  mille.  La  plupart  de  ces  chameaux  portent 
deux  gros  sacs  des  deux  côtés  de  la  trsse.  Quel- 
ques-uns ont  des  cavaliers  ;  sur  d'autres ,  des 
femmes  au  visage  découvert,  brunes,  presque 
noires,  vêtues  de  bleu  ou  de  rouge.  Entre  les  cha- 
meaux, des  hommes  en  burnous  blancs,  sales, 
une  gaule  à  la  main,  des  poignards  à  leur  cein- 
ture. Il  y  en  a  deux,  trois  mille  :  chameaux  et 
hommes  couvrent  la  campagne.  Des  chiens ,  pres- 
que tous  jaunes,  de  la  race  des  chiens  loups, 
jappent  entre  les  jambes  des  chameaux,  en  jouant 
avec  des  enfants  déguenillés.  La  voiture  ralentit 
d'allure. 

J'avoue  que  cette  file  interminable  d'hommes  à 
figures  patibulaires,  armés  jusqu'aux  dents  et  qui 
nous  regardent  d'un  œil  rien  moins  que  bienveil- 
lant, ces  monuments  funéraires,  témoignages  pal- 
pables des  dispositions  d'esprit  de  ces  hommes  au 
milieu  desquels  nous  nous  trouvons  maintenant,  ne 
manquent  pas  que  de  nous  faire  éprouver  quel- 
ques  craintes. 

Cependant  la  diligence  continue  son  chemin  à 
travers  la  gorge,  au  milieu  des  nomades.  Les  cha- 
meaux s'écartent  à  son  passage  et  grimpent  sur 
les  talus  :  les  enfants  crient,  les  hommes  se  ran- 
gent avec  indolence  en  nous  suivant  d'un  regard 


ET    L'1   SAHARA.  209 


sombre.  De  temps  en  temps  ils  causent  entre  eux  : 
leurs  bouches  en  js'entr'ouvrant  laissent  voir  des 
dents  blanches  dans  un  rictus  qui  semble  nerveux. 

Les  chameaux  emplissent  complètement  le  ravin. 
Dans  ces  caravanes  immenses,  les  chameaux  ne  se 
suivent  pas,  et  même  ne  paraissent  pas  aller  du 
même  côté.  Tel  descend  à  gauche,  tel  autre  va  vers 
le  sud,  tel  autre  vers  le  nord.  Tout  cela  grouille, 
semble  errer  sur  la  route,  et  cependant  Allah  sait 
par  quel  miracle  tout  cela  arrive  au  but  projeté. 
Les  chameaux  sont  absolument  libres  de  leurs  mou- 
vements. Les  hommes  et  les  enfants  vont  presque 
tous  à  pied. 

Je  n'ai  vu  des  chameaux  harnachés  que  dans  les 
villes.  A  toutes  les  caravanes  que  j'ai  rencontrées 
sur  mon  chemin,  j'ai  eu  occasion  de  remarquer  que 
les  nomades  laissent,  parfaite  liberté  à  leurs  bêtes. 
Même  pendant  une  halte,  les  chameaux  errent  à 
l'aventure  et  on  les  aperçoit  dans  les  creux  des 
rochers,  parfois  à  mille  mètres  du  campement, 
brouter  l'herbe  en  allongeant  leur  cou  à  travers 
les  pierres. 

Jérôme  crie;  les  nomades  chassent  les  ani- 
maux qui  nous  font  place.  Nous  allons  encore  un 
kilomètre  entourés  de  chameaux  et  de  nomades; 
puis  nous  voilà  au  milieu  des  bœufs,  des  chameaux 
encore.  Les  nomades  nous  considèrent  toujours 
avec  le  même  air  rébarbatif. 

12. 


210  LA    CÔTE   BARBARESQUE 

Bref,  au  détour  de  la  gorge,  nous  voyons  trois 
arbres  étiques  agiter  leur  feuillage  au-dessus  d'un 
ancien  télégraphe  aérien,  La  file  des  nomades  dont 
nous  avons  réussi  à  voir  la  fin  après  cinq  kilo- 
mètres, est  coupée  brusquement  à  cet  endroit,  Nous 
en  voilà  sortis  sains  et  saufs.  Le  télégraphe  et  les 
arbres  nous  représentent  la  station  des  Tamaris. 
Malgré  le  pittoresque  de  la  rencontre,  nous  sommes 
heureux  de  nous  éloigner  du  col  des  Juifs.  Notre 
contentement  s'accroît  davantage  quand,  arrivés 
devant  le  cabaret  qui  occupe  l'emplacement  du  télé- 
graphe aérien,  j'entends  Isidore  dire  à  Jérôme; 

—  Gomment  ne  nous  a-t-on  pas  prévenus  du 
passage  de  cette  caravane!  J'ai  oublié  mes  pis- 
tolets ! 

Jérôme  descend  et  après  avoir  reçu  dans  l'oreille 
une  parole  d'Isidore,  s'approche  résolument  de  moi. 
en  m'indiquant  le  cabaret  d'un  doigt  impérieux.  Je 
crois  qu'Isidore,  remarquant  la  fascination  qu'exer- 
çait sur  moi  la  face  revéche  de  Jérôme,  avait  de- 
mandé à  son  collègue  d'obtenir  le  paiement  d'un 
petit  verre  par  intimidation. 

Ma  réponse  ne  se  fit  pas  attendre  :  les  postillons 
avaient  bien  gagné  leur  pourboire  :  d'ailleurs  il  n'y 
avait  ni  cabaret ,  ni  colon  depuis  les  Tamaris  jus- 
qu'à El-Kantra,  c'est-à-dire  pendant  trois  heures.  Je 
tend  quarante  sous  à  Jérôme  qui  daigne  me  faire 
une  inclinaison  de  tête.  Je  crus  l'avoir  amadoué. 


ET  LE   SAIIAPA-.  211 

—  Le  plus  difficile  est  franchi?  hein!  dis-je. 

—  La  route  est  la  même  jusqu'à  Biskra,  me  ré- 
pondit-il. Chien  de  métier!  va! 

Le  cabaretier  se  montra  au  seuil.  Jérôme  me 
quitta. 

Le  ciel  était  toujours  sombre  et  menaçant,  mais 
il  ne  pleuvait  plus.  Les  nomades  s'éloignaient  len- 
tement ;  leur  arrière-garde  se  déployait  sur  le  ver- 
sant de  la  montagne. 

Le  cabaretier  ferma  les  poings  et  grommela  : 

—  Ah  !  les  gredins  !  Depuis  un  mois  qu'ils  traver- 
sent la  contrée,  onnepeut  plus  dormir  la  nuit.  Hier 
ils  m'ont  volé  deux  moutons  et  une  vache. 

Un  gros  chien,  couché  dans  la  cour,  se  dressa  : 
voyant  les  Arabes,  il  se  mit  à  aboyer  avec  fureur. 

—  Oui  !  oui  !  dit  le  cabaretier ,  aboie  !  Vous 
voyez  cette  bête  !  Dès  qu'elle  sent  un  burnous,  elle 
est  excitée  !  Ça  n'aime  pas  les  voleurs  ! 

Je  remarquai  que  le  chien  qui  se  leva  et  vint 
frotter  sa  tête  aux  genoux  de  son  maître,  portait 
un  collier  garni  d'énormes  clous. 

La  voiture  descend  rapidement  dans  la  vallée  de 
l'Oued-Kantra.  La  route  est  d'une  monotonie  déses- 
pérante. Si  on  ferme  les  yeux,  en  les  rouvrant  on 
peut  se  croire  entre  Batna  et  Gonstantine  ou  entre 
Batna  et  les  Rdirs.  Les  ravins  deviennent  de  plus 
en  plus  profonds,  les  secousses  de  plus  en  plus 
fortes.  On  s'y  habitue  cependant  peu  à  peu. 


212  LA    CÔTE    BARBAUESQUE 

Encore  des  nomades,  mais  en  nombre  moindre  ; 
ils  marchent  à  côté  de  leurs  chameaux,  et  se  retour- 
nent en  nous  suivant  longtemps  des  yeux. 

Tout  à  coup  le  paysage  se  resserre  ;  nous  entrons 
dans  une  gorge  par  une  route  effrayante  d'étroi- 
tesse  longeant  un  précipice  rocailleux  au  fond  du- 
quel mugit  rOued-Kantra.  Nous  sommes  totale- 
ment entourés  de  montagnes.  Il  semble  que  nous 
ne  pouvons  guère  avancer  davantage,  que  la  route 
est  complètement  fermée.  Des  pics  gigantesques 
barrent  le  chemin. 

En  effet,  la  voiture  s'arrête  auprès  d'une  maison 
européenne  enfouie  dans  un  massif  d'acacias  et 
de  clématites,  adossée  aux  montagnes.  C'est  l'hôtel 
Bertrand.  Plus  loin,  on  croirait  qu'il  n'y  a  plus  rien, 
que  c'est  la  fin  de  la  terre. 

Il  est  une  heure  de  l'après-midi  et  nous  n'avons 
encore  rien  mangé.  Dans  une  chambre  ronde,  un 
concert  d'aboiements  salue  notre  entrée.  Une  quin- 
zaine de  chiens  munis  de  colliers  ferrés  atten- 
dent les  voyageurs  pour  en  recevoir  leur  pâtée. 
Une  table  proprement  mise  nous  attend.  Les  postil- 
lons sont  à  leur  huitième  lippée  de  cognac.  Dans 
toute  la  province  de  Constantine,  le  déjeuner  de 
l'hôtel  Bertrand  est  célèbre.  J'ai  vu  des  capitaines, 
voira  même  des  colonels,  se  lécher  les  moustaches 
à  ce  souvenir.  Je  crois  que  la  faim  atroce  qui  s'em- 
pare de  tout  homme  reveillé  à  deux  heures  du  ma- 


ET    LE    SAHARA.  213 


tin  et  secoué  physiquement  et  moralement  jusqu'à 
deux  heures  de  l'après-midi,  donne  cette  illusion 
du  goût,  que  nous  éprouvâmes  aussi.  A  mon  retour, 
quand  je  passai  par  El-Kantra,  j'appris  une  fois 
de  plus  que  la  vie  était  pleine  de  déceptions. 

Après  déjeuner  nous  obtînmes  la  permission  de 
nous  acheminer  à  pied  jusqu'au  village  de  El-Kan- 
tra. 

—  C'est  très  intéressant,  dit  Isidore.  La  voiture 
•  vous  prendra  au  détour  du  chemin. 

Enchantés  de  nous  dégourdir  un  peu  les  jambes, 
nous  sortons  de  l'hôtel  accompagnés  par  tous  les 
chiens  qui  gambadent  joyeusement. 

—  C'est  là!  me  dit  le  propriétaire  de  l'hôtel  en 
désignant  du  doigt  les  [remparts  de  rochers  barrant 
hermétiquement  la  route. 

Je  ne  voyais  pas  bien  comment  nous  passerions 
à  travers  ces  blocs  gigantesques  ;  mais,  comme  en 
voyage  il  ne  faut  jamais  discuter  avec  les  gens 
du  pays,  nous  nous  acheminons  bravement  dans  la 
direction  du  doigt  de  l'hôtelier.  La  gorge  se  rétré- 
cit, nous  cheminons  dans  un  sentier  creusé  dans 
la  montagne.  Le  précipice  devient  de  plus  en  plus 
étroit.  Le  ciel  noir  qui  pèse  sur  nos  tètes  semble 
un  couvercle  gigantesque. 

Tout  à  coup  le  sentier  s'ouvre,  s'élargit  ;  un  ciel 
bleuy  lumineux,  forme  à  l'entrée  de  cette  échan- 
crure  une  ligne  azurée.  Ce  n'est  pas  ce  que  nous 


214  LA   CÔTE   BARBAP.ESQUE 

voyons  en  France,  quand  les  nuages,  chassés  par  le 
vent,  cotonnent  l'horizon  peu  à  peu,  irrégulièrement, 
par  endroits.  Non,  c'est  une  ligne  ferme,  hardie; 
derrière,  un  ciel  noir,  menaçant  ;  devant  nous,  il  est 
limpide,  d'un  bleu  faïence,  sans  le  moindre  nuage. 
Et  la  ligne  de  démarcation  entre  ces  deux  ciels 
est  droite,  régulière.  Je  n'ai  jamais  vu  un  spectacle 
pareil.  C'est  la  limite  de  deux  déserts,  tracée  par 
une  ligne,  tranchée  comme  la  fracture  d'une  vitre, 
ou  le  côté  d'un  parallélogramme  ;  les  nuages  rangés  % 
symétriquement  au-dessus  de  nos  têtes,  semblent 
enchaînés  par  une  force  invisible,  qui  leur  aurait 
dit  :  «  Vous  n'irez  pas  plus  loin.  »  Ils  ne  dépassent 
pas  d'un  mètre  la  crête  des  montagnes  qui  ferment 
la  gorge.  Nous  étions  toujours  au  haut  du  ravin, 
qui  s'approfondit  à  mesure  qu'il  descend.  Un  pont 
à  trois  arches,  hardi,  reconnaissante  à  sa  construc- 
tion pour  un  pont  romain,  coupe  le  ravin  transver- 
salement, et  aboutit  à  une  roche  abrupte,  où  il 
n'y  a  plus  d'autre  chemin  que  celui  tracé  par  les 
chèvres  qui  paissent  en  bandes  sur  un  plan  dénudé. 

Nous  traversons- le  pont  :  au  milieu,  nous  nous 
arrêtons  pour  jeter  un  regard  dans  l'abime.  A  nos 
pieds,  à  cent  mètres,  au-dessous  de  la  raie  du  ciel 
limpide,  nous  voyons  le  feuillage  vert  d'un  palmier, 
le  premier  depuis  Batna  :  encore  quelques  pas  et 
l'oasis  d'El-Kantra  tout  entière  apparaît  à  gauche. 

Pour  qui  n'a  pas  encore  vu  la  végétation  tropi- 


ET   LE   SAHARA.  215 


cale ,  rien  n'est  plus  saisissant  que  cette  mer  de 
verdure  sombre,  uniforme. 

L'oasis  occupant  tout  le  ravin,  formait  comme 
une  immense  jardinière  d'appartement. 

Nous  étions  sur  la  limite  naturelle  de  deux  cli- 
mats. Entre  l'hôtel  Bertrand  et  l'oasis  d'El-Kantra 
il  y  a,  sur  un  espace  de  500  mètres  à  peine,  sept 
degrés  de  chaleur  de  différence.  L'hôtel  Bertrand, 
c'est  le  climat  de  Borne.  L'oasis  est  beaucoup  plus 
chaude  qu'Alger  ou  Tunis.  A  l'hôtel,  il  pleut  régu- 
lièrement trois  mois  de  l'année,  à  El-Kantra,  il  pleut 
une  fois  tous  les  deux  ans.  Il  faut  dix  minutes  à 
pied  pour  aller  de  l'oasis  à  l'hôtel. 

Le  pont,  que  nous  nous  mîmes  à  examiner  après 
nous  être  rassasiés  de  ce  spectacle,  est  de  construc- 
tion romaine,  mais  réparé  par  les  Français,  ainsi 
que  le  témoigne  une  inscription  gravée  sur  le 
rocher. 

2me  et  51me  de  ligne, 
2rae  de  génie,  1844. 

Ces  deux  grandes  nations,  dont  le  monde  entier 
connaît  le  nom,  se  sont  rencontrées  encore  une  fois 
à  un  des  points  les  plus  grandioses  de  la  terre. 
L'endroit  où  nous  nous  trouvons  est  appelé  par  les 
Arabes  Fouen  el  Sahara  (Bouche  du  Sahara).  La 
montagne  a,  en  effet,  une  assez  grande  ressem- 
blance avec  une  bouche  ouverte.  Si  ce  n'est  pas 


210  LA   CÔTE   BARBARESQUE 


tout  à  fait  l'entrée  du  vrai  Sahara,  qui  est  encore 
distant  de  40  kilomètres,  c'est  le  commencement 
de  la  région  des  dattes  et  du  pays  de  Ziban. 

Nous  sommes  distraits  de  notre  contemplation 
par  la  -voix  impérieuse  de  Jérôme,  qui  crie  : 

—  Allons  !  assez  flâné  ! 

La  diligence  fait  encore  cent  pas  sous  un  ciel 
gris  et  sombre,  puis,  entrés  dans  la  région  lumi- 
neuse que  nous  apercevions  du  pont,  nous  nous 
trouvons  tout  à  coup  dans  une  atmosphère  tiède, 
parfumée. 

Les  montagnes  en  s'élargissant  dessinent  une 
vallée  large  et  profonde,  qui,  aux  rayons  du  soleil, 
prend  une  teinte  jaune.  Derrière  nous  les  rochers 
sont  violets,  plus  loin  complètement  noirs.  Ce  qui 
est  en  arrière,  nous  paraît,  une  fois  que  nous  n'y 
sommes  plus,  comme  la  bouche  d'un  four,  ou  plutôt, 
—  de  la  région  lumineuse  où  nous  sommes,  — 
comme  l'antre  de  l'enfer. 

La  diligence  traverse  l'oasis  et  côtoie  un  vil- 
lage arabe,  comme  nous  n'en  avons  pas  encore  vu. 
Des  maisons  en  terre  jaunâtre,  en  pisé,  à  portes 
étroites,  jetées  pêle-mêle  au  milieu  des  palmiers  : 
sur  les  seuils,  sur  les  terrasses,  des  hommes  en 
burnous  :  quelques  femmes  voilées  dans  les  rues. 
Au  fond  un  dôme  blanc,  le  marabout  ;  plus  loin 
une  flèche  crénelée,  le  minaret. 

El-Kantra  (en  arabe,  le  pont)  (Calceus  Herculis), 


v  ;•" 


te 

a 

CL 

I 


ET    LE    SAHARA.  2J7 


commune  indigène,  composée  de  trois  douars  d'une 
population  de  2,000  âmes ,  est  gouverné  par  un 
cheick  de  la  grande  famille  des  Ben  Ganah,  dont 
j'aurai    l'occasion  de  parler  plus   tard  en   détail. 
C'est  le  premier  village  des  Zibans.  El-Kantra  est 
entouré  d'un  mur  en  pisé,  servant  jadis  de  forti- 
fication,  aujourd'hui  insuffisant  même  contre   les 
hyènes  et  les  chacals  qui  foisonnent  dans  le  pays.  On 
trouve  dans  l'oasis  des  fragments  de  chapiteaux,  de 
colonnes,  d'ornements  d'architecture,  qui  prouvent 
que  les  Romains  y  avaient  été  solidement  établis. 
L'inscription  suivante  :  «  Autel  élevé  à  Mercure 
par   Julius    Rufus   de    la    III'"e  légion  auguste  », 
témoigne  ici  encore  du  passage  de  cette  célèbre 
légion.   Le  moindre   déblai  met  à  découvert  des 
tombes  romaines. 

En  sortant  d'El-Kantra,   la  vallée  s'élargit  au 
point  que  dix  kilomètres  à  peine  de  route,   font 
"esque  complètement  perdre   de   vue   les    mon- 
tagnes. On  n'est  pas  encore  au  Sahara,  mais  on 
est  déjà  clans  le  désert.  L'éloignement   des  mon- 
tagnes fait  paraître  ce  désert  plus  désolé.  La  roule 
est  détestable.  Les  ravins  succèdent  aux  ravins  ; 
tantôt  on  longe  l'Oued,  tantôt  on  le  traverse  à  gué, 
sur  les  pierres  et  par  des  escarpements  inimagi- 
nables.'On  rencontre  ce  malheureux  fleuve  sans  eau 
au  moins  dix  fois.  Nos  os  sont  rompus.  Des  bandes 
d'énormes    corbeaux    noirs    rendent   le    paysage 

13 


218  LA   CÔTE  BARBARESQUE 

plus  sinistre  encore.  Parfois,  un  vautour,  fixé  dans 
l'air,  plane  au-dessus  de  la  voiture.  Dans  le  sable 
quelques  vipères  cornues  passent  en  sifflant.  Le 
sable  est  subitement  remplacé  par  des  cailloux  ;  on 
rencontre  des  fossiles,  des  huîtres  et  des  peignes 
pétrifiés  en  grande  quantité  à  cet  endroit. 

La  vallée  se  resserre  de  nouveau  :  à  notre  gauche 
le  Djehel  Selloum  avec  les  ruines  du  Burgum 
Gommadarium,  redoute  élevée  par  Marc- Antoine 
Gordien,  fils  de  Marcellus,  pour  servir  d'obser- 
vatoire et  veiller  à  la  sécurité  des  voyageurs,  ainsi 
que  l'apprend  une  inscription  latine.  Il  paraît  que 
les  routes  du  Tell  au  Sahara  n'étaient  pas  sûres 
du  temps  des  Romains. 

Nous  nous  arrêtons  en  montant  au  Hamman,  — 
une  de  ces  sources  chaudes  si  nombreuses  dans  la 
région  de  l'Atlas,  —  en  vue  d'une  grande  montagne 
de  sel,  qui  brille  comme  un  diamant  au  milieu  des 
cailloux.  C'est  le  Djehel  el  Melah,  exploité  d'une 
façon  primitive  par  les  Arabes.  L'horizon  est  fer- 
mé par  une  ceinture  ou  plutôt  une  longue  tache 
verte;  l'oasis  d'El  Outaïa,  le  dernier  relais  avant 
Biskra. 

Le  village  arabe  d'El  Outaïa ,  ressemble  à  EI- 
Kantra.  D'ailleurs,  tous  les  villages  des  Zibans 
sont  identiquement  pareils  ;  même  construction  en 
pisé,  mêmes  fenêtres  étroites,  mêmes  palmiers  se 
penchant    mollement     au-dessus   des    enclos   en 


ET    LE    SAHARA.  219* 


terre.  Sur  la  place  où  se  trouve  le  relais,  autour 
d'une  voiture  européenne,  —  un  coupé  de  Paris,. 
—  plusieurs  soldats  français  devisent  gaiement.  Je 
m'approche  des  troupiers  pendant  que  l'on  change 
les  chevaux  et  j'apprends  que  la  voiture,  apparte- 
nant au  kaïd  de  Biskra,  va  quérir  une  de  ses 
femmes.  Quant  aux  troupiers,  ils  arrivent  de  Biskra, 
se  rendent  à  Batna  et  campent  à  El  Outaïa. 

Je  leur  demande  des  nouvelles  de  la  route.  Un 
des  troupiers  me  répond  en  riant  et  étendant  la 
main  vers  le  sud  : 

—  Voici  le  Djebel  ben  Nezal,  et  le  col  de  Sfa.  Ils 
donnent  le  nom  du  diable  à  cette  montagne  et  ils 
ont  raison  !  Vous  avez  un  fichu  quart  d'heure  à 
passer  avec  votre  patache.  Il  n'avait  pas  plu 
depuis  deux  ans,  et  comme  un  fait  exprès  une 
averse  est  tombée  avant-hier  !  Le  chemin  est 
presque  impraticable. 

Un  autre  soldat,  m'entenclant  parler  du  bouton 
de  Biskra,  retrousse  la  manche  et  me  montre  un 
des  plus  beaux  spécimen  du  fameux  furoncle.  Le 
bouton  de  Biskra  est  gangreneux  et  de  la  même 
famille  que  le  bouton  d'Alep  ;  cependant  il  m'a 
paru  plus  bénévole.  C'est  une  croûte  noire  de  la 
grosseur  d'une  noix,  recouvrant  un  ulcère.  En  exa- 
minant le  bras  du  soldat,  il  m'a  semblé  que  les 
bords  du  bouton  n'étaient  ni  trop  enflés,  ni  trop 
livides.  Dans  la  suite,  j'appris  qu'en  effet,  pour 


220  LA    CÔTE    BARBA RESQUE 

être  dangereux,  le  bouton  de  Biskra  n'est  pas  pré- 
cisément mortel.  Il  faut  beaucoup  de  ces  ulcères 
pour  tuer  le  patient.  Un,  deux  et  même  trois  bou- 
tons ne  donnent  pas  de  fièvre  et  n'empêchent  nul- 
lement le  malade  de  vaquer  à  ses  affaires  :  dix  ou 
vingt  font  enfler  le  corps  ou  la  figure  :  alors  on  est 
obligé  de  quitter  le  pays,  d'aller  en  France,  et 
quand  on  est  guéri,  on  garde  des  cicatrices  qui 
n'embellissent  précisément  pas.  Il  arrive  aussi 
qu'on  en  attrape  trente  ou  quarante...  auquel  cas 
on  meurt. 

Il  s'agit  donc  de  ne  pas  attraper  plus  de  cinq 
clous,  chiffre  rond  ;  ce  dont  je  me  mis  à  supplier  la 
Providence. 

Le  soldat  me  dit  que  c'était  bien  la  saison  mal- 
saine, mais  qu'un  voyageur  de  passage  ne  courait 
aucun  risque.  Gomme  je  ne  comptais  pas  me  fixer 
à  Biskra,  je  respirai.  En  me  voyant  sourire,  le  soldat 
ajouta  que  cependant  il  ne  fallait  pas  prendre  le 
germe  du  bouton,  car  il  se  déclarait  parfois  à 
Gonstantine  ou  en  mer  huit  ou  quinze  jours  après 
le  départ  de  Biskra. 

Pour  en  finir  avec  ce  clou,  l'un  des  grands  incon- 
vénients de  la  région  des  palmiers,  j'ajouterai 
qu'il  dure  six  mois,  et  qu'il  laisse  toujours  une 
cicatrice.  Les  uns  prétendent  qu'il  est  engendré 
par  l'eau  de  Biskra,  d'autres  par  la  piqûre  d'un 
moustique.  Il  règne  sur  toute  la  contrée  depuis  les 


ET   LE    SAHARA.  221 


Tamaris  jusqu'au  Touggourt  et  commence  par 
présenter  l'aspect  d'un  bouton  de  chaleur.  Ces 
renseignements  obtenus,  on  comprend  quelles 
transes  je  ressentis  pendant  plus  d'un  mois  à 
l'apparition  du  plus  petit  bouton. 

Entre  El  Outaïa  et  le  col  de  Sfa,  la  diligence 
relaie  à  une  petite  oasis  nouvellement  formée.  (On 
forme  une  oasis  en  creusant  un  puils  artésien,  et 
des  canaux  pour  recueillir  l'eau  pluviale.) 

L'oasis  dont  je  parle,  composée  d'une  ceinture  de 
jeunes  palmiers,  s'appelle  la  fontaine  des  Gazelles; 
elle  a  été  conquise  sur  un  pays  de  sable  et  d'huîtres 
fossiles.  Une  maison  arabe,  un  enclos,  un  hangar 
pour  les  bestiaux,  voici  toute  l'oasis.  Un  homme 
d'une  stature  élevée,  à  longue  barbe  blanche, 
debout  sur  la  route,  considère  la  diligence. 

—  Le  commandant  Ross...  dit  Isidore. 

Je  pense  qu'un  commandant  condamné  à  de- 
meurer dans  ce  pays  a  dû  pour  le  moins  assas- 
siner son  colonel.  Cependant  l'officier  s'approche 
de  nous,  sourit  et  voyant  que  je  désire  entrer  en 
conversation,  s'y  prête  avec  bienveillance. 

—  Vous  devez  avoir  beaucoup  de  bêtes  fauves? 

—  Trop  peu  !  répondit-il  en  souriant.  Nous  sommes 
obligés  de  batailler  contre  les  nomades  sans  aucun 
profit  !  Du  moins  les  peaux  des  lions  et  des  pan- 
thères se  Tendent  bien. 

Le  commandant  Ross,   ancien  chef  de  bureau 


222  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

arabe,  n'a  tué  aucun  colonel  ;  après  avoir  épousé 
une  femme  indigène,  il  reçut  sa  retraite,  et  vint 
au  désert  par  goût  et  par  nécessité.  Aimant  la  vie 
large  et  aventureuse,  habitué  au  climat  d'Afrique, 
trop  pauvre  pour  habiter  à  Alger,  trop  fier  pour 
y  végéter,  il  a  formé  cette  oasis  qui  deviendra  un 
jour  peut-être  un  village.  Gomme  les  autres  colons, 
le  commandant  nous  suivit  longtemps  de  l'œil  pen- 
dant que  nous  montions  le  col  de  Sfa. 

En  face  de  nous  est  l'immense  Sahara.  La  mer  ! 
La  mer!  cria  un  soldat  français  en  l'apercevant 
pour  la  première  fois.  C'est  une  illusion  facile  à 
comprendre.  Le  désert,  vu  surtout  aux  rayons  du 
soleil  couchant,  prend  une  teinte  uniforme,  d'un 
violet  sombre.  Les  oasis  dont  il  est  parsemé  et  qui 
l'ont  fait  comparer  par  Ptolémée  à  une  peau  de 
panthère,  sont  invisibles  à  cette  heure.  L'horizon 
se  confond  avec  un  violet  aqueux  à  force  d'être 
uniforme.  Le  silence  est  profond,  le  soleil  en  se  cou- 
chant colore  les  derniers  contre-forts  de  l'Atlas,  qui 
forment  au-dessus  du  Sahara  une  ligne  régulière 
et  escarpée,  d'une  couleur  rouge  si  sombre,  qu'il 
semblerait  presque  impossible  à  un  peintre  de  la 
saisir.  Dans  l'air,  pas  un  oiseau  :  à  nos  pieds,  pas 
un  souffle  de  vent,  pas  un  vestige  de  vie.  Une  mer 
de  sable  violet  d'un  calme  plat,  venant  mourir  aux 
pieds  des  roches  qui  semblent  des  falaises. 

La  descente  du  col  de  Sfa  est  une  de  nos  grandes 


1 

03 
CD 

to 


ET   LE   SAHARA. 


appréhensions.  Les  deux  postillons  étaient  hale- 
tants, très  émus  par  leurs  nombreuses  libations  ; 
la  pluie  avait  creusé  des  rigoles  dans  le  chemin 
étroit.  Jérôme  fait  claquer  son  fouet  et  nous  des- 
cendons à  fond  de  train  une  route  tracée  au-dessus 
d'un  précipice  affreux,  en  faisant  des  courbes  d'une 
hardiesse  inouïe.  Juste  à  ce  moment  la  nuit  qui, 
dans  ces  parages,  succède  toujours  brutalement  au 
jour,  tombait.  La  lune  apparaissait  entre  les  mon- 
tagnes et  en  colorant  le  fond  du  ravin,  faisait  scin- 
tiller les  cailloux  pointus  dont  il  était  couvert. 

Les  roues  de  la  diligence  en  heurtant  ces  cailloux, 
nous  font  faire  des  soubresauts.  Les  chevaux , 
aux  courbes, redoublent  d'allure,  les  bagages  amon- 
celés sur  la  voiture  oscillent  avec  un  bruit  sourd, 
et  nous  voyons  avec  effroi  une  des  roues  de  la 
diligence  tournoyer  dans  le  vide  au-dessus  d'un 
précipice  sans  fond.  Jérôme  s'en  aperçoit  aussi,  car 
il  cingle  les  reins  des  chevaux  avec  un  juron  for- 
midable. Une  secousse  s'en  suit,  nous  fermons  les 
yeux.  Dieu  seul  sait  comment  la  diligence  a  repris 
son  équilibre.  Les  chevaux  endiablés  vont  à  fond 
de  train,  sans  se  préoccuper  du  véhicule  qu'ils 
traînent.  Les  postillons  prétendent  que  cette  route 
eut  été  impraticable  à  des  chevaux  européens, 
mais  que  jamais  un  cheval  arabe  n'est  tombé. 
C'est  possible,  mais  cela  n'empêche  pas,  que,  vu 
la  façon  de  descendre  de  nos  animaux,  ils  pour- 


224  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

raient  sans  tomber  eux-mêmes  dans  un  précipice,  y 
précipiter  les  voyageurs. 

Nous  nous  retrouvons  couverts  de  sueur  et  très 
émus  au  pied  du  col  de  Sfa...  Après  la  tempête,  le 
calme.  La  lune  éclaire  mollement  l'immense 
plaine  sablonneuse,  en  faisant  miroiter  les  touffes 
de  bruyères.  Les  deux  brillantes  étoiles,  nos  amies 
de  voyage ,  apparaissent  l'une  derrière  l'autre , 
sous  les  dernières  cimes  de  l'Atlas.  En  .  face  de 
nous  s'étend  une  ligne  noire  :  c'est  la  première 
oasis  du  Sahara  proprement  dit,  l'oasis  de  Biskra. 
L'une  des  particularités  du  Sahara,  c'est  que  l'on 
voit  de  très  loin  les  oasis  qui  se  détachent  en 
ombre  sur  le  sable.  En  allant  d'un  endroit  à  l'autre, 
on  aperçoit  presque  au  départ,  le  but  du  voyage 
distant  parfois  de  15  ou  20  lieues. 

«  Le  pieux  musulman  qui  ne  fait  pas  l'aumône, 
a  dit  un  poète,  voit  le  paradis  sans  pouvoir  jamais 
y  pénétrer.  Tel  le  voyageur  de  Sahara  qui  meurt  de 
soif  et  de  faim,  en  regardant  pendant  des  journées 
entières  l'oasis  vers  laquelle  il  dirige  ses  pas.  Allah 
Kébir  (Dieu  est  grand).  Aux  uns  il  confie  la  force 
des  membres,  aux  autres  la  force  du  cœur.  La  force 
du  cœur,  c'est  la  charité.  » 

Nous  apercevons  Biskra  à  la  lueur  de  la  lune, 
mais  il  faut  encore  une  bonne  heure  avant  d'y 
arriver, et  comme  Allah  nous  avait  refusé  la  force 
des  membres,  nous  sommes  exténués.  La  sublimité 


ET    LE   SAHARA.  225 


même  du  spectacle  qui  se  déroule  devant  nos  yeux 
ne  peut  prévaloir  contre  la  fatigue. 

Nous  arrivons  à  Biskra  à  dix  heures  du  soir, 
c'est-à-dire  dix-huit  heures  après  avoir  quitté 
Batna. 


13. 


IX 


Biskra.  —  La  première  nuit.  —  Le  régime  militaire. ]  —  Le  kaïd. 
—  Les  Ben-Ganah.  —  Le  village  nègre.  —  Les  Ouled-Naïls.  — 
Le  désert.  —  Le  cure-dent  du  Prophète.  —Nomades.  —  N'bitta. 


Biskra  est  bâtie  sur  la  lisière  nord  de  l'oasis,  à 
l'entrée  du  désert.  La  diligence,  après  avoir  roulé 
une  heure  sur  le  sable  du  Sahara,  débouche  sans 
transition  dans  une  rue  large  et  très  régulière, 
bordée  de  maisons  européennes,  à  un  étage,  blan- 
chies à  la  chaux.  Le  manque  absolu  d'éclairage 
rend  plus  fantastique  encore  la  foule  des  Arabes 
qui  entoure  la  poste,  lieu  de  débarquement  des 
voyageurs.  Ces  figures  basanées,  presques  noires, 
enveloppées  théâtralement  dans  des  burnous  blancs, 
colorées  par  le  léger  scintillement  d'une  myriade 
d'étoiles,  produisent  une  impression  étrange.  J'hé- 
sitais presque  à  descendre  de  la  diligence  ;  il  me 
répugnait  de  m'enfoncer  dans  cette  foule  d'un 
autre  continent,  tant  il  est  vrai  que  l'habit  fait  le 
moine.  Mon  hésitation  avait  uniquement  pour 
cause  l'absence  de  vêtements  européens  et  d'uni- 


228  LA   CÔTE   BARBÀRESQUE 

formes  français,  que  j'avais  toujours  vus  jusqu'ici 
émailler  les  groupes  des  burnous. 

Les  Biskris,  trop  noirs,  vêtus  de  trop  de  blanc, 
m'effarouchaient,  me  semblaient  hostiles,  parce 
qu'ils  ne  me  ressemblaient  pas.  J'appris  à  ce  mo- 
ment combien  était  vrai  le  sentiment  de  ce  voya- 
geur descendu  pour  la  première  fois  sur  la  côte  de 
l'Afrique  centrale  et  ayant  peur  d'entrer  seul  dans 
un  cercle  formé  par  une  population  de  nègres. 

L'appréhension  que  j'éprouvais  dura  naturelle- 
ment un  quart  de  seconde  tout  au  plus.  Je  me  mêlai 
à  cette  foule  rien  moins  qu'hostile,  qui  d'ailleurs 
s'éparpillait  dans  les  rues  ,  après  avoir  assisté  à 
l'arrivée  de  la  diligence.  Nataf  ne  connaissait  la 
ville  guère  plus  que  moi  :  il  nous  fallut,  pour  trouver 
l'hôtel,  nous  adresser  à  un  promeneur  indigène, 
qui  sourit  gracieusement  et  s'offrit  à  nous  accom- 
pagner. Se  plaçant,  suivant  l'habitude  arabe,  à 
quelques  pas  en  avant  de  nous,  il  se  dirigea  vers 
une  rue  latérale.  Tout  en  le  suivant,  je  l'examinais. 
11  était  pieds  nus;  un  burnous  d'étoffe  grisâtre  lui 
servait  rde  vêtement  :  il  n'avait  ni  chemise,  ni  ca- 
leçon, ni  turban.  Pour  se  couvrir  la  tête  il  relevait 
son  burnous,  qui  à  ces  moments  ne  dépassait  pas 
les  genoux  :  abaissé,  il  descendait  jusqu'aux  che- 
villes. Malgré  ce  costume  primitif,  la  démarche  de 
l'Arabe  me  sembla  majestueuse,  ses  gestes  em- 
preints d'une  dignité  réelle.  Arrivé  à  une  rue  à 


ET   LE    SAHARA.  229 


arcades  longeant  un  taillis,  qui,  à  cette  heure,  me 
parut  avoir  les  proportions  d'un  bois,  il  désigna  du 
doigt  une  maison  et  sans  demander  son  bakchich 
(pourboire),    il  s'éloigna  gravement. 

Quelques  instants  après  nous  entrons  à  l'hôtel 
Medan,  établissement  peu  luxueux,  mais  qu'on  est 
très  heureux  de  trouver  dans  ces  parages.  Quoique 
les  chambres  qui  nous  échurent  en  partage  n'eussent 
pour  tous  meubles  qu'un  lit  et  deux  chaises  de 
paille,  nous  poussons  un  soupir  de  soulagement  de 
ne  plus  sentir  les  cahots  de  la  diligence,  et  quelques 
instants  après  nous  sommes  profondément  endormis. 
Au  beau  milieu  de  la  nuit  des  coups  de  fusil  me 
réveillent  en  sursaut.  Un  soupir  rauque,  profond, 
poussé  presque  sous  mes  fenêtres,  me  précipite  au 
bas  du  lit  :  je  cours  à  la  fenêtre  voulant  l'ouvrir, 
et  je  constate  avec  étonnement  que  les  volets  étaient 
cloués  aux  châssis.  Un  autre  soupir,  plus  lamen- 
table, retentit  à  ce  moment  :  j'ouvre  la  porte,  et  me 
lance  à  travers  un  corridor  sombre.  En  avançant  je 
me  heurte  contre  les  jambes  étendues  d'un  garçon 
indigène  nommé  Ali,  qui  dormait  par  terre.  Ali  me 
saisit  par  la  manche  de  ma  chemise  en  marmottant 
quelque  chose  en  arabe.  Je  crie  en  français  : 

—  Mais  vous  êtes  donc  sourd!  on  s'assassine  dans 
la  rue? 

Ali  répondit  —  toujours  à  la  façon  arabe,  à  tout 
excepté  à  la  question.  — 


230  LA   CÔTE   BARBARRSQUE 

—  Nouveau  voyageur  !  faut  pas  promener  dans 
les  couloirs,  c'est  défendu  ! 

—  Je  te  dis  qu'on  assassine  en  bas  ! 

—  Pas  de  danger  !  Hôtel  bien  défendu  !  cinq 
gardiens  ! 

—  Mais  dans  la  rue!  Tu  n'as  donc  pas  entendu 
les  coups  de  fusil. 

—  Oui  !  toutes  les  nuits ,  coups  de  fusil  :  les 
hyènes  rôdent  dans  le  jardin. 

—  On  a  soupiré  sous  mes  fenêtres. 

—  Non  !  demain  on  trouvera  hyène  là-bas!  C'est 
Mohammed  qui  est  de  garde;  il  a  tiré;  lui  tire 
bien  ! 

—  Pourquoi  clouer  les  volets  contre  les  châssis... 
Je  n'ai  pas  pu  ouvrir  la  fenêtre? 

—  Pourquoi  ouvrir  la  fenêtre!  hôtel  fermé,  gardé, 
personne  ne  doit  sortir  ni  entrer  la  nuit...  et  puis 
en  été,  dans  le  jardin,  beaucoup  serpents,  scor- 
pions, tarentules. 

Nous  voici  enfin  dans  un  pays  comme  on  [les 
rêve  quand  on  va  en  Afrique.  Bône,  Gonstantine 
et  Alger  sont  trop  resserrées  dans  leurs  construc- 
tions, pour  qu'on  s'y  aperçoive  du  changement  de 
continent.  Ici,  on  est  en  plein  désert,  en  face  d'une 
forêt  ;  l'hôtel,  c'est  une  forteresse  :  à  deux  pas  la 
campagne,  l'espace,  les  dangers  de  toutes  sortes. 

Hélas!  tout  cela  disparaît  avec  le  jour:  le  taillis, 
la  forêt  d'arbres,  si  touffue  et  si  sombre  de  nuit, 


ET   LE   SAHARA.  231 


parait  le  matin  ce  quelle  est  en  réalité,  un  jardin 
public,  très  vaste,  assez  mal  entretenu,  précédant 
la  place  de  la  cathédrale,  construite  sur  le  modèle 
invariable  des  églises  de  nos  jours;  la  rue,  fantas- 
tique à  la  lueur  des  étoiles,  est  monotone  sous  ses 
arcades  régulières  :  les  maisons,  hier  soir  si  écla- 
tantes de  blancheur,  sont  grises  :  les  burnous  même 
des  Arabes  redeviennent  des  haillons  sales  et  dé- 
chiquetés. Vous  êtes  rendus  à  la  réalité  et  le  pre- 
mier moment  vous  amène  une  désillusion  violente. 

Mais  peu  à  peu,  en  regardant  autour  de  vous, 
vous  vous  reprenez  à  l'espérance.  En  effet,  si  tout 
n'est  pas  aussi  saisissant  que  vous  l'avez  rêvé,  le 
paysage  diffère  de  celui  que  vous  êtes  habitué  à 
voir.  Le  soleil,  chaud,  vivifiant,  brille  de  tout  son 
éclat  au  milieu  d'un  ciel  d'azur,  et  éclaire  les  pa- 
naches des  milliers  de  palmiers  dont  les  touffes 
forment  parasol  au-dessus  des  maisons  :  la  végéta- 
tion des  jardins  est  étrange  :  l'herbe  des  gazons  est 
grasse  :  ce  sont  des  bambous  qui  forment  les  brous- 
sailles, et  le  ruisseau  qui  coule  dans  les  canaux, 
baigne  une  terre  rouge,  d'un  rouge  d'ocre,  ombragée 
par  des  touffes  de  joncs  et  de  géranium  inconnus 
à  nos  climats. 

Des  grappes  de  dattes,  lourdes,  maladroites, 
jaunes,  se  balancent  sous  le  panache  vert  des  pal- 
miers immobiles  :  ce  balancement  est  à  peine  per- 
ceptible; ce  n'est  pas  le  vent  qui  le  produit,  c'est  le 


232  LA    CÔTE    Ï5ARBARESQUE 

poids  des  dattes.  Un  susurrement  perpétuel,  témoi- 
gnage de  cette  vie  d'insectes,  absente  dans  nos 
squares,  bourdonne  aux  oreilles,  et  de  grandes 
ombres  d'oiseaux  passent  au-dessus  de  la  tête, 
se  dirigeant  vers  ce  fond  rougeâtre  que  l'azur  du 
ciel  produit  au  loin  au  contact  du  sable  du  Sahara. 

J'avais  une  visite  officielle  à  faire  au  comman- 
dant supérieur  du  cercle,  visite  obligatoire  à  tout 
étranger,  et  des  lettres  de  recommandation  à  por- 
ter aux  capitaines  des  spahis  et  des  chasseurs 
d'Afrique  et  au  kaïd  de  Biskra, Si  Mohammed  Srigher 
ben  Ganah.  Je  m'acheminai  donc,  ayant  Nataf  sur 
mes  talons,  au  hasard  de  la  ville,  me  fiant  à  l'o- 
bligeance des  indigènes. 

Biskra,  ville  de  8,000  habitants  (7,500  indigènes 
et  500  Européens),  est  composée  de  plusieurs 
villages  récemment  réunis  dans  une  seule  com- 
mune. La  nouvelle  ville  de  Biskra  n'occupe  qu'un 
petit  coin  de  l'oasis.  On  rencontre  l'ancienne  ville  à 
deux  kilomètres  plus  loin,  et  quelques  villages  sont 
disséminés  dans  la  forêt  de  palmiers,  qui  compte 
200,000  de  ces  arbres.  Biskra  est  situé  à  36°57  lati- 
tude N.  et  3°,22  longitude  E„,  à  111  mètres  au- 
dessus  du  niveau  de  la  mer  :  c'est  la  dernière  ville 
de  la  province  de  Constantine  soumise  directement 
à  l'autorité  française,  et  régulièrement  administrée. 
Les  oasis  entre  Biskra  et  Touggourt  reconnaissent  la 
domination  française  représentée  tout  au  plus  par 


ET    LE    SAHARA.  233 


un  spahis  indigène  (1),  tout  en  s'adminislrant  selon 
leurs  propres  lois.  La  ville  de  Touggourt  elle-même, 
quoique  comprise  dans  nos  possessions,  n'est  en 
réalité  que  notre  vassale.  Quelques  spahis  ou 
turcos,de  ceux  dont  les  familles  habitent  les  envi- 
rons, y  tiennent  garnison  (2),  mais  l'agha  est  tout 
aussi  puissant  qu'avant  l'occupation,  sous  réserve 
bien  entendu  de  reconnaître  la  suprématie  de  la 
France.  A  Biskra  la  domination  française  est  réelle, 
très  bien  assise  ;  la  civilisation  avance  à  grands  pas. 
A  la  fois  chef-lieu  d'un  cercle  militaire,  et  de  la 
région  des  Zibans,  Biskra  possède  des  casernes, 
un  hôpital  et  une  administration  régulière,  essen- 
tiellement militaire. 

Les  possessions  françaises  d'Algérie  sont  par- 
tagées en  territoire  civil  et  territoire  du  comman- 
dement. Les  lois  en  vigueur  en  France  régissent 
les  communes  du  territoire  civil  :  le  territoire  du 
commandement  est  soumis  au  régime  militaire.  Les 
communes  se  subdivisent  en  communes  de  plein 
exercice,  mixtes  et  indigènes.  Les  communes  de 
plein  exercice  sont  administrées  par  un  maire  assisté 
d'un  conseil  municipal  élu  selon  les  lois  françaises, 
avec  cette  seule  différence  que  les  assesseurs  mu- 
sulmans ayant  voix  délibérative,  sont  désignés  par 
le  gouverneur  général,  parmi  les  indigènes  parlant 

(1)  Je  reviendrai  sur  ce  système  de  colonisation. 

(2)  Sur  leur  demande  :  ce  sont  des  volontaires  pour  la  plupart. 


234  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

français  et  ayant  donné  des  gages  de  leur  dévoue- 
ment à  la  France.  Les  conseillers  municipaux  et 
les  conseillers  généraux  arabes,  ne  prennent  pas 
part  à  l'élection  sénatoriale.  Les  communes  mixtes 
sont  formées  de  circonscriptions  où  la  population 
indigène  est  dominante,  mais  paisible  et  inoffen- 
sive. Un  administrateur  y  fait  fonctions  de  maire, 
avec  l'assistance  d'un  conseil  municipal  nommé  par 
le  gouverneur  général.  Les  communes  indigènes 
sont  régies  par  un  kaïd  nommé  par  le  gouverneur 
et  soumis  au  commandant  militaire. 

La  ville  de  Biskra,  chef-lieu  d'un  canton  du  ter- 
ritoire du  commandement  de  Constantine,  subdivi- 
sion de  Batna,  est  une  commune  mixte.  Les  villages 
de  l'oasis  de  Biskra  forment  des  communes  indi- 
gènes, qui,  avec  d'autres  oasis,  occupent  un  espace 
de  5,800,000  hectares,  habité  par  une  population  de 
112,000  âmes,  soumise  à  la  juridiction  du  kaïd. 

L'autorité  réelle,  indiscutable,  presque  royale  est 
entre  les  mains  du  commandant  supérieur  du  cercle. 

Occupée  en  1844  par  le  duc  d'Aumale,  la  ville 
de  Biskra  est  trop  éloignée  des  établissements  fran- 
çais et  sert  de  métropole  à  une  contrée  trop  étendue 
et  pas  assez  peuplée,  pour  avoir  mérité,  jusqu'à 
présent,  d'attirer  sérieusement  l'attention  du  gou- 
vernement. A  l'entrée  du  Sahara,  composée  d'oasis 
disséminées  dans  le  désert,  n'ayant  presque  pas  de 
colons,  sillonnée  en  tous  sens  par  les  nomades  du 


ET   LE   SAHARA.  235 


centre  de  l'Afrique,  la  région  des  Zibans  est  habitée 
par  une  population  indigène  hostile  à  la  France. 
Du  temps  d'Aly  Bey,  le  kaïd  de  Biskra  était  presque 
aussi  indépendant  que  l'agha  de  Touggourt.  Une 
récente  révolte  eut  pour  résultat  l'occupation  dé- 
finitive. Aujourd'hui  le  régime  militaire  le  plus  ri- 
goureux règne  —  sinon  dans  le  Ziban  —  ce  serait 
trop  s'avancer,  du  moins  à  Biskra.  Le  lieutenant- 
colonel  Nœlla,  qui  commandait  le  cercle  en  1878, 
époque  où  j'ai  visité  le  Ziban,  était  omnipotent  sur 
ce  petit  coin  de  terre. 

Cet  officier  supérieur  m'a  fait  avec  la  plus  grande 
courtoisie  les  honneurs  de  son  habitation  et  de  son 
jardin,  où  une  autruche  et  des  gazelles  se  pro- 
mènent en  liberté.  Pendant  que  je  me  trouvais  chez 
le  colonel,  un  magnifique  Arabe  apparut  au  seuil.  Il 
était  vêtu  d'un  burnous  d'une  blancheur  immaculée, 
et  coiffé  d'un  haut  turban  entouré  d'une  triple 
corde  en  poil  de  chameau  ;  sa  figure  était  d'une 
régularité  remarquable  :  une  fine  moustache  se 
confondait  avec  une  barbe  claire,  mais  soyeuse  et 
très  soignée.  D'un  geste  digne,  mais  si  respectueux 
qu'il  en  était  humble,  il  salua  le  colonel  qui  lui  dit  : 

—  Entrez,  cheick  Si  Mohammed.  Entrez  ! 
Et  se  tournant  vers  moi  : 

—  Permettez-moi,  prince,  de  vous  présenter  le 
fils  aîné  du  kaïd  de  Biskra,  qui  est  lui-même 
cheick  de  Sidi  Okha. 


236  LA   CÔTE   1URBARESQUE 

Nous  nous  saluâmes.  Si  Mohammed  me  sourit 
gravement.  Je  dis  au  colonel  : 

—  Je  suis  d'autant  plus  heureux  de  me  rencon- 
trer avec  le  cheick,  que  je  suis  porteur  d'une  lettre 
de  recommandation  pour  son  père  :  de  ce  pas,  j'al- 
lais me  rendre  chez  lui. 

Si  Mohammed  dit  en  excellent  français  : 

—  Oh!  alors...  vous  me  permettez  de  vous  quitter 
pour  avertir  mon  père...  Si  le  colonel,  toutefois, 
veut  bien  m'y  autoriser,  s'empressa-t-il  d'ajouter 
en  rougissant  légèrement. 

—  Allez,  cheick,  dit  le  colonel,  les  devoirs  de 
l'hospitalité  avant  tout. 

Le  cheick  s'inclina  et  allait  s'éloigner  ;  le  co- 
lonel le  rappela  d'une  voix  quelque  peu  sévère. 

—  Vous  n'avez  rien  de  nouveau  à  me  dire  ? 

—  Rien  encore  ! 

—  C'est  regrettable  ,  cheick  Si  Mohammed  ! 
Allez  ! 

Il  congédia  l'indigène  d'un  geste  hautain.  Quand 
nous  fûmes  seuls,  et  voyant  la  curiosité  peinte  sur 
mon  visage,  le  colonel  me  dit  : 

—  Le  père  du  cheick,  le  plus  grand  seigneur  des 
Zibans,  s'appelle  Sidi  Mohammed  Srigher  (le  petit). 
Il  est  kaïd  de  Biskra  et  commandeur  de  la  Légion 
d'Honneur.  Fils  de  ce  prince  du  Sahara  venu 
faire  sa  soumission  avec  un  goum  si  magnifiquement 
vêtu,  que  nos  soldats  l'ont  surnommé,  on  n'a  jamais 


ET    LE    SAHAÏÎA.  237 


su  pourquoi,  «  le  serpent  du  désert,  »  Sidi  Moham- 
med est  le  chef  de  l'illustre  famille  des  Ben  Ganah. 
Sa  mère  était  fille  du  dernier  bey  de  Gonstantine. 
Jadis  son  influence  dans  le  Ziban  était  contrebalancée 
par  celle  d'Aly  Bey,  mais  après  la  révolte,  où  la 
conduite  d'Aly  Bey  n'a  pas  été  exempte  de  re- 
proches, tandis  que  les  Ben  Ganah  prouvaient  leur 
dévouement  à  la  France,  le  gouverneur  général 
a  couvert  cette  famille  de  sa  protection.  Aujour- 
d'hui Aly  Bey  est  interné  à  Alger  ;  les  Ben  Ganah 
tiennent  toute  la  contrée.  Mohammed  Srigher,  kaïd 
de  Biskra,  étend  sa  juridiction  surtout  le  cercle: 
110,000  indigènes  dépendent  de  lui  :  son  frère  Sidi 
Boulakrass  est  kaïd  des  Nomades;  le  jeune  homme 
que  je  viens  de  congédier  est  eheick  de  Sidi  Okha, 
la  capitale  religieuse  des  Zibans  :  les  cheicks  d'El- 
Kantra,  de  Lamri,  de  Liance  sont  parents  ou  alliés 
de  la  famille  Ben  Ganah. 
Le  colonel  ajouta  : 

—  Le  kaïd  de  Biskra  a  deux  cent  mille  francs  de 
rentes.  Ses  deux  frères  possèdent  d'énormes  forêts 
de  palmiers,  ses  cinq  fils  ont  chacun  une  forlune  ! 
Ce  sont  en  vérité  de  forts  grand  seigneurs  et  leur 
influence  sur  les  populations  est  indiscutable. 

Je  ne  pus  m'empècher  de  sourire  un  peu  ironi- 
quement ;  le  regard  du  colonel  me  demanda  l'expli- 
cation de  ce  sourire. 

—  Colonel,  dis -je,  je   trouve  que  vous  ne  les 


238  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

traitez  guère  en  grands  seigneurs.  Vous  avez  parlé 
très  sévèrement  à  ce  jeune  homme  et... 

Le  colonel  m'interrompit  : 

—  Un  des  habitants  de  Sidi  Okha  vient  de  com- 
mettre un  assassinat.  J'ai  ordonné  qu'on  le  re- 
cherche. Pendant  le  passage  des  nomades,  nous 
sommes  obligés  de  redoubler  de  surveillance  pour 
donner  un  peu  de  sécurité  à  ce  pays,  traversé  par 
des  hommes  dont  on  ne  peut  retrouver  les  traces, 
une  fois  qu'ils  sont  enfoncés  dans  le  désert.  Si  les 
Arabes  sédentaires  se  mêlaient  de  commettre  des 
crimes,  le  désordre  deviendrait  général.  J'ai  parlé 
sévèrement  au  cheick  pour  stimuler  son  zèle  !  D'ail- 
leurs, soyez-en  persuadé,  il  faut  que  les  Arabes 
sentent  la  férule  du  .maître.  Moi,  le  chef  du  pays, 
j'emploie' une  certaine  courtoisie  dans  mes  relations 
avec  les  indigènes  ;  si  vous  voyiez  comment  les 
autres  officiers  les  traitent  !  !  !  Je  vous  le  répète, 
c'est  malheureusement  nécessaire. 

J?ai  vu,  en  effet,  dans  la  suite,  combien  ces  pa- 
roles étaient  vraies  et  combien  les  façons  froides, 
mais  polies,  du  colonel,  contrastaient  avec  la  bru- 
talité de  ses  subordonnés.  Je  ne  suis  cependant 
pas  de  son  avis,  quant  à  la  nécessité  de  maltraiter 
les  Arabes.  Je  ne  crois  pas  utile  à  des  conquérants 
de  faire  peser  un  joug  déjà  assez  sensible  par 
lui-même.  En  Afrique  et  surtout  dans  les  territoires 
des  commandements,  le  plus  mince  officier  français 


ET  LE   SAHARA.  239 


croit  de  son  droit  de  traiter  avec  arrogance  le  kaïd 
ou  le  cheick  de  la  ville  où  il  réside,  avec  mépris  les 
autres  indigènes  ;  les  colons  eux-mêmes,  forts  de  la 
protection  quelque  peu  dédaigneuse  des  officiers, 
se  permettent  de  brutaliser  les  Arabes.  J'ai  vu  le 
propriétaire  de  l'unique  hôtel  d'une  ville  d'Algérie, 
terrasser  à  coups  de  poing  dans  la  figure  un  indi- 
gène qui  parlait  dans  la  rue  à  un  voyageur.  Ques- 
tionné, le  colon  répondit  : 

—  C'était  mon  serviteur  :  je  l'ai  chassé  et  je  ne 
veux  pas  qu'il  gagne  sa  vie  sur  moi,  même  indirec- 
tement. Je  lui  administre  une  volée  chaque  fois  que 
je  le  rencontre  avec  un  de  mes  voyageurs. 

(J'ouvre  ici  une  parenthèse  pour  faire  remarquer 
combien,  en  Algérie,  les  voyageurs  sont  peu  de 
chose;  les  conducteurs  des  diligences  les  traitent 
comme  des  paquets,  les  hôteliers  en  font  leur  pro- 
priété.) 

Les  officiers  les  plus  éclairés  sont  par  esprit  de 
corps  ou  peut-être  par  principe  d'une  exigence  ré- 
voltante avec  les  Arabes. 

Il  m'est  arrivé  d'être  invité  chez  des  indigènes  de 
distinction  en  compagnie  d'officiers  français  qui 
n'arrêtaient  pas  de  critiquer  l'hospitalité  reçue.  Les 
militaires  ne  perdent  jamais  l'occasion  de  faire 
sentir  aux  vaincus  qu'ils  sont  les  maîtres.  C'est,  à 
mon  avis,  une  faute.  L'incontestable  supériorité 
des  Anglais  et  des  Prussiens,  c'est  cette  courtoisie 


240  LA    CÔTE    BAKBARESQUE 

hypocrite  qu'ils  emploient  dans  leurs  rapports  avec 
les  races  soumises.  Le  joug  n'en  est  pas  plus  léger, 
mais  on  le  sent  moins.  Cette  hypocrisie  politique  a 
toujours  manqué  aux  Français  et  aux  Russes,  et 
c'est  là  peut-être  une  des  causes  principales  de  la 
fréquence  des  révoltes  des  Arabes,  des  Circassiens 
et  des  Polonais. 

On  peut  dominer  sans  humilier  :  l'homme,  bien 
traité  par  son  maitre,  oublie  plus  facilement  la  ser- 
vitude, s'assimile  peu  à  peu  à  son  dominateur,  et 
un  moment  arrive  où  l'assimiliation  devenant  ab- 
solue, toute  ligne  de  démarcation  s'efface. 

Je  dois  cependant  ajouter  que  les  officiers  supé- 
rieurs traitent  beaucoup  moins  mal  les  indigènes 
d'Afrique  que  les  jeunes  officiers.  Les  gouverneurs 
généraux  sont  polis;  les  colonels  sont  hautains, 
mais  courtois;  les  capitaines  et  lieutenants  affec- 
tent la  brusquerie  ;  le  sans-gène  des  sous-officiers 
ne  laisse  rien  à  désirer.  Malheureusement  les 
Arabes  n'ont  de  rapports  journaliers  qu'avec  des 
militaires  de  grade  inférieur. 

Je  prie  mes  excellents  amis  de  Biskra  de  croire 
que  cette  critique  n'est  pas  à  leur  adresse  :  bien  au 
contraire.  La  façon  toute  aimable  dont  ces  mes- 
sieurs traitaient  les  Arabes,  m'a  fait  paraître  d'au- 
tant plus  choquante  la  conduite  des  autres  mili- 
taires. J'ai  vu  un  indigène,  reçu  chez  le  colonel 
Nœlla,  admis  dans  son  salon,  traité  en  camarade 


ET    LE    SAHARA.  241 


par  les  capitaines  de  chasseurs  d'Afrique  et  de 
spahis,  brutalisé  dans  une  localité  —  où  je  l'ai  ren- 
contré par  hasard,  —  par  un  lieutenant  dont  je  suis 
enchanté  d'ignorer  le  nom. 

Je  quittai  le  commandant  supérieur  du  cercle, 
touché  de  sa  réception  cordiale,  et  je  me  rendis 
chez  le  kaïd,  à  travers  le  dédale  tortueux  de  la  ville 
arabe.  Les  trois  rues  tirées  au  cordeau  de  la  cité 
française  ne  ressemblent  guère  au  quartier  arabe, 
fouillis  de  maisons  construites  en  terre  glaise,  sans 
aucune  symétrie.  Les  enclos  qui  protègent  les  ha- 
bitations, sont  parfois  en  pisé,  parfois  blanchis  à  la 
chaux.  Des  palmiers  croissent  en  liberté  dans  les 
rues  et  égaient  l'aspect  monotone  de  la  ville. 

La  maison  d'un  grand  seigneur  saharien,  c'est 
un  palais-forteresse.  Des  murs  peu  élevés,  mais  suf- 
fisants contre  une  attaque  à  l'arme  blanche,  entou- 
rent l'habitation  de  tous  côtés  et  forment  un  trapèze 
irrégulier.  On  y  pénètre  par  une  porte  large,  blan- 
chie à  la  chaux.  Dans  la  vaste  cour,  des  chameaux 
couchés,  sont  alignés  au  mur.  Des  sacs  de  dattes 
gisent  à  côté...  La  principale  richesse  du  pays  con- 
siste en  dattes.  Un  riche  Arabe  exporte  ces  fruits 
qu'on  lui  envoie  tous  les  jours  des  diverses  oasis 
du  désert. 

De  nombreux  indigènes  sont  accroupis  clans  la  cour 
et  sur  la  rue,  et  forment  comme  une  garde  d'hon- 
neur des  deux  côtés  de  l'entrée.  Ce  sont  les  domes- 

14 


242  LA    CÔTE    BARBAREFQUE 

tiques,  les  clients  et  les  ouvriers,  nourris,  vêtus  et 
logés  par  lekaïd.  Les  années  de  disette,  le  nombre 
de  ces  serviteurs  augmente  dans  des  proportions 
insensées. 

—  Que  font-ils?  ai-je  demandé  un  jour  à  Si 
Mohammed?  A  quoi  vous  servent-ils? 

—  Parfois  à  une  commission  :  le  plus  souvent  à 
rien,  mais  il  faut  bien  s'entre-aider,  répondit-il. 

Il  ajouta  en  riant  : 

—  Quelques-uns  font  partie  de  mon  goum. 

Le  goum,  c'est  l'armée  d'un  prince  du  désert  : 
jadis,  il  servait  à  maintenir  sa  puissance  dans  les 
oasis  lui  appartenant  :  aujourd'hui  ce  n'est  qu'une 
escorte  d'honneur  qui  l'accompagne  le  jour  où  il  va 
récolter  l'impôt,  au  nom  de  la  France,  dans  le 
cercle  qu'il  administre. 

Après  avoir  traversé  les  rangs  des  serviteurs  et 
longé  la  file  de  chameaux,  on  se  trouve  au  centre 
de  la  cour  entourée  de  bâtiments  bas  blanchis  à  la 
chaux.  Ce  sont  les  écuries,  les  chenils,  les  maga- 
sins à  dattes  et  les  remises.  Le  kaïd  de  Biskra,  qui 
entretient  plus  de  cent  chevaux,  de  cette  belle 
race  arabe  presque  disparue  chez  nous,  possède 
des  voitures  de  Paris.  Le  chenil  est  habité  par 
une  vingtaine  de  sloughs,  lévriers  de  grande  race, 
seuls  animaux  de  la  création  qui  rattrapent  une 
gazelle  à  la  course.  Grands,  minces,  avec  des  jarrets 
d'une  solidité  à   toute  épreuve,  ce  sont  les  plus 


ET   LE    SAHARA. 


243 


beaux  échantillons  de  la  race  canine  qu'on  puisse 
voir. 

Les  écuries  et  les  remises  forment  un  cercle  qui 
aboutit  à  une  porte  s'ouvrant  sur  un  salon  de  récep- 
tion, meublé  à  l'européenne,  unique  endroit  de 
l'habitation  où  un  étranger  est  admis  d'emblée.  Je 
crois  qu'ici,  plus  encore  qu'en  Turquie,  la  vie  des 
femmes  est  entourée  de  mystère.  Je  n'ai  jamais  vu 
dans  la  rue  les  femmes  des  seigneurs  arabes. 
Cependant  le  kaïd  de  Biskra  et  ses  quatre  fils  sont 
mariés. 

Le  jeune  cheick  de  Sicli  Okba  m'avait  précédé  et 
annoncé  à  son  père,  qui  m'attendait  avec  lui  et  un 
autre  de  ses  fils,  Si  Hamida.  Il  est  rare  de  ren- 
contrer un  homme  aussi  beau  que  Sidi  Mohammed 
Srigher  Ben  Ganah.  Sa  barbe  courte  mais  soyeuse, 
d'un  noir  de  jais,  encadre  un  visage  d'un  ovale  par- 
fait ,  au  milieu  duquel  brillent  des  yeux  de  feu.  La 
bouche  est  petite,  les  dents  d'une  blancheur  éblouis- 
sante, le  teint  pâle  et  mat,  les  mains  fines.  Quoique 
petit  de  taille,  sa  démarche  et  ses  gestes  sont  pleins 
de  majesté.  Il  entre  appuyé,  ainsi  qu'un  patriarche, 
sur  les  épaules  de  ses  deux  fils,  et  s'assied  en  m'in- 
diquant  un  fauteuil.  Les  jeunes  gens  restent  debout  : 
ici  les  mœurs  l'exigent.  Sidi  Mohammed  Srigher 
ne  parle  que  l'arabe.  Le  cheick  de  Sidi  Okba,  qui, 
en  revanche,  parle  et  écrit  le  français  comme  un 
Tourangeau,  nous  sert  d'interprète.  La  conversa- 


244  LA    CÔTE   BARBARESQUE 

tion,  ne  peut  être  très  animée  :  après  un  échange 
de  compliments,  je  me  lève  :  alors  Sidi  Mohammed 
dit  : 

—  Je  regrette  une  fois  de  plus  de  ne  pas  savoir 
la  langue  de  mon  pays,  car  je  ne  pourrai  vous 
être  d'aucune  utilité. 

Mais  voilà  un  jeune  homme,  dit-il  en  frappant 
sur  l'épaule  de  Si  Mohammed,  qui  me  suppléera  en 
tout. 

—  L'autre  aussi,  ajouta-t-il,  en  désignant  du 
doigt  Si  Hamida.  Je  les  mets  tous  deux  à  votre 
disposition. 

Quand  on  me  traduisit  ces  paroles,  je  les  avais 
déjà  comprises,  tant  les  gestes  de  Sidi  Mohammed 
étaient  expressifs. 

—  A  revoir!  dit-il,  cette  fois  en  français. 

Le  kaïd  est  une  puissance  dans  le  Ziban  ;  il  lève 
les  impôts,  administre  les  indigènes,  tranche  les 
questions  litigieuses  et  jouit  de  grandes  préroga- 
tives. Toutefois,  il  est  obligé,  dès  qu'il  s'agit  d'une 
affaire  grave,  d'en  référer  au  commandant  supé- 
rieur, son  chef  immédiat.  Malgré  ce  vasselage,  le 
kaïd  est  respecté  par  les  indigènes  peut-être  plus 
que  l'autorité  française.  Dans  la  rue,  les  Arabes  lui 
accordent  les  signes  extérieurs  de  la  plus  profonde 
déférence,  qu'il  accepte  d'un  air  de  dignité  superbe. 
Ceux  qu'il  appelle  à  lui,  font  un  humble  salut,  et 
viennent  lui  baiser  la  main,  hommage  qu'il  repousse 


ET    LE    SAHARA.  245 


d'un  geste  consistant  à  lever  la  main  à  la  hauteur 
des  lèvres  de  l'Arabe  et  à  l'abaisser  vivement, 
avant  d'avoir  reçu  le  baiser.  C'est  d'un  très  bel 
effet;  on  y  voit  comme  une  sorte  d'hommage  féodal. 
En  quittant  le  kaïd  je  me  rendis  chez  M.  Séré- 
moni,  capitaine  de' spahis,  installé  dans  une  petite 
maison  du  quartier  français.  Le  capitaine  Séré- 
moni, un  des  plus  anciens  officiers  de  l'armée  d'A- 
frique, habite  Biskra  depuis  dix  ans,  je  crois.  La 
maison  qu'il  occupe  a  un  joli  jardin  où  le  capitaine 
nourrit  des  gazelles.  Ces  gracieux  petits  animaux 
connaissent  leur  maître  et  paissent  en  pleine  liberté 
dans  un  espace  clos  de  murs. 

Il  m'a  été  rarement  donné  de  rencontrer  un  plus 
charmant  compagnon  que  M.  Sérémoni  :  malgré 
une  fièvre  assez  maligne  contractée  en  Afrique,  il 
est  toujours  d'une  humeur  charmante  ;  c'est  le 
boute-en-train,  le  chef  de  popote  du  cercle  mili- 
taire de  Biskra,  et  si  mon  cœur  n'oubliera  jamais 
la  façon  courtoise  dont  j'ai  été  accueilli  par  tous 
les  officiers  français  en  Afrique,  mon  estomac  garde 
une  reconnaissance  spéciale  au  capitaine  Sérémoni, 
pour  un  déjeuner  qu'il  nous  a  donné  à  Biskra. 

Pour  comprendre  le  souvenir  que  j'en  ai  gardé,  il 
faut  avoir  mangé  de  la  cuisine  des  gargotes  algé- 
riennes, et  il  faut  savoir  que  le  poisson  est  un 
animal  quasi  inconnu  au  Sahara. 

Or,  le  capitaine  nous  fit  apprêter  par  son  chef,  un 

14. 


246  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

maquereau  conservé  avec  tant  d'art,  que  je  crus  un 
instant  que  l'Oued  Kantra,  (rivière  qui  soi-disant 
coule  à  Biskra,  mais  qui  est  à  sec  des  années  en- 
tières) avait  la  spécialité  des  poissons  de  mer.  Si 
on  ajoute  à  ce  maquereau  des  œufs  brouillés  aux 
truffes,  un  délicieux  poulet  marengo  et  du  cous- 
coussou  comme  je  n'en  ai  jamais  mangé  depuis, 
on  s'expliquera  facilement  combien  ce  déjeuner  me 
fut  agréable,  condamné  que  j'étais  à  vivre  depuis 
un  mois  de  bœuf  coriace,  et  de  mouton  nerveux. 
Biskra  est  occupé  par  un  escadron  de  chasseurs 
d'Afrique,  un  escadron  de  spahis  et  un  bataillon  de 
ligne.  Les  officiers  des  trois  corps  se  réunissent  au 
cercle  (club)  des  officiers,  qui  est  la  grande  res- 
source de  Biskra.  C'est  là  seulement  qu'on  trouve  des 
journaux  (Figaro,  Revue  des  Deux-Mondes,  etc.), 
et  c'est  là  seulement  qu'on  se  rencontre  sur  un 
terrain  neutre.  Gomme  dans  toutes  les  stations 
extrêmes  (en  France  aussi  bien  qu'en  Russie),  les 
officiers  des  diverses  armes  ne  s'entendent  pas  tou- 
jours entre  eux.  Il  y  a  des  moments  où  le  dissenti- 
ment règne  entre  les  chasseurs  et  les  spahis,  mais 
l'étranger  peut  être  sûr  que  les  uns  et  les  autres 
oublieront  tout  pour  rivaliser  d'empressement  à  lui 
faire  les  honneurs  de  chez  eux.  Je  ne  saurais  trop 
répéter  combien  j'ai  été  frappé  de  la  courtoisie  qui 
préside  à  toute  réunion  d'officiers  français.  Les 
cafés  et  les  cercles   militaires  d'Algérie   sont  des 


ET  LE   SAHARA,  247 


salons.  A  Gonstantine,  je  me  trouvais  à  la  table 
des  officiers  supérieurs,  à  Biskra,  je  vivais  avec 
les  capitaines  et  les  lieutenants,  mais  là  comme  ici, 
l'urbanité  la  plus  exquise  est  de  rigueur,  et  la 
moindre  infraction  au  règlement  de  politesse'  est 
sévèrement  réprimandée  par  les  présidents  de 
table. 

La  ville  de  Biskra,  bâtie,  comme  je  l'ai  dit  plus 
haut,  à  l'entrée  de  la  première  oasis  du  Sahara  pro- 
prement dit,  est  composée  de  quatre  quartiers  qui 
diffèrent  absolument  les  uns  des  autres  ;  ce  sont  :  le 
quartier  français,  la  ville  arabe,  le  village  nègre  et 
l'enceinte  réservée  aux  Ouled-Naïls.  La  rue  fran- 
çaise longe  le  jardin  public  et  aboutit  à  une  vaste 
place  qui  se  confond  à  Test  avec  le  désert.  Des 
huttes  en  terre  glaise  la  bordent  au  midi  ;  c'est  le  vil- 
lage nègre.  Ici  on  est  en  pleine  Afrique  centrale.  De 
petites  maisons  jaunâtres,  à  portes  basses,  forment 
des  ruelles.  Sur  les  seuils,  des  négresses  accrou- 
pies tournent  une  meule  portative  à  couscoussou, 
travail  abrutissant,  occupation  à  laquelle  elles  pas- 
sent des  journées  entières.  Les  maisons,  très  petites, 
se  touchent  presque  ;  à  chaque  seuil  il  y  a  une  né- 
gresse qui  tourne  une  meule.  Tout  en  travaillant, 
elles  se  parlent  ou  chantent  un  refrain  monotone, 
triste.  Des  négrillons  nus,  au  ventre  pendant,  au 
visage  sale  et  lépreux  se  vautrent  dans  le  sable  au 
milieu  de  la  rue. 


248  LÀ   CÔTE    BARBARESQUE 

Une  de  ces  rues  débouche  sur  une  place.  Près 
du  puits,  principal  ornement  de  la  place,  un  groupe 
formé  autour  d'un  énorme  nègre,  le  regarde  danser 
la  bamboula  au  son  du  tambourin.  A  notre  aspect 
toute  la  population  se  précipite  vers  nous  pour  nous 
demander  l'aumône.  Ce  sont  des  cris,  des  rires,  des 
gambades  à  se  croire'  sur  les  rives  du  lac  Tan- 
gahaïka.  Derrière  la  place  se  trouve  une  piscine 
destinée  à  récolter  l'eau  de  la  pluie  qui,  disséminée 
dans  des  canaux,  sert  à  les  alimenter  quand  l'Oued 
Kantra  est  à  sec.  Malgré  le  proverbe  intimant  aux 
palmiers  d'avoir  «  les  pieds  dans  l'eau  et  la  tète  au 
feu,  »  les  pluies  sont  rares  à  Biskra  et  les  pieds 
des  palmiers  très  peu  mouillés.  Cependant  le  sys- 
tème d'irrigation  établi  par  Sabah  et  perfectionné 
par  les  Français  est  si  bien  compris,  que  la  moindre 
goutte  de  pluie  ou  la  plus  petite  crue  suffit  pour 
maintenir  les  innombrables  canaux  de  Biskra  en 
état  d'humidité  (1).  Toutefois  une  pluie  assez  abon- 
dante tombée  récemment  a  rempli  la  piscine.  Des 
négrillons  qui  nous  avaient  suivis  nous  montrent 
l'eau  en  grimaçant  et  en  proférant  des  cris  inarti- 
culés.  Sidi  Mohammed  ben  Hadji  et  le  capitaine 
Sérémoni  nous  expliquent    leur    intention    de  se 
jeter  à  l'eau  pour  y  chercher  des  sous.  Ces  enfants 
sont   tout  à   fait   nus.   Pour    nous   montrer    leur 

(1)  J'emploie  à  dessein  le  mot  humidité.  Ce  n'est  que  cela. 


ET   LE   SAHARA. 


249 


adresse  et  se  faire  comprendre,  ils  s'élancent  en 
bande  dans  la  piscine.  Nous  leur  jetons  des  sous  : 
alors  c'est  une  bousculade  générale  qui  dégénère 
en  bataille  navale. 

En  sortant  de  ce  hameau  sauvage,  on  est  stupéfait 
de  fouler  une  chaussée,  longue  d'un  kilomètre,  qui 
côtoie  un  massif  de  palmiers  entouré  d'une  haie  et 
aboutit  à  une  porte  construite  en  maçonnerie,  don- 
nant accès  à  un  jardin  entretenu  comme  les  plus 
jolies  villas  des  environs  de  Paris.  Une  grande  et 
belle  maison,  presque  un  hôtel,  domine  une  avenue 
d'arbres  exotiques.  Les  sentiers  sont  sablés,  les 
plates-bandes  bien  dessinées,  les  gazons  coupés 
ras.  Jardin,  maison,  palmiers  et  chaussée  appar- 
tiennent à  M .  Landon,  l'héritier  de  l'heureux  proprié- 
taire du  vinaigre  de  Bully.  C'est  un  petit  paradis. 
Des  bosquets  de  bambous,  de  guardénias,  d'arbou- 
siers savamment  mélangés,  dissimulent  des  fon- 
taines jaillissantes;  ici  une  volière  pleine  d'oiseaux, 
là  une  cage  où  dort  un  ravissant  ouistiti;  plus  loin 
une  hyène  enchaînée  fait  entendre  son  cri  sinistre. 
Le  confort,  le  luxe,  rehaussés  par  une  végétation 
exubérante. 

La  villa  Landon  est,  je  crois,  l'unique  établisse- 
ment de  ce  genre  dans  tout  le  Sahara. 

Après  avoir  traversé  toute  la  propriété  Landon, 
large  de  plus  d'un  kilomètre,  on  se  trouve  dans 
une  forêt   de   palmiers  dont  les  derniers  arbres 


2o0  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

touchent  le  côté  sud  de  Biskra,  habité  parles  Ouled- 
Naïls. 

A  mesure  qu'on  s'enfonce  dans  le  Sahara,  les 
oasis  deviennent  plus  rares.  A  un  moment  donné,  le 
désert,  immense,  infranchissable  s'étend  à  perte  de 
vue.  Là  il  n'y  a  plus  ni  hommes,  ni  animaux  :  les 
oiseaux  sont  rares,  quelques  poissons  de  sable  (1), 
des  serpents  et  des  insectes  y  trouvent  seuls  leur 
nourriture.  A  cent  lieues  de  Biskra ,  le  sable 
couvre  la  terre  jusqu'aux  contrées  inconnues  de 
l'Afrique  centrale. 

Sur  la  limite  extrême  des  pays  habitables,  vit 
une  tribu  arabe,  mi-sédentaire,  mi-nomade,  qu'on 
appelle  les  Ouled-Naïls.  Le  Créateur,  par  un  de  ses 
caprices  insondables,  a  doté  les  femmes  des  Ouled- 
Naïls  d'une  beauté  physique  extraordinaire,  rendue 
plus  éclatante  encore  par  la  laideur  des  négresses 
et  des  nomades  qui  habitent  la  même  région.  En  se 
comparant  à  leurs  voisines,  les  Ouled-Naïls  ont 
reconnu  leur  supériorité  :  cette  comparaison  leur  a 
suggéré  l'étrange  pensée  de  trafiquer  de  leurs 
charmes  pour  se  procurer  le  bien-être  et  le  faire 
partager  aux  hommes  de  leur  tribu.  Ignorants  de 
nos  idées  d'honneur,  les  hommes  approuvèrent 
l'idée ,  mise  aussitôt  à  exécution.  La  beauté  et  les 

(1)  Sorte  de  lézard. 


ET   LE    SAHARA.  251 


talents  des  Ouled-Naïls  eurent  bientôt  un  grand 
retentissement;  leur  renommée  s'étendit  peu  à  peu, 
et  aujourd'hui  elles  sont  célèbres  dans  tout  le  dé- 
sert. Accompagnées  de  leurs  plus  proches  parents 
jusque  sur  les  marches  de  la  civilisation,  elles  for- 
ment le  principal  contingent  de  la  prostitution  de  nos 
provinces  sahariennes  depuis  Biskra  jusqu'à  La- 
ghouat,  et  commencent  à  se  risquer  dans  le  Tell. 
Après  avoir,  pendant  quelques  années,  vendu 
leurs  caresses  au  plus  offrant,  elles  retournent  au 
désert  :  l'argent  amassé  leur  sert  de  dot  :  elles 
deviennent  épouses  et  mères,  et  vivent,  dit-on,  dans 
une  réclusion  complète.  La  tribu  des  Ouled-Naïls, 
tout  en  étant  mahométane  de  nom,  ne  pratique  au- 
cune religion  connue.  Les  harems  y  sont  toutefois  en 
usage.  On  m'a  assuré  que  la  conduite  de  ces  étranges 
prostituées  devient  irréprochable  du  jour  où  elles 
rentrent  dans  leur  tribu,  qu'elles  avaient  quittée 
pour  la  plupart  à  l'âge  de  treize  à  quatorze  ans.  Ces 
filles  publiques  expertes  en  vice,  vivant  dans  la 
débauche  jusqu'à  l'âge  de  vingt  ans  et  commen- 
çant à  ce  moment  une  existence  de  devoir  et  d'ab- 
négation, sembleraient  une  anomalie  dans  la  nature, 
si  on  ne  réfléchissait  pas  pour  combien  la  convention 
entre  dans  la  délimitation  du  bien  et  du  mal.  La 
période  d'avilissement  qu'elles  ont  traversée  ne 
leur  est  reprochée  par  personne  ;  elles  sentent,  au 
contraire,  qu'elles  inspirent  de  la  reconnaissance 


252  LA   CÔTE    BARBARESQUE 

pour  le  bien-être  qu  elles  apportent  dans  les  cabanes 
de  leurs  parents  et  époux  :  on  les  aime  —  des 
sens,  unique  amour  compris  d'un  Oriental  —  pour 
leur  expérience;  et  le  léger  vernis  de  civilisa- 
tion qu'elles  reçoivent  involontairement  au  conlact 
des  races  du  Nord  inspire  le  respect  aux  barbares 
qui.  les  entourent.  Elles  tirent  vanité  de  ce  qui  nous 
paraît  méprisable  :  c'est  avec  orgueil  qu'elles  mon- 
trent les  séquins  pendus  à  leur  cou,  en  double, 
triple,  quadruple  et  parfois  quintuple  collier.  Ces 
séquins,  souvent  de  simples  louis  d'or  ou  des  livres 
sterling,  représentent  leur  dot,  conquise  au  prix  de 
bien  des  dégoûts  et  des  fatigues.  Les  Arabes  ne 
brillent  pas  par  la  générosité  ;  les  officiers  français 
sont  peu  riches.  Il  est  rare  qu'une  prostituée  re- 
çoive une  pièce  d'or  à  la  fois;  elle  amasse  des 
monnaies  d'argent,  parfois  des  sous  de  cuivre,  jus- 
qu'au moment  où  elle  peut  Jes  échanger  contre  un 
louis,  qui  va  rejoindre  les  autres,  pour  former  cette 
chaîne  de  Bacchis  de  Samos,  qu'une  Ouled-Naïl 
étale  avec  complaisance  aux  yeux  de  tout  venant. 

Rien  ne  peut  donner  une  idée  de  la  joie  de  l'Ou- 
led-Naïl  à  qui  j'ai  donné  deux  louis,  si  ce  n'est  son 
étonnement  de  n'avoir  rien  à  accorder  en  échange. 
Elle  dit  en  mauvais  français  : 

—  Merci...  —  grand  merci...  Si  je  trouvais  beau- 
coup comme  vous...  je  reviendrais  vite  chez  moi... 
Allons  !  Venez!  Je  demeure  à  côté... 


ET   LE    SAHARA.  253 


Elle  se  pendit  à  mon  bras.  Je  la  repoussai  légè- 
rement. 

—  Non,  mon  enfant,  je  n'irai  pas  chez  toi  ! 

—  Vous  voulez,  que  je  vienne  à  l'hôtel  ? 

—  Diable...  non  pas...  encore  moins  ! 

—  Mais  alors  !...  ces  louis? 

—  Je  suis  enchanté  de  vous  les  offrir  en  souvenir 
d'un  étranger  de  l'extrême  Nord. 

Elle  me  regarda,  éclata  de  rire...  et  eut  un  geste 
très  drôle,  difficile  à  expliquer,  mais  que  je  compris 
et  qui  me  mortifia  quelque  peu.  Elle  avait  pris  le 
mot  «  extrême  Nord  »  qu'elle  n'avait  jamais  entendu 
prononcer,  pour  un  autre,  par  lequel  je  confessais 
une  infirmité,  rarement  naturelle,  souvent  arti- 
ficielle, très  commune  en  Orient.  Elle  avança  la 
lèvre,  fit  une  moue  dédaigneuse  et  s'enfuit  en  mur- 
murant : 

—  N'importe  ..  merci...  Sidi  ! 

Une  Ouled-Naïl  honnête  ne  doit  jamais  refuser 
la  moindre  aubaine,  afin  de  prouver  la  bonne  vo- 
lonté de  retourner  vite  chez  elle,  et  de  se  conserver 
pour  son  futur  mari  le  moins  fanée  possible.  A  cet 
effet  il  convient  qu'elle  se  tienne  toujours  au  seuil 
de  sa  demeure,  attentive  aux  passants  de  toute  race 
et  de  toute  religion. 

—  Le  sou  du  nomade  crasseux  servira  d'appoint 
à  la  monnaie  déjà  gagnée,  tout  autant  que  la  guinée 
du  voyageur  anglais. 

\o 


254  LA    CÔTE   BARMRESQUE 

C'est  une  Ouled-Naïl  nommée  Eltchia,  qui  m'a 
dit  ces  paroles,  en  ajoutant  quelle  avait  hâte  de 
retourner  dans  sa  tribu. 

—  Je  bois  de  l'absinthe  pour  m'étourdir,  et  ce- 
pendant je  suis  ici  depuis  un  an  à  peine.  Je  ne 
comprends  pas  mes  camarades  qui  vivent  de  cette 
vie  plusieurs  années.  Heureusement,  dit-elle  en 
montrant  avec  orgueil  un  collier  long  et  lourd,  ma 
dot  va  être  bientôt  amassée. 

Cette  Eltchia  était  une  ravissante  créature, 
âgée  de  dix-sept  ans  à  peine,  rose  et  blanche  comme 
une  fille  du  Nord.  Ses  grands  yeux  noirs  étaient 
pleins  de  feu  :  sa  bouche  aux  dents  de  perle, 
humide,  souriait  toujours  ;  petite,  svelte,  flexible 
comme  un  serpent,  elle  avait  des  gestes  d'une 
grave  souveraine.  Ses  pieds  nus  laissaient  voir  des 
pouces  écartés,  si  chers  aux  artistes,  et  ses  mains, 
étonnamment  petites,  scintillaient  de  bagues  (pré- 
sents d'un  jeune  seigneur  arabe  très  amoureux 
d'elle,  selon  la  légende  du  lieu).  Cette  jolie  petite 
sauvage  était  d'une  intelligence  remarquable  :  arri- 
vée depuis  un  an  à  peine  à  Biskra,  elle  parlait 
mieux  le  français  que  n'importe  laquelle  de  ses 
compatriotes. 

J'espère  qu'à  l'heure  où  j'écris,  Eltchia  est 
retournée  chez  elle,  et  que  nul  œil  humain,  à 
l'exception  de  celui  de  son  mari,  ne  contemple  plus 
ses  charmes. 


ET    LE   SAHARA.  2oo 


Toutes  les  femmes  Ouled-Naïls  ne  ressemblent 
pas  àEltchia.  Le  vice  exerce  sur  certaines  natures 
une  grande  attraction.  Quelques-unes  de  ces  mal- 
heureuses se  prennent  d'amour  pour  le  métier 
qu'elles  exercent ,  et  ne  retournent  jamais  au 
désert. 

Dans  la  rue  de  Biskra  réservée  à  la  prostitution, 
des  petites  lumières,  allumées  à  chaque  porte, 
tranchent  de  loin  sur  l'obscurité  des  autres  quar- 
tiers. Ces  lumières  pâles,  tremblotantes,  fumeuses, 
ressemblent  aux  lampions  d'un  théâtre  forain.  Au- 
près de  chaque  feu,  une  femme  est  accroupie  au  seuil 
d'une  maison  sans  fenêtres,  dont,  à  travers  la  porte 
ouverte,  on  voit  l'intérieur.  J'avais  déjà  constaté, 
en  pénétrant  dans  une  habitation  du  village  nègre, 
l'absence  complète  du  plus  simple  confort.  Un  tapis, 
parfois  une  peau  ou  une  natte  servent  de  couche  à 
la  famille  entière.  Quelques  clous  plantés  dans  la 
muraille  nue,  supportent  les  ustensiles  de  première 
nécessité.  Ici,  un  banc  recouvert  d'un  tapis  sor- 
dide remplace  le  lit;  en  revanche  aucun  autre 
ustensile  ne  témoigne  qu'un  être  humain  vit  là. 
Les  Ouled-Naïls  semblent  éternellement  de  pas- 
sage. Mystérieuses  même  dans  leur  façon  de  se 
nourrir,  on  les  croirait  campées  dans  leurs  niches. 

Quelques-unes,  —  Eltchia,  par  exemple,  —  ha- 
bitent une  maison  à  étage  ;  on  grimpe  un  escalier 
très  raide  et  on  se  trouve  dans  une  pièce  carrelée, 


256  LA    CÔTE    BARBARËSQUË 

avec  un  lit  à  rideaux,  un  coffre  servant  de  table,  et 
des  coussins  jetés  à  terre.  Mais  c'est  la  grande 
exception. 

Les  Ouled-Naïls  portent  un  costume  coquet  : 
une  jupe  en  velours  sombre,  passementee  d'or, 
recouverte  d'un  tablier  en  velours  également  brodé 
d'or,  descend  jusqu'aux  chevilles.  Les  pieds  sont, 
chez  quelques-unes,  nus,  chez  d'autres,  chaussés 
de  bas  de  coton  et  de  mules  en  velours  noir, 
longues  et  difformes.  La  tête,  coiffée  d'une  toque 
rouge  incrustée  de  pièces  d'or,  est  enveloppée  d'un 
voile  blanc,  pareil  à  celui  de  nos  religieuses.  Une 
chemise  en  gaze  bouffante  monte  chastement  jus- 
qu'au cou  et  laisse  les  bras  à  découvert.  Des  col- 
liers en  or  ou  en  corail,  adaptés  à  la  toque,  enca- 
drent le  visage.  Le  cou  est  entouré  de  la  chaîne  de 
louis  d'or  représentant  la  dot,  qui,  chez  les  plus 
avancées,  descend  jusqu'aux  genoux.  A  côté  de 
cette  chaîne,  des  bijoux  en  argent  oxydé,  des  amu- 
lettes et  des  sachets  de  prières  se  balancent  sur  la 
poitrine,  pendus  à  des  chaînettes  d'or  ou  d'argent  : 
les  bras  et  les  jambes  sont  chargés  de  lourds  bra- 
celets d'argent  de  forme  étrange. 

La  figure  et  les  épaules  des  Ouled-Naïls,  enduites 
de  fard,  sont  émaillées  de  signes  cabalistiques,  de 
gazelles,  de  serpents  peints  en  sépia.  Sans  les 
embellir,  ces  ornements  ne  sont  pas  repoussants. 
Les  yeux ,  démesurément    agrandis ,    fendus  en 


ET   LE   SAHARA.  257 


amande,  et  les  lèvres  d'un  rouge  vif,  relèvent 
la  beauté  indiscutable  de  ces  pauvres  créatures. 
Pour  rendre  plus  épaisse  leur  chevelure,  les  Ouled- 
Nails  emploient  des  tresses  de  laine  nattées,  mal 
soignées  et  peu  élégantes,  dissimulées  toutefois 
sous  leurs  voiles.  Ces  tresses  leur  servent  à  sus- 
pendre d'énormes  boucles  d'oreilles,  trop  lourdes 
pour  l'oreille. 

Une  femme  d'Orient  est  complète  à  condition  de 
savoir  danser  :  Les  Ouled-Naïls,  nous  dit-on,  sont 
expertes  en  cette  matière.  Pour  s'en  rendre  compte 
il  faut  organiser  une  fête  nommée  N'bitta.  On  loue 
un  emplacement  destiné  à  servir  aux  ébats  et  on 
invite  beaucoup  de  spectateurs.  Ce  n'est  qu'après 
avoir  été  excitées  par  les  regards,  les  applaudis- 
sements et  la  musique,  que  les  Ouled-Naïls  con- 
sentent à  faire  usage  de  tous  leurs  talents. 

Nous  entrons  chez  un  Arabe  préposé  à  ces  sortes 
de  fêtes  et  après  en  avoir  commandé  une  pour  le 
lendemain,  nous  nous  décidons  à  terminer  la  soi- 
rée par  une  promenade  à  pied  dans  le  désert.  Le 
quartier  des  Ouled-Naïls  aboutit  à  une  petite  clai- 
rière où  deux  ou  trois  mares  croupissent  aux  pieds 
de  la  première  ligne  de  palmiers.  L'obscurité  suc- 
cède subitement  à  la  clarté.  A  cent  pas  de  la  hutte 
de  la  dernière  prostituée,  on  se  trouve  en  plein 
bois. 

Nous  nous  lançons  à  travers  la  forêt,  pour  re- 


258  LA   CÔTE  BARBARESQUE 

joindre  la  route  de  Touggourt  ;  la  promenade  de 
nuit  aux  environs  de  Biskra  présente  un  certain 
danger  au  moment  du  passage  des  nomades  :  mais 
nous  sommes  en  nombre  et  des  officiers  bien  armés 
nous  accompagnent.  Les  hyènes  et  les  chacals,  qui 
foisonnent  dans  l'oasis,  fuient  l'homme  ;  les  lions  et 
les  panthères  ne  s'approchent  guère  des  habitations. 
D'ailleurs  ces  fauves  deviennent  de  plus  en  plus 
rares.  Les  oasis,  peuplées  d'oiseaux,  de  serpents  et 
d'insectes  n'ont  presque  plus  de  mammifères. 

(J'ouvre  encore  une  fois  une  parenthèse  pour 
critiquer  l'expression  :  «  le  lion  du  désert  ».  Jamais 
un  animal  carnassier  ne  se  hasarde  dans  un  pays 
où  il  ne  trouvera  pas  sa  subsistance.  Les  lièvres, 
les  gazelles,  etc.,  etc.,  s'éloignent  peu  de  la  région 
de  l'Atlas  :  le  lion  habite  les  mêmes  parages.  Le 
cœur  du  Sahara,  le  Falat,  est  absolument  désert  : 
aucun  animal  ne  saurait  vivre  là  où  il  n'y  a  aucun 
vestige  de  végétation.  Les  hyènes  et  les  chacals 
eux-mêmes,  qui  s'enfoncent  assez  loin  à  la  re- 
cherche des  cadavres  d'hommes  et  de  chameaux,  ne 
dépassent  jamais  une  certaine  limite.) 

Après  avoir  cheminé  quelque  temps  au  milieu 
de  la  forêt,  nous  débouchons  sur  une  chaussée,  large 
et  bien  tracée,  qui  s'appelle  la  route  de  Touggourt, 
mais  qui  s'arrête  brusquement  à  trois  kilomètres 
de  Biskra,  à  un  endroit  appelé,  «  le  Pont  Romain  ». 
Les   quelques   pierres  juxtaposées  au-dessus  du 


Sur  la  route  de  Touggourt.  —  Page  258. 


ET   LE    SAHARA.  259 


ravin  ne  sauraient  s'appeler  pont  que  dans  un  pays 
où  on  traverse  les  précipices  en  passant  dedans. 
Après  cela,  il  est  possible  que  ce  soit  une  cons- 
truction romaine,  car  depuis  l'occupation  romaine 
jusqu'à  nos  jours,  personne  n'a  jamais  songé  à  fa- 
ciliter les  communications  clans  la  région  saha- 
rienne. 

La  lune  est  dans  son  plein.  Après  avoir  traversé 
un  bosquet  de  palmiers,  la  route  s'enfonce  tout  à 
coup  dans  le  désert.  Ce  n'est  pas  encore  le  Sahara 
véritable.  Le  sable  brun  est  couvert  de  touffes  de 
ronces.  La  rose  de  Jéricho  et  le  cure-dents  du 
prophète  scintillent  à  la  clarté  de  la  lune. 

Personne  n'ignore  que  Mahomet  prenait  grand 
soin  de  sa  personne.  «  Il  aimait  les  fleurs,  les  fem- 
mes, les  parfums  ».  Un  jour,  au  désert,  après  avoir 
mangé,  il  sentit  entre  les  dents  une  parcel  de 
mouton!  Pas  d'eau  aux  environs,  aucun  moyen  de 
se  débarrasser  de  ce  corps  étranger,  à  l'odeur  dé- 
sagréable. Le  prophète  allait  avoir  un  moment  de 
contrariété,  quand  il  vit  une  huppe  se  percher  sur 
son  épaule,  avec  une  touffe  d'herbe  sèche  dans  le 
bec.  Mahomet  sourit,  se  cura  les  dents  et  glorifia 
Allah. 

Le  cure-dent  du  prophète  appartient  à  la  famille 
du  chiendent  ;  c'est  une  sorte  de  jonc  terminé  par 
une  touffe  d'épines  flexibles ,  assez  dures,  mais 
peu  pointues. 


260  LA   CÔTE  BARBARESQUE 

La  rose  de  Jéricho  a  la  propriété  de  s'ouvrir  au 
contact  de  l'eau.  Il  suffit  d'en  cueillir  une  petite 
branche  sèche  :  elle  s'ouvre  et  se  referme  à  volonté. 
On  peut  renouveler  l'expérience  sur  la  même 
branche  autant  de  fois  qu'on  le  désire. 

Nous  revenions  vers  Biskra,  plongés  dans  l'ex- 
tase de  cette  nuit  tiède  et  claire,  quand  le  bruit  de 
nombreux  pas  se  dirigeant  à  notre  rencontre  nous 
fit  tressaillir.  Quelques  minutes  après,  nous  vîmes 
sortir  du  bouquet  de  palmiers  un  groupe  blanc 
d'Arabes  s'avançant  vers  nous.  A  cette  heure  et 
dans  cette  saison,  une  rencontre  pareille  pouvait 
être  désagréable,  d'autant  plus  que  l'on  distinguait 
à  une  centaine  de  mètres,  un  grand  campement  de 
nomades,  dont  les  tentes  rayées  de  blanc  et  de  noir, 
s'étendaient  au  loin.  MM.  S...  et  de  la  R...  tout  en 
nous  rassurant,  avaient  la  main  à  la  poignée  de  leurs 
sabres,  quand  tout  à  coup  ils  s'entendirent  appeler. 
—  Eh!  dit  le  capitaine  Sérémoni,  c'est  Si  Bou- 
lakrass. 

C'était,  en  effet,  Si  Boulakrass  Ben  Ganah,  frère 
du  kaïd  de  Biskra.  Si  Boulakrass,  en  sa  qualité  de 
kaïd  des  nomades,  revenait  d'une  inspection,  en- 
touré des  principaux  chefs  de  la  tribu  en  ce  moment 
de  passage.  Nous  fusionnâmes  aussitôt...  Si  Boula- 
krass parle  très  bien  le  français.  Membre  du  cercle 
militaire,  c'est  un  des  Arabes  les  plus  civilisés  de 
l'Algérie.  Nous  restons  quelques  moments  sur  la 


ET   LE   SAHARA.  261 


route  de  Touggourt,  entourés  de  nomades,  en  face 
de  leur  campement,  écoutant  les  explications  que  Si 
Boulakrass  voulut  bien  nous  donner  sur  ses  admi- 
nistrés. 

Chaque  année,  des  tribus  entières  quittent  au 
printemps  les  oasis  du  Sahara.  Ils  amènent  leurs 
chameaux  chargés  de  dattes,  et  portent  tout  leur 
avoir  avec  eux.  Dans  le  Tell,  ils  vendent  leurs 
dattes,  et  se  louent,  les  uns  en  qualité  de  pasteurs, 
les  autres  en  qualité  de  laboureurs,  à  leurs  conci- 
toyens sédentaires,  parfois  aux  colons  français.  A 
l'automne,  les  nomades  retournent  chez  eux  :  les 
uns  campent  pendant  l'hiver,  d'autres  vivent  dans 
des  oasis  cultivées  par  leurs  voisins  sédentaires. 
Nous  assistons  au  retour  des  nomades.  Ce  sont  les 
derniers  retardataires. 

—  Si  vous  les  voyez  !  dit  Si  Boulakrass  avec  ce 
geste  plein  d'ampleur  des  Arabes,  rendu  plus  majes- 
tueux encore  par  la  clarté  de  la  lune.  Ils  sont  tristes. 
Dans  le  Tell,  la  saison  a  été  mauvaise  ;  les  dattes 
vendues  et  mangées,  ils  ont  vécu  tant  bien  que  mal. 
Les  chameaux,  lourdement  chargés  au  départ,  re- 
viennent ordinairement  à  vicie  :  aujourd'hui,  de 
nombreux  chameaux  ont  sur  le  dos  des  boîtes 
oblongues  :  ce  sont  les  cercueils  de  leurs  maîtres, 
que  les  familles  rapportent  dans  le  désert. 

Il  ajouta  en  frappant  amicalement  de  sa  cravache 

l'épaule  d'un  des  nomades'de  sa  suite  ; 

1».» 
o. 


Ï6-2  LA   CÔTE   BARBAIŒSOUE 

—  On  les  craint  !  on  les  méprise  !  on  les  insulte  ! 
Us  ne  sont  pas  mauvais  cependant!  Moi  qui  les 
connais,  j'en  sais  quelque  chose  !  s'ils  tuent  parfois 
un  Juif ,  c'est  la  faim  qui  les  y  pousse  ! 

Je  vis  le  lendemain,  au  marché,  beaucoup  de  ces 
nomades.  Leurs  figures,  n'en  déplaise  à  Si  Bou- 
lakrass,  ne  préviennent  pas  en  leur  faveur.  Hâves, 
noirs,  couverts  de  haillons,  un  feu  sinistre  brille 
dans  leurs  yeux,  et  leurs  regards  n'ont  rien  d'an- 
gélique  :  ils  ont  un  aspect  maladif  et  menaçant  à  la 
fois.  Après  tout,  ils  ont  faim  peut-être.  Le  colonel 
Noella  m'a  assuré  que  la  saison  du  Tell  a  été  en 
effet  mauvaise.  Pauvres  gens! 

Cependant,  philanthropie  à  part,  quand  on  se 
trouve  dans  un  pays  traversé  pendant  un  mois  par 
100,000  individus  affamés,  qui,  une  fois  sortis  des 
possessions  françaises,  s'éparpillent  dans  des  con- 
trées inconnues,  on  n'est  pas  très  rassuré.  La  plu- 
part de  ces  nomades  n'ont  ni  état  civil,  ni  nom  qui 
les  distingue  ;  ils  ne  dépendent  de  Si  Boulakrass 
que  pendant  leur  passage  à  travers  le  Sahara  fran- 
çais. Il  est  impossible  de  les  retrouver  quand  ils 
ont  dépassé  Touggourt.  Quelques  tribus  domiciliées 
clans  le  Ziban,  vivent  pendant  l'hiver  sous  la 
surveillance  de  Si  Boulakrass,  mais  ces  tribus  ne 
sont  pas  en  majorité. 

Le  marché  de  Biskra,  vaste  place  recouverte 
d'un  toit  en  bois,  est  encombrée  par  les  Arabes  se- 


ET   LE   SAHARA.  263 


dentaires  de  l'oasis  qui  vendent  et  achètent  des 
denrées  alimentaires  :  froment,  mil,  blé  et  surtout 
dattes.  Le  Ziban,  c'est  le  pays  des  dattes,  Biskra 
en  est  la  capitale.  C'est  en  effet  à  Biskra  où  j'ai 
mangé  les  meilleures  dattes.  Il  y  en  a,  paraît-il, 
2  ou  3,000  espèces  différentes.  Je  fais  dans  ce  cal- 
cul la  part  de  l'exagération  arabe. 

Dans  tous  les  cas,  les  dattes  de  Biskra  sont  infi- 
niment supérieures  à  celles  d'Egypte  et  d'Arabie. 
Leur  saveur  est  délicieuse,  et  elles  fondent  dans 
la  bouche  comme  les  bonbons  de  Siraudin. 

Après  avoir  jeté  un  coup  d'œil  aux  mosquées 
qui  ne  présentent  que  peu  d'intérêt,  nous  allâmes 
visiter  le  vieux  Biskra,  situé  à  2  kilomètres  du  nou- 
veau, au  centre  de  l'oasis.  Il  ne  reste  pas  grand 
chose  des  remparts  et  du  fort  turc.  Sur  une  éléva- 
tion, quelques  décombres  séchés  par  le  soleil,  pa- 
reils aux  ruines  d'un  hameau  détruit  par  un  in- 
cendie :  au  pied  de  ces  décombres  ,  un  village 
arabe  ;  à  quelques  mètres  le  jardin  du  cercle  des 
officiers.  Je  regrette  que  le  cercle  des  officiers  ne 
s'occupe  pas  de  son  jardin;  avec  une  petite  dé- 
pense et  beaucoup  de  travail  on  aurait  pu  faire  de 
ce  terrain  couvert  de  palmiers  et  de  toutes  sortes 
d'arbustes  tropicaux,  un  séjour  délicieux  et  pro- 
ductif à  la  fois.  Malheureusement  le  jardin  aban- 
donné est  dans  un  état  de  délabrement  extrême  : 
des  crapauds  habitent  les  mares  formées  par  les 


261  LA  CÔTE   BARBARESQUE 

dernières  pluies ,  d'énormes  lézards  de  70  cen- 
timètres à  un  mètre  de  long,  jaunes,  hideux,  mais 
parfaitement  inoffensifs,  s'y  promènent  avec  tran- 
quillité, et  il  faut,  pour  arriver  à  une  sorte  de  hutte 
où  dort  le  gardien,  sauter  des  canaux  qui  se  sont 
déversés  faute  d'entretien. 

Le  vieux  Biskra  et  le  jardin  du  cercle  regorgent 
de  scorpions;  sous  chaque  pierre  un  peu  humide, 
sommeille,  plié  en  deux,  un  de  ces  reptiles.  Ces 
scorpions,  mesurant  jusqu'à  25  centimètres  de  lon- 
gueur, sont  d'un  gris  verdàtre.  Il  est  à  constater 
que  tous  les  animaux  du  Sahara  ont  une  teinte 
indécise  et  fausse.  La  gazelle  et  le  slough  sont  de 
la  même  couleur  grisâtre  que  le  lézard,  le  pois- 
son de  sable  et  le  scorpion. 

Nous  nous  étions  munis  de  bouteilles  pour  les 
remplir  de  scorpions,  afin  de  nous  livrer  à  un  amu- 
sement cruel,  mais  qui  avait  pour  nous  la  valeur 
d'une  expérience.  Malgré  tout  ce  qu'en  ont  dit  les 
naturalistes,  les  Arabes  et  les  colons  prétendent 
que  le  scorpion,  enfermé  dans  un  cercle  de  char- 
bons ardents,  se  pique  lui-même  quand  il  reconnaît 
l'impossibilité  de  franchir  ce  cercle.  Désirant,  de 
visu,  savoir  ce  qui  en  était,  nous  fîmes  l'expérience 
sur  un  des  plus  gros  scorpions.  L'animal  commença 
par  aller  de  l'avant,  se  brûlant  les  antennes,  puis  il 
retourna  en  arrière,  et  essaya  de  passer  de  l'autre 
côté.  Peu  à  peu  il  ralentit  d'allure,  tout  enpersévé- 


ET    LE   SAHARA.  265 


rant  dans  sa  tentative  de  franchir  le  feu  :  enfin, 
revenu  au  centre  du  cercle,  il  se  roula  dans  des  con- 
vulsions de  douleur  ou  de  rage.  Le  corps  flexible 
du  scorpion  se  tordait  dans  tous  les  sens  ,  et  sa 
queue  armée  du  dard  venimeux,  semblait  en  effet, 
piquer  sa  tète.  Dès  ce  moment  les  convulsions  di- 
minuaient et  après  quelques  légers  soubresauts,  le 
scorpion  mourait,  étendu  tout  de  son  long.  Cette 
contraction  suprême  ,  ou  la  queue  du  scorpion 
touche  la  tête,  est-elle  le  spasme  d'agonie,  ou  le 
mouvement  du  suicide  ?  Voici  ce  que  je  ne  saurais 
définir.  Peu  crédule  de  ma  nature,  je  crois  aussi 
peu  a  la  légende  qu'à  la  science.  Il  me  faut,  comme 
à  saint  Thomas,  voir,  pour  être  persuadé.  Ici,  il 
est  impossible  de  voir.  Les  mouvements  sont  spas- 
modiques  :  la  rage,  la  peur  et  la  douleur  sont  invi- 
sibles dans  les  convulsions  de  cette  créature  d'un 
ordre  inférieur.  Gomme  la  queue,  qui  s'approche 
de  la  tête  de  l'animal  et  semble  la  piquer,  est  loin 
d'être  inoffensive,  il  s'agirait,  pour  élucider  cette 
question,  d'entrer  pour  quelque  temps  dans  le  corps 
d'un  scorpion  ;  métamorphose  que  je  ne  souhaite  à 
personne,  pas  même  au  plus  voleur  des  parias  de 
Calcutta  ou  de  Benarès.  Le  capitaine  Sérémoni, 
pour  me  montrer  à  quel  point  le  scorpion  est  dan- 
gereux, prit  un  de  ceux  qui  gigotaient  encore,  le 
cassa  en  deux  avec  une  adresse  admirable,  et 
après  avoir  dépouillé  la  queue  de  ses  écailles,  me 


%6fi  LA  CÔTE   BARBA.RESQUE 

fit  voir  un  dard  gros  et  fort,  dégouttant  de  venin. 
Puis  il  me  dit  d'agacer  avec  ma  canne  un  scor- 
pion valide.  Je  sentis  des  secousses  à  la  main, 
chaque  fois  que  le  reptile,  irrité,  frappait  la  canne 
de  son  dard. 

Au  retour  clu  vieux  Biskra,  nous  rencontrons  une 
voiture,  presque  européenne,  ma  foi,  pleine  de 
femmes  Ouled-Naïls  qui  se  rendaient  en  société  au 
Hammam,  petite  localité  balnéaire,  à  quelques  kilo- 
mètres de  Biskra.  La  première  voiture  était  suivie 
d'une  autre,  bondée  de  jeunes  Arabes. 

La  civilisation  fait  des  siennes.  C'est  une  partie 
fine. 

En  attendant  le  soir  et  la  n'bitta,  nous  allons  aux 
boutiques,  avec  l'espérance  d'acheter  quelques  pro- 
duits curieux  clu  pays. 

Aux  bazars  indigènes,  on  ne  trouve  rien  que  des 
denrées  alimentaires  ;  il  faut  se  rabattre  sur  les 
marchands  français.  Chez  un  épicier,  nous  faisons 
l'acquisition  de  quatre  éventails,  deux  en  paille, 
deux  en  plumes  d'autruche,  et  d'un  lézard  em- 
paillé. C'est  tout  ce  que  produit  l'industrie  de 
Biskra. 

Après  dîner,  nous  retournons  au  quartier  des 
Ouled-Naïls.  J'avais  invité  les  officiers,  le  doc- 
teur, l'intendant,  un  major  anglais  en  mission,  tout 
Biskra  enfin.  Une  petite  cabane,  sorte  de  boyau 
étroit,  à  deux  issues,   servant   ordinairement    de 


ET    LE    SAHARA. 


267 


café,  était  déjà  prête  pour  nous  recevoir.  Les  prépa- 
ratifs d'ailleurs  n'avaient  pas  nécessité  beaucoup 
de  frais.  Les  meubles  de  l'établissement  consistent 
en  bancs  de  bois  et  en  petits  guéridons  également 
en  bois,  posés  sur  la  terre  nue.  En  notre  honneur 
les  bancs  avaient  été  rangés  le  long  des  murs,  et 
deux  estrades,  se  faisant  face,  avaient  été  posées 
au  milieu.  Murs,  terre  et  bancs  étaient  couverts  de 
tapis  ;  quelques  haillons  pendaient  aux  portes.  Dans 
un  coin  de  la  hutte  une  grande  marmite  contenait 
du  café  ;  cinq  flacons  d'absinthe  et  six  bouteilles 
de  Champagne  étaient  rangés  sur  un  guéridon.  Des 
bougies  fixées  dans  des  chandeliers  en  terre,  et 
quelques  lampions  fumeux  éclairaient  la  salle  d'une 
lumière  vacillante. 

On  nous  désigna  une  des  estrades,  en  nous  disant 
que  l'autre  était  destinée  aux  Ouled-Nails.  Les 
alentours  du  café  regorgeaient  déjà  d'Arabes,  et  il 
nous  avait*  fallu  percer  une  foule  compacte  pour 
entrer.  Mes  invités  étaient  assis  sur  l'estrade  ;  sur 
les  bancs,  des  Arabes  s'étaient  entassés  ;  d'autres 
regardaient  à  travers  la  porte. 

A  peine  étions-nous  placés  que  les  danseuses 
firent  leur  apparition.  Quinze  Ouled-Naïls  à  peu 
près,  dans  leur  costume  d'apparat,  mais  beaucoup 
moins  jolies  qu'Eltchia,  vinrent  s'incliner  devant 
nous  et  s'accroupir  sur  deux  rangs  par  terre  au 
pied  de  l'estrade  d'en  face.  Deux  femmes,  Timah 


-68  LA   CÔTE   BÀKBARESeUE 


la  Juive  et  Fatma  la  Kabile,  très  bonnes  danseuses, 
dont  les  Ouled-Naïls  avaient  réclamé  le  concours,' 
vinrent  ensuite,  suivies  de  trois  Arabes,  porteurs  de 
guitares  et  représentant  la  musique.   Un  silence 
général  succéda  à  l'entrée  de  tout  ce  monde.  Sur 
un  signe  de  l'organisateur  de  la  fête,  on  versa  le 
café  aux  invités,  de  l'absinthe  aux  femmes  et  aux 
musiciens.  Les  musiciens  se  mirent  à  jouer  un  air 
monotone,  strident,  en  s'accompagnant  de  la  voix. 
Ce  concert  dura  une  heure.   Les   Ouled-Naïls  ne 
bougeaient  pas.  Nous  bâillons  à  outrance,  pendant 
que  les  tasses  de  café  et  les  verres  d'absinthe  se 
succédaient  sans  interruption.  Enfin,  impatienté  de 
cette  fête  lugubre,  j'appelle  le  patron    de  réta- 
blissement en  lui  demandant  quand  la  n'bitta  allait 
commencer. 

L'Arabe  me  regarda  étonné. 

—  Mais  nous  l'avons...  la  n'bitta... 

—  Je  croyais  qu'on  danserait. 

-—  11  faut  que  la  musique  excite  les  danseuses. 

—  Ah!  cette  musique  les  excite...  Bon!...  mais 
quand  viendra  l'excitation? 

—  Quand  il  vous  plaira. 

—  Vraiment  !  tout  de  suite  alors  ! 

—  Comme  cela,  vous  avez  assez  entendu  la  mu- 
sique ? 

—  Je  crois  bien. 

—  Dans  un  petit  quart  d'heure.  Je  vais  leur  dire 


ET  LE   SAHAIU.  269 


que  vous  voulez  qu'elles  s'excitent  promptement. 

Il  alla  murmurer  quelque  chose  à  l'oreille  des 
principales  Ouled-Naïls  qui  se  mirent  à  hocher  la 
tête  d'un  air  mécontent. 

Les  verres  d'absinthe  devinrent  plus  fréquents, 
et  après  une  autre  demi-heure  de  musique,  une  des 
danseuses  —  la  moins  jolie  —  se  leva  et  commença 
à  tournoyer  sur  elle-même.  Cette  danse  froide,  peu 
attrayante,  dura  un  quart  d'heure.  Nous  bâillons  de 
plus  belle  et  je  fais  un  nouveau  signe  de  la  main  au 
patron. 

—  Attendez  !  me  dit-il,  les  autres  vont  saisir  le 
moment  propice,  et...  vous  verrez  ! 

Je  n'ai  rien  vu.  Les  Ouled-Naïls  exécutèrent  une 
danse  lugubre ,  tantôt  une  à  une,  tantôt  par  paire, 
au  son  de  la  même  musique  discordante.  En  vérité 
les  musiciens  arabes  sont  infatigables;  pendant  plus 
de  trois  heures,  les  mêmes  trois  guitaristes  n'ont 
discontinué  de  pincer  leur  instrument  que  pour 
s'humecter  la  gorge  avec  de  l'absinthe.  Les  dan- 
seuses sont  guindées,  licencieuses  dans  le  balance- 
ment des  hanches ,  bêtement  chastes  dans  tous  les 
autres  mouvements.  Après  avoir  trépigné  sur  la 
même  place,  chaque  Ouled-Naïl  tournoie  sur  elle 
même  en  rond  en  s'approchant  de  moi  pour  rece- 
voir son  salaire,  une  pièce  de  cinq  francs  en  or. 
Ceci  se  fait  régulièrement,  systématiquement.  Après 
les  Ouled-Naïls,  Fatma  la  Kabyle  —  une  grosse 


270  LA   CÔTE   BÀRBARESQUE 

brune  réjouie,  vêtue  d'une  chemise  bleue,  mais 
nu-jambes  et  nu-pieds  —  exécuta  une  danse  de 
caractère  avec  une  certaine  vivacité  de  gestes. 

Cependant  les  verres  d'absinthe  se  succédaient 
rapidement  :  les  yeux  des  Ouled-Naïls  brillaient 
sous  leur  triple  couche  d'antimoine,  leurs  pieds 
battaient  la  terre  d'un  mouvement  régulier.  C'était 
l'excitation  qui  venait  à  la  fin.  Deux  de  ces  femmes 
se  levèrent  soudain,  leurs  gestes  devinrent  lascifs, 
leurs  yeux  se  remplirent  de  larmes  de  convention, 
elles  tirèrent  un  mouchoir  de  couleur  et  se  mirent 
à  l'agiter  au-dessus  de  leur  tète,  en  faisant  ployer 
le  corps  avec  une  certaine  grâce.  Tout  à  coup  un 
être  hideux ,  grimaçant,  à  moitié  nu,  se  précipita 
dans  le  cercle  :  c'était  un  Aïssaoua  :  sa  chevelure 
était  inculte ,  sa  barbe  hérissée ,  ses  lèvres  écu- 
mantes.  Les  danseuses  poussèrent  un  cri  sauvage. 
L'Aïssaoua  se  tordit  en  spirale,  et...  commença  une 
danse  des  plus  obscènes.  Les  Arabes  des  banquettes 
se  levèrent  vivement  ;  un  murmure  approbateur 
parcourut  leurs  rangs  :  les  Ouled-Naïls  se  levèrent 
aussi. 

Cette  pantomime  achevée,  la  fête  était  finie  ; 
notre  présence  glaçait  les  Arabes  et  les  Ouled-Naïls 
qui  attendaient  notre  départ  pour  terminer  la  n'bitta 
par  une  orgie.  J'appelai  le  patron  pour  lui  de- 
mander l'addition.  Emplacement,  éclairage,  tapis, 
musique,  danseuses,  vin,   café  et  absinthe  ;  coût 


ET  LE    SAHARA..  271 


140  francs.  J'avais  donné  00  francs  environ  aux 
danseuses.  Pour  deux  cents  francs  j'avais  offert 
une  fête  à  plus  de  cinq  cents  personnes,  car  à  la 
fin  de  la  n'bitta,  les  Arabes  avaient  envahi  la  salle. 

Sur  le  seuil  du  café,  l'Aïssaoua  s'approcha  pour 
réclamer  son  pourboire.  Je  lui  jetai  une  pièce  de 
dix  francs,  mais  je  ne  pus  éviter  un  baiser  qu'il 
m'imprima  sur  la  main  en  recevant  l'offrande.  La 
bouche  gluante  de  cet  homme  me  donna  un  frisson 
de  dégoût  ;  le  charmeur  de  serpents  était  visqueux 
comme  un  reptile. 

A  la  porte  de  l'hôtel,  nous  primes  rendez-vous 
pour  le  lendemain  avec  tous  nos  amis  chez  Si 
Mohammed  ben-Hadji,  qui^  nous  avait  invités  à 
déjeuner  à  Sidi  Okba,  en  plein  Sahara. 


X 


Sidi  Okba.  —  L'aspect  du  Sahara.  —  Le  déjeuner  du  chcick.  — 
La  légende  de  Sidi  Okba.  —  La  mosquée.  —  Les  inscriptions^ 
—  Retour. 


A  six  heures  du  matin,  les  deux  chevaux  de 
M.  Medan ,  attelés  à  sa  voiture,  nous  attendaient 
sous  la  voûte  :  à  six  heures  et  demie  nous  étions 
dans  le  Sahara. 

Le  réveil  de  la  nature  à  l'entrée  du  Sahara  est 
plein  d'une  poésie  tranquille  et  majestueuse.  Ce 
n'est  pas,  comme  dans  les  forêts  du  Tell,  une  vie 
exubérante  qui  s'ouvre  ou  renaît  à  chacun  de  vos  pas. 
L'odorat  n'est  pas  affecté  par  l'odeur  pénétrante 
des  phalènes  en  mouvement  ;  l'oreille  n'entend  pas 
le  roucoulement  amoureux  de  la  tourterelle  sous 
les  feuilles  des  grands  arbres,  et  le  bourdonnement 
joyeux  des  insectes  se  poursuivant  dans  l'herbe  ; 
vous  ne  voyez  par  la  fleur  s'épanouir  et  trembler 
sous  la  rosée,  lentement  absorbée  par  la  guêpe  ou 
le  bourdon.  Ici,  c'est  la  terre  elle-même,  notre  mère 
la  terre,  qui  semble  s'éveiller.  Un  air  vif,  si  pur 


274         .  LA   CÔTE   RARP.ARESQUE 

qu'il  en  est  froid,  vous  enveloppe  de  tous  côtés  ; 
ce  n'est  pas  du  vent,  c'est  de  l'air,  que  paraît  sortir 
des  entrailles  de  la  terre,  avec  le  léger  brouillard 
de  vapeur  qui  flotte  sur  le  sable  noir  attendant  pour 
se  dissiper  le  premier  rayon  de  soleil.  La  vie  ani- 
male, imparfaite,  n'a  aucune  gaîté  ;  les  serpents 
rentrent  dans  leurs  trous  en  se  glissant  en  sourdine, 
les  lézards  dénoncent  leur  présence  par  une  légère 
oscillation  du  sable,  et  l'absence  d'insectes  clans 
l'air  ;ie  rend  plus  âpre,  plus  transparent.  La  géné- 
ration, les  ébats  de  l'amour  clés  infiniments  petits, 
bannis  au  loin,  semblent  laisser  le  champ  libre  aux 
infiniments  grands.  Vous  croyez  assister  au  mys- 
tère de  la  création  de  notre  planète  elle-même,  qui 
se  vivifie  à  son  propre  contact  ;  vos  yeux  saisissent 
dans  l'ondulation  presque  imperceptible  des  mame- 
lons de  sable,  comme  un  mouvement  félin,  frisson 
de  plaisir  éprouvé  par  la  terre,  heureuse  d'être 
caressée  par  l'atmosphère.  Les  derniers  et  les  plus 
humbles  représentants  de  la  végétation,  —  rose  de 
Jéricho  et  cure-dent  du  prophète  —  inclinent  len- 
tement leur  panache.  On  dirait  qu'exilés,  ils* pen- 
sent et  regrettent  une  patrie  absente.  Groupés 
mélancoliquement  sur  des  tertres  isolés,  jaunes, 
desséchés,  sans  feuilles,  ils  témoignent  par  leur 
dépérissement  de  la  puissance  du  désert.  Ils  sem- 
blent être  là  pour  avertir  le  passant,  homme  ou  bête, 
de  ne  pas  aller  plus  loin... 


ET   LE   SAHARA.  275 


La  voiture  roule  dans  un  sillon  qu'elle  a  creusé 
à  son  dernier  voyage.  Un  mois  s'est  écoulé  depuis, 
mais  le  vent  du  désert  vient  dans  cette  saison  mou- 
rir au  pied  de  l'Atlas,  et  le  sable  profond,  n'étant 
remué  par  rien,  garde  longtemps  une  empreinte. 
Pendant  trois  heures,  nous  roulons  ainsi  ;  le  paysage 
ne  change  pas  ;  puis,  peu  à  peu,  dans  le  fond,  une 
raie  noire  se  détache  à  l'horizon,  s'accentue,  sans 
toutefois  émerger.  C'est  une  des  particularités  du 
désert.  La  terre  est  tellement  plane  que  l'œil  ne 
saisit  aucune  ombre  au  loin.  Cette  raie  noire  que 
nous  voyons,  c'est  l'oasis  de  Sidi  Okba  formée  de 
50,000  palmiers  :  elle  semble  une  tache  noire  pla- 
quée sur  le  désert. 

Aux  approches  de  Sidi  Okba  quelques  ravins  creu- 
sent le  sable,  et  nous  constatons  avec  étonnement 
que  ces  ravins  ont  des  ponts. 

Les  plaisanteries  des  officiers  qui  nous  accompa- 
gnent nous  apprennent  que  parmi  ces  ponts,  il  y  en 
a  de  construction  soi-disant  romaine.  On  donne  le 
nom  de  romain  à  tout  édifice  bâti  avant  l'occupa- 
tion, l'expérience  ayant  démontré  la  profonde  incu- 
rie de  l'administration  turque  ou  indigène.  Il  faut 
avouer  que  ce  sont  les  ponts  romains  qui  présentent 
encore  le  plus  de  sécurité  aux  infortunés  voyageurs 
obligés  de  les  traverser.  L'entretien  des  routes 
dans  le  Sahara  est  confié  à  l'initiative  indigène, 
qui  ne  s'en  préoccupe  guère,  n'en  comprenant  pas 


27(3  LA   CÔTE   BARBABESQUE 

l'utilité.  Après  avoir  essuyé  nos  lazzis,  Si  Moham- 
med bel  Hadji,  chef  du  pays  que  nous  traversons, 
avoue  franchement  que  les  ponts  sont  sa  dernière 
préoccupation.  La  voiture  de  Biskra  va  tout  au 
plus  dix  fois  par  an  à  Sidi  Okba  :  quant  aux  cava- 
liers arabes,  ils  n'ont  nul  besoin  de  ponts.  Pour 
être  étrange,  l'excuse  n'en  est  pas  moins  très  plau- 
sible. 

Nous  avions,  depuis  un  quart  d'heure  déjà,  aperçu 
dans  le  lointain  une  tache  rouge  et  blanche,  immo- 
bile au  milieu  du  désert.  Nous  nous  demandions 
ce  que  ce  pouvait  être  :  un  immense  coquelicot,  un 
arbre  à  fleurs  écarlates  ?  C'était  tout  bonnement 
le  spahis,  représentant  la  France  à  Sidi  Okba,  venu 
à  notre  rencontre  sur  un  cheval  blanc.  Cet  uniforme 
rouge,  seule  couleur  éclatante  qu'on  voie  dans  ces 
parages,  produit  un  grand  effet  parmi  les  teintes 
effacées  qui  dominent  au  désert.  On  le  distingue 
de  tous  les  côtés  et  il  tranche  vivement  sur  tout  ce 
qui  l'entoure.  Sachant  cela  ,  les  spahis  tiennent 
beaucoup  à  leur  uniforme  (1). 

En  nous  apercevant,  le  spahis  lança  son  cheval 
au  galop  et  exécuta  une  fantasia  en  notre  honneur. 
Ces  cavaliers  arabes  sont  d'une  adresse  stupéfiante. 


(1)  Tout  récemment  on  a  voulu  modifier  le  costume  des  spahi», 
mais  on  a  reculé  devant  la  résistance  des  indigènes.  La  couleur 
rouge  qu'ils  ont  seuls  le  droit  d'arborer  est  la  principale  cause 
de  leur  dévouement  à  la  France. 


ET    LE   SAHARA.  27" 


Franchissant  mamelons,  ravins  et  ponts,  il  fut  bien- 
tôt à  nos  côtés  et  nous  salua  d'un  coup  de  fusil  tiré 
en  l'air. 

Le  village  de  Sidi  Okba  ne  se  distingue  en  rien 
des  autres  villages  sahariens  que  nous  avons  déjà 
vus.  La  voiture  longe  des  enclos  en  terre  glaise, 
traverse  des  mares  croupissantes  au  milieu  des 
rues  et  s'arrête  devant  'l'habitation  de  Si  Mo- 
hammed. Tout  le  village  est  en  l'air  :  l'arrivée  des 
étrangers  et  du  cheick  a  toujours  ici  l'importance 
d'un  événement.  Les  gamins  nous  poursuivent 
en  demandant  l'aumône,  les  chiens  aboient,  les 
chameaux  crient,  les  femmes  nous  désignent  du 
doigt,  les  hommes  secouent  la  tête  d'un  air  pensif. 
Sidi  Okba  est  encore  un  des  rares  coins  de  l'Al- 
gérie où  le  fanatisme  musulman  n'est  pas  soumis 
au  contrôle  européen.  Notre  présence  n'est  pas 
encore  un  fait  indéniable,  avéré.  Les  vieillards  se 
souviennent  du  temps  où  le  sol  sacré  n'avait  pas  été 
souillé  par  le  pied  d'un  infidèle  et  font  regretter 
ce  temps  aux  jeunes  gens.  La  présence  du  cheick 
nous  garantit  de  toute  insulte,  mais  il  ne  fait  pas 
bon  à  un  touriste  peu  protégé  de  se  risquer  à  Sidi 
Okba.  Beaucoup  d'Européens  sont  venus  ici  ;  tous 
étaient  recommandés  et  protégés  spécialement. 

La  maison  de  Si  Mohammed  à  Sidi  Okba,  est,  en 
petit,  ce  qu'en  grand  est  celle  de  son  père  à  Biskra. 
Entourée  de  murs  blanchis   à  la  chaux,  elle  est 

16 


218  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

vaste,  mais  peu  meublée.  Le  principal  luxe  d'un 
seigneur  arabe  consiste  en  chevaux,  en  chiens  et 
en  écuries.  Les  écuries  de  Si  Mohammed  sont  très 
belles;  il  entretient  trente  chevaux  et  ses  sloughs 
sont  renommés  dans  le  Ziban.  A  quelques  mètres 
de  son  habitation,  Si  Mahommed  nourrit  des  ga- 
zelles dans  un  enclos  de  quelques  kilomètres  carrés. 
Il  a  voulu  nous  faire  assister  au  simulacre  d'une 
chasse  à  la  gazelle.  Un  de  ses  serviteurs  tenant  deux 
sloughs  en  laisse,  nous  a  fait  pénétrer  dans  l'en- 
clos, puis  il  a  lâché  les  chiens,  Cinq  minutes  après, 
nous  vîmes  vingt  gazelles  bondir  devant  nous,  pour- 
suivies par  les  chiens.  Les  bonds  prodigieux  des 
chasseurs  et  des  chassés  nous  amusèrent  pendant 
un  quart  d'heure.  Prolongé  davantage,  ce  jeu  eût 
été  dangereux  :  les  gazelles  étaient  déjà  fatiguées 
et  les  sloughs  les  poursuivaient  de  trop  près.  A 
un  coup  de  sifflet  de  Si  Mohammed,  les  chiens 
accoururent.  Ce  sont,  en  vérité ,  de  magnifiques 
bêtes. 

Si  Mohammed  nous  donna  un  des  meilleurs  dé- 
jeuners que  j'aie  mangésen  Algérie.  G'étaitun  déjeu- 
ner à  l'arabe,  arrosé  de  vin  français  (Château-Laroze 
1860,  et  Rœderer  carte  blanche).  Le  couscoussou, 
cette  nourriture  sempiternelle  des  Arabes,  formait  le 
plat  de  résistance.  Un  poulet  coupé  menu  et  assai- 
sonné avec  du  carri  relevait  le  goût  un  peu  fade  du 
mets  national  et  le  rendait  délicieux.   Après  le 


ET   LE   SAHARA.  279 


couscoussou,  le  lefta,  morceaux  de  mouton  coupés 
très  menu ,  nageant  dans  une  sauce  fortement 
épicée  ;  des  pigeons  farcis,  un  cuissot  de  sanglier 
et  des  dattes.  Tout  cela  servi  sur  une  nappe  d'une 
blancheur  éblouissante  par  des  serviteurs  propres 
et  empressés.  Je  regrette  de  n'avoir  pas  essayé  du 
fameux  mouton  entier,  farci  et  rôti,  qu'on  mange 
avec  les  doigts  et  qui  n'est  bon  qu'à  la  condition 
d'être  dépecé,  auquel  cas,  disent  les  officiers  fran- 
çais, c'est  un  régal  des  dieux.  Le  cuisinier  de  Si 
Mohammed,  seul  capable  d'apprêter  ce  mets,  est 
malade,  et  ses  aides  ne  sauraient  le  remplacer. 
C'est  un  plat  de  grande  cérémonie  qui  nécessite 
une  certaine  science  culinaire. 

La  chaleur  déjà  suffocante  nous  retint  long- 
temps à  table  ;  nous  nous  levons  vers  deux  heures 
pour  visiter  la  ville,  et  surtout  la  mosquée,  un  des 
sanctuaires  musulmans  les  plus  vénérés...  La  ville 
n'a  rien  en  soi  qui  intéresse  :  irrégulière,  faite 
d'enclos  en  pisé,  sale  et  sombre.  Une  rue  étroite, 
avec  des  niches  des  deux  côtés,  est  connue  sous  [le 
nom  de  bazar.  Deux  ou  trois  de  ces  niches  à  peine 
sont  occupées  par  des  marchands  de  cotonnades 
de  Manchester  et  de  bonneterie  de  Paris.  Dans  les 
autres  boutiques  on  débite  des  comestibles,  princi- 
palement des  dattes. 

Le  marchand  se  tient  auprès  de  ses  dattes 
étalées  sur  une  claie  d'osier,  un  chasse-mouche  à  la 


280  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

main.  Il  agite  perpétuellement  ce  chasse-mouche, 
ce  qui  n'empêche  nullement  les  dattes  de  dispa- 
raître littéralement  sous  des  millions  de  mouches. 
Je  n'ai  nulle  part  vu  une  aussi  grande  aggloméra- 
tion de  ces  insectes.  Les  claies,  les  dattes  et  les 
chasse-mouches  eux-mêmes  en  sont  couverts. 

Après  avoir  visité  la  mosquée  de  Sidi  Okba,  ou- 
verte depuis  peu  aux  chrétiens,  je  me  suis  rendu 
compte  delà  puérilité  de  cette  envie  qui  tenait  et  qui 
tient  encore  les  voyageurs,  de  visiter  les  sanctuaires 
musulmans  fermés  aux  Européens.  Je  suis  persuadé 
que  le  jour  où  l'on  pourra  voir  la  Mecque  et  Médine, 
ne  satisfera  que  très  imparfaitement  la  curiosité  si 
ardente  de  tant  d'Anglais  touristes.  Les  mosquées 
se  ressemblent  toutes,  et  quand  on  a  visité  Sainte- 
Sophie,  la  mosquée  d'Omar,  celle  de  Mehemet-Ali 
et  d'Hassan,  il  n'y  a  guère  de  temple  musulman 
qui  vaille  la  peine  d'être  vu  au  prix  d'un  danger 
ou  d'une  fatigue  quelconque. 

La  mosquée  de  Sidi  Okba,  construite  en  maçon- 
nerie, sur  le  ton  gris  foncé  de  tous  les  monuments 
du  Sahara,  est  beaucoup  moins  vaste  que  la  plus 
petite  des  mosquées  d'Alger  ou  de  Tunis.  On  tra- 
verse une  cour,  une  galerie  affectée  aux  ablu- 
tions; on  côtoie  une  piscine  —  ménagée  pour  servir 
à  laver  les  cadavres  —  et  on  entre  clans  le  sanctuaire 
où  repose  le  saint  Sidi  Okba  ben  Nafi,  général  du 
Kalife  Moaviah,    premier    conquérant   musulman, 


ET   LE   SAHARA.  281 


sorte  de  soudard  fantasque  et  cruel.  A  l'endroit 
où  s'élève  aujourd'hui  la  mosquée  Sidi  Okba  fut 
défait  et  tué  par  les  Berbères  et  les  Romains  alliés. 
La  légende  de  Sidi  Okba  est  cl  une  férocité  inouïe  : 
la  voici  : 

«  Après  avoir  conquis  la  région  septentrionale  du 
«  Zab,  le  glorieux  Émir  Sidi  Okba  fit  égorger 
«  ceux  des  Berbères  idolâtres  qui  ne  voulurent  pas 
«  embrasser  la  vraie  foi,  à  l'exception  de  l'ancien 
«  chef  du  pays  nommé  Koçeila,  qu'il  garda  près  de 
«  lui  avec  cinq  de  ses  enfants.  Le  roi  païen  ne  voû- 
te lait  pas  abjurer  son  erreur  :  la  prudence  ordonnait 
«  cependant  à  Sidi  Okba,  entouré  de  barbares 
«  encore  insoumis,  de  garder  Koçeila  en  otage  ;  il 
«  ne  pouvait  donc  l'envoyer  à  la  mort,  et  le  cœur 
«  pieux  du  saint  émir  saignait  de  douleur.  Toute- 
ce  fois  l'aveuglement  de  l'idolâtre  souillant  le  camp 
«  des  fidèles,  il  n'y  avait  pas  de  mauvais  traite- 
«  ments  .que  l'émir  ne  fit  endurer  à  Koçeila,  pour 
«  le  mettre  dans  le  droit  chemin. 

«  Un  jour,  Sidi  Okba  appela  l'ancien  chef  du  pays 
«  et  lui  ordonna  d'écorcher  de  ses  mains  un  mouton 
«  fraîchement  abattu. 

«  —  Afin ,  dit-il ,  que  les  nouveaux  convertis 
«  voient  jusqu'où  peut  aller  l'humiliation  de  leur 
«  ancien  roi  opiniâtre  et  infidèle. 

«  Pendant  cette  besogne  répugnante  et  réputée 
«  vile  dans  le  Ziban,  Koçeila,  chaque  fois  qu'il  reti- 

16. 


282  LA   CÔTE   BAKBARESQUE 

«  mit  sa  main  sanglante  du  corps  du  mouton,  se  la 
«  passait  sur  la  barbe. 

«  —  Que  fais-tu?  demanda  Sidi  Okba. 

«  —  Gela  fait  du  bien  aux  poils  !  répondit  Koçeila. 

«  —  Tu  songes  à  te  venger. 

«  —  Non  !  car  je  suis  ton  esclave. 

c  — -  Oui  !  tu  l'es  !  mais  si  tu  te  convertis ,  je  te 
&  traiterai  bien. 

«  Koçeila  ne  répondit  pas.  Plein  de  fureur  et  em- 
«  porté  par  sa  ferveur  religieuse,  Sidi  Okba  cria  : 

«  —  Si  en  place  d'un  mouton,  je  t'ordonnais  d'é- 
«  corcher  un  de  tes  fils,  que  ferais-tu? 

«  Koçeila  répondit  : 

o  —  Ne  suis-je  pas  forcé  de  t'obéir? 

«  —  Qu'on  amène  un  des  petits  infidèles  !  ordonna 
«  l'émir. 

«  Sommé  d'écorcher  son  fils  ou  d'embrasser  l'Is- 
«  lamisme,  le  misérable  Berbère  préféra  sacrifier  la 
«  chair  de  sa  chair.  Il  accomplit  l'acte  d'abomination, 
«  et  comme  il  l'avait  fait  du  sang  du  mouton,  il  se 
«  teignit  la  barbe  du  sang  de  son  enfant!  Après  quoi 
«  il  demanda  à  l'émir  : 

«  —  Veux-tu  que  j'écorche  les  autres? 

«  Vaincu  par  son  opiniâtreté,  Sicli  Okba  se  retira 
«  sous  sa  tente.  Depuis  ce  moment,  abandonnant  la 
«  pensée  de  convertir  l'idolâtre,  il  sembla  l'avoir  ou- 
«  blié.  Koçeila,  lui,  n'oubliait  rien.  Laissé,  malgré 
«  les  conseils  des  chefs  arabes,  presque  libre  clans 


ET   LE   SAHARA.  2^3 


«  l'intérieur  du  camp  musulman,  il  noua  des  rela- 
te lions  avec  les  Berbères  insoumis,  ses  parents  et 
«  alliés,  et  réussit  à  communiquer  avec  le  comte 
c<  Julien,  chef  romain.  Les  Berbères  et  les  Romains 
«  réunis  firent  tomber  dans  une  embuscade  l'émir. 
«  Sidi  Okba  ben  Nafi  périt  glorieusement,  après 
«  avoir  tué  des  milliers  d'ennemis.  » 

Le  cercueil  de  ce  fanatique  est  recouvert  d'un 
tsabout  (châsse)  des  plus  modestes.  Un  tapis  écar- 
late  orné  d'inscriptions  arabes  brodées  en  fils  d'or, 
le  cache  aux  yeux  des  pèlerins  ;  une  petite  armoire, 
creusée  dans  le  mur  de  la  mosquée,  renferme  quel- 
ques manuscrits  qui  sont  peut-être  curieux. 

J'ignore  si  les  savants  se  sont  occupés  de  cette 
bibliothèque,  mais  je  la  signale... 

Sur  un  des  piliers  on  lit  une  inscription  arabe. 
Si  Mohammed  prétend  que  c'est  la  plus  ancienne  de 
l'Algérie,  et  me  la  traduit  en  français. 

«  Ici  repose  Sidi  Okba  ben  Nafi,  dans  la  misé- 
ricorde de  Dieu  éternel.  » 

Le  portique  à  colonnes  qui  entoure  la  mosquée 
de  Sidi  Okba  est  attenant  à  un  minaret  carré,  très 
léger,  très  svelte  et  qui  s'amincit  à  mesure  qu'il 
s'élève.  On  monte  au  minaret  par  un  escalier,  tour- 
nant autour  d'un  pilier  qui  n'est  pas  d'une  solidité 
à  toute  épreuve.  Le  tremblement  de  ce  pilier,  me 
dit  Si  Mohammed,  attribué  à  un  miracle,  fait  de 
la  mosquée  un  lieu  de  pèlerinage. 


2<S4  LA   CÔTE   BÀRBARESQUE 

Effectivement  plus  on  avance  dans  l'ascension, 
plus  on  voit  de  noms  écrits  en  arabe  sur  les  murs, 
sur  le  pilier,  sur  les  colonnettes  du  minaret.  A  côté 
de  ces  témoignages  de  la  piété  musulmane,  d'autres 
noms,  dont  la  présence  a  le  privilège  de  m'exas- 
pérer,  s'étalent  à  tous  les  coins  du  sanctuaire  :  Du- 
rand, Dufour,  Dulac,  Smith,  Smithson  et  Paterson. 

J'admire  le  mobile  qui  a  poussé  le  chef  de  la 
Ilpae  légion  romaine  ou  d'un  régiment  de  ligne 
français  à  perpétuer  la  gloire  de  leur  pays  par  une 
inscription  sur  le  roc  de  la  Bouche  du  Sahara  ou 
sur  un  pylône  du  temple  d'Eléphantine;  je  com- 
prends la  femme  de  l'empereur  Adrien,  venant 
admirer  le  colosse  de  Ramsès  Meïamoun,  et,  après 
avoir  comparé  sa  grandeur  présente  à  cette  grandeur 
écoulée,  je  comprends  qu'elle  ait  voulu  qu'une  ins- 
cription garde  le  souvenir  de  cette  visite  du  présent 
au  passé.  J'excuse  lord  Byron  gravant  son  nom 
sur  une  colonne  de  l'acropole,  lord  Byron  était 
quelqu'un.  Mais  qu'un  marchand  de  coton,  un 
viveur  parisien  ou  un  lord  obscur  s'amusent  à  pro- 
faner les  monuments  de  la  plus  haute  antiquité  par 
le  griffonnage,  sur  des  murs  centenaires,  de  leurs 
noms  grotesques,  voici  ce  que  je  ne  comprends  pas 
et  ne  comprendrai  jamais.  C'est  pour  ne  pas  me 
trouver  confondu  avec  un  tas  d'imbéciles,  que  je  ne 
m'amuserai  certes  pas  à  apprendre  aux  populations 
à  venir  que  je  suis  allé  à  Thèbes,  aux  Pyramides 


ET   LE   SAHARA.  285 


et  à  Jérusalem.  Les  gens  de  peu  de  notoriété  sont 
cependant  possédés  de  cette  ambition  à  un  point 
tel,  qu'il  est  complètement  inutile  de  leur  en  faire 
comprendre  la  puérilité. 

Je  suis  allé  aux  Grandes  Pyramides  en  compa- 
gnie d'un  monsieur  dont  j'avais  fait  connaissance  à 
l'hôtel.  Ce  monsieur,  d'ailleurs  très  bien  élevé, 
n'avait  jamais  eu,  en  cinquante  années  d'existence, 
l'occasion  de  commettre  une  action,  bonne  ou  mau- 
vaise, assez  retentissante  pour  que  le  monde  se 
doutât  de  son  existence.  De  plus  il  portait  un  nom 
très  répandu  dans  son  pays,  quelque  chose  comme 
Durand.  Je  prie  le  lecteur  de  croire  que  ce  n'est 
pas  «  Durand  x>  qu'il  s'appelait. 

Après  avoir,  sous  un  soleil  d'enfer,  contemplé  les 
Pyramides,  le  Sphinx  et  le  temple,  nous  nous  ren- 
dîmes au  pavillon  de  l'impératrice  Eugénie  où  on 
nous  avait  apprêté  à  déjeuner.  Il  était  deux  heures, 
la  chaleur  était  à  son  apogée.  Le  soleil  se  couchant 
à  cinq  heures,  et  de  récentes  pluies  ayant  détérioré 
la  route,  nous  convînmes  de  partir  aussitôt  après 
déjeuner  pour  retourner  avant  la  nuit  au  Caire.  Or, 
M.  Durand,  après  avoir  mangé  avec  promptitude, 
disparut  tout  à  coup.  A  trois  heures  et  demie  il 
n'était  pas  de  retour.  J'allai  à  sa  recherche  et  je  le 
trouvai,  couché  dans  le  sable  au  pied  de  la  Pyra- 
mide de  Gheops,  la  tête  exposée  aux  rayons  du 
soleil,  suant  comme  un  bœuf,  occupé  à  graver  avec 


286  LA   CÔTE  BAHBARESQUE 

un  clou  son  nom  sur  une  pierre  de  la  Pyramide.  Il 
avait  déjà  réussi  à  graver  D.  U.  et  la  moitié  d'un  R. 

—  On  vous  attend,  criai-je,  nous  sommes  en  re- 
tard. 

Il  se  releva.  Sa  face  était  rouge,  gonflée. 

—  Je  finis  dans  une  petite  demi-heure,  dit-il. 

—  Impossible  !  Vous  savez  que  la  route  est,  de 
nuit,  impraticable. 

—  Eh  bien  !  laissez-moi  ici  !  je  trouverai  un 
banc  au  pavillon...  A  la  rigueur,  je  coucherai  dans 
le  sable. 

Je  le  regardai,  stupéfait. 

—  A  quel  propos?  demandai-je. 

—  Vous  ne  voyez  donc  pas  ce  que  je  fais  ? 

—  Si  !  vous  gravez  votre  nom  sur  la  Grande 
Pyramide. 

—  Eh  bien  ! 

—  Et  c'est  pour  cela  ? 

Il  m'interrompit. 

—  Je  ne  reviendrai  probablement  jamais  en 
Egypte,  je  n'y  tiens  d'ailleurs  pas...  Damné  soleil  ! 
ajouta-t-il  en  s'épongeant  le  visage. 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  le  raisonner. 

—  Quel  avantage  voyez-vous  à  avoir  votre  nom 
sur  la  Pyramide  ?  Croyez-vous,  par  là,  augmenter 
sa  valeur  artistique  ? 

—  Non! 

—  Croyez-vous  rendre  célèbre  votre  nom  ? 


ET    LE   SAHARA.  287 


Il  réfléchit. 

—  Non!  dit-il  enfin.  Si  j'étais  J-B.  Durand, 
le  peintre,  ou  Durand  (du  Calvados)  le  député...  je 
ne  dis  pas...  Mais  je  ne  suis  rien  de  tout  cela. 

Voyant  ce  qui  en  était,  je  descendis  d'un  pas  dans 
la  puérilité  humaine. 

—  Vous  voulez  peut-être  qu'un  jour  votre  fils, 
voyageant  en  Egypte,  sache  que  son  père  y  a  été  ? 

—  Je  n'ai  pas  d'enfants  ! 

—  Un  neveu  peut-être,  un  parent,  un  allié  ? 

—  Non. 

—  Mais  alors  ! 

—  Il  me  sera  agréable  de  me  dire,  quand  je  serai 
à  Paris,  assis  tranquillement  dans  ma  salle  à  man- 
ger :  «  Moi  aussi  j'ai  été  aux  Pyramides  et  mon  nom 
y  est  gravé.  » 

Ce  moi  aussi,  me  rappelle  le  livre  des  voyageurs 
de  l'auberge  située  au  sommet  du  mont  Genis,  assez 
fréquentée  avant  le  percement  du  tunnel,  où  j'ai  copié 
la  phrase  suivante,  dont  je  garantis  l'orthographe  : 

«  Et  moua  auci  jème  la  natur. 

«  Prince  Pougavitzine.  » 

Quatre  fautes  d'orthographe  et  deux  mensonges. 
Rien  n'est  affreux  comme  le  sommet  du  mont  Cenis, 
et  on  pourrait  faire  dix  fois  le  tour  de  la  Russie 
sans  rencontrer  un  Pougavitzine  qui  ait  droit  au 
titre  de  prince. 


288  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

Je  vois  que  ma  haine  des  touristes  qui  souil- 
lent de  leurs  noms  les  monuments  historiques,  m'a 
entraîné  à  une  trop  longue  disgression  et  je  re- 
prends pour  quelques  lignes  mon  récit  interrompu. 

Du  haut  du  minaret  de  la  mosquée  de  Sidi  Okba 
on  jouit  d'un  beau  point  de  vue.  Le  regard,  après 
avoir  franchi  l'oasis  de  palmiers,  découvre  le  désert, 
qui  s'étend  à  perte  de  vue,  zébré  comme  une  peau 
de  panthère  par  les  oasis  de  Ghatma,  Sidi  Khalil 
etBiskra.  Le  soleil  descend  lentement,  mais  l'heure 
est  avancée  et  Si  Mohammed  nous  presse  de  partir. 
Notre  voiture  est  poursuivie  longtemps  par  les  cris 
des  gamins  qui  nous  demandent  des  sous.  Puis, 
nous  entendons  le  muezzin  appeler  à  la  prière 
les  habitants  de  Sidi  Okba  :  la  voix  du  muezzin 
nous  arrive  claire  et  nette,  grâce  à  la  pureté  de 
l'air  :  le  silence  du  désert,  plus  profond  au  cou- 
cher du  soleil,  nous  enveloppe  de  tous  côtés. 

Cependant  le  jour  finit  :  le  sable  noircit  à  me- 
sure que  la  nuit  approche;  en  revanche  les  mon- 
tagnes de  l'Aurès  qu'on  aperçoit  devant  Biskra,  se 
colorent  en  rouge.  Le  silence  devient  sépulcral.  Le 
sommeil  de  la  nature  au  Sahara  ressemble  à  la 
mort.  Dans  nos  climats,  la  nuit  est  mélancolique  ; 
ici,  elle  est  lugubre. 

Nous  faisons  notre  dernière  heure  de  voyage 
dans  une  obscurité  noire,  et  c'est  à  tâtons  que  nous 
nous  serrons  les  mains  pour  nous  séparer  à  jamais 


ET   LE   SAHARA. 


peut-être,  malgré   le  mot,   «  à  revoir  »  que  nous 
prononçons  tous  les  six. 

A  revoir,  vous  aussi,  cher  lecteur,  à  un  autre 
volume,  si  toutefois  celui-ci  a  trouvé  grâce  à  vos 
yeux. 

Nota.  On  trouvera  en  tournant  la  page  un  chapitre  com- 
plétant ce  volume  au  point  de  vue  pratique. 


17 


XI 

Aperçu  pratique  du  voyage. 

La  façon  la  plus  directe  de  se  rendre  à  Biskra 
et  Sidi  Okba,  c'est  de  s'embarquer  à  Marseille  pour 
Stora.  De  Paris  à  Stora,  il  faut  quatre  jours  :  De 
Stora  à  Biskra  —  si  on  ne  s'arrête  nulle  part  — 
deux  jours.  On  peut  donc  se  rendre  à  Biskra  en 
six  jours.  Toutefois  pour  visiter  le  pays,  en  voya- 
geant sans  se  presser,  mais  rapidement,  il  faut  em- 
ployer un  mois,—  via  Marseille,  Tunis,  Constantine. 
J'ai  choisi  un  tout  autre  chemin.  Mon  voyage  a  duré 
trois  mois,  et  je  recommande  mon  itinéraire  aux 
touristes  qui  sont  maîtres  de  leur  temps. 

Parti  au  commencement  de  septembre,  je  me  suis 
arrêté,  pendant  les  derniers  beaux  jours  de,  l'au- 
tomne, à  Bade,  Stuttgard,  Augsburg,  Munich  et 
Inspruck.  D'Inspruck,  j'ai  traversé  le  Tyrol  jusqu'à 
Riva  sur  le  lac  de  Garde,  où  je  me  suis  embarqué 
pour  Peschiera.  J'étais  à  Venise  au  commencement 
f  octobre.  Après  avoir  longé  l'Adriatique  (Ancône, 


292  LA   CÔTE   BÂRBARESQUE 

Bari,  Tarente,  Reggio),;  j'ai  pénétré  en  Sicile  par 
Messine  et  touché  Gatane  et  Syracuse.  Là  je  me 
suis  embarqué  pour  Malte  ;  de  Malte  à  Tunis,  il 
n'y  a  qu'un  pas,  vivement  franchi  par  un  temps 
calme,  très  difficile  pendant  la  mauvaise  saison, 
d'autant  plus  que  les  .bateaux  qui  font  le  service, 

—  compagnie  anglaise,  Langsfîeld,  compagnie  ita- 
lienne Robattino,  —  laissent  beaucoup  à  désirer. 

Ces  bateaux  partent  de  Malte  une  fois  par  semaine 

—  tous  deux  le  même  jour  —  font  escale  à  Tripoli 
et  à  Gagliari,  et  touchent  Tunis.  Il  s'agit  de  les  pren- 
dre par  n'importe  quel  temps  si  on  ne  veut  pas  se 
résigner  à  attendre  huit  jours  dans  une  île  qui  pré- 
sente fort  peu  d'intérêt. 

Quoique  nous  ayons  eu  la  malechance  de  nous 
embarquer  par  une  mer  détestable,  ce  qui  nous  a 
valu  l'ennui  de  faire  en  48  heures  une  .traversée  qui 
en  nécessite  ordinairement  20,  je  recommande  à 
mes  lecteurs  de  voyager  en  octobre.  La  chaleur 
devient  en  ce  moment  fort  supportable  en  Afrique, 
et  la  mer  est  rarement  agitée.  Notre  traversée 
finie,  nous  sommes  restés,  pendant  tout  le  mois 
d'octobre  et  une  partie  de  novembre,  au  bord  de  la 
Méditerranée,  et  nous  l'avons  toujours  vue  calme 
et  unie.  Ce  n'est  que  vers  la  fin  de  novembre  que 
les  vents  commencent  à  souffler  régulièrement. 

Je  recommande  aussi  aux  voyageurs  sur  la  Mé- 
diterranée, de  prendre  les  bateaux  des  Messageries 


ET    LE   SAHARA.  293 


Nationales  et  du  Lloyd  autrichien ,  de  préférence 
aux  autres.  Ces  deux  compagnies  se  valent  à  mon 
avis;  je  préfère  cependant  les  Messageries  pour 
les  longues  traversées,  les  bateaux  étant  plus  grands 
et  mieux  installés;  le  Lloyd,  en  revanche,  est  plus 
agréable  pour  les  trajets  de  vingt-quatre  heures. 
Une  courtoisie  extrême  dans  les  rapports  entre 
officiers  et  passagers  règne  à  bord  de  ces  excellents 
navires.  On  y  est  mieux  traité  que  sur  les  vapeurs 
français.  Malheureusement  le  Lloyd  et  les  Messa- 
geries ne  desservent  pas  tous  les  ports  delà  Médi- 
terranée. Si  on  se  trouve  dans  un  de  ces  ports  (tels 
que  Tunis,  Boneou  Tanger),  on  fera  bien  d'attendre 
un  navire  français  (O  Valéry,  Freycinet),  de  se 
défier  des  navires  italiens  (Robattino,  Florio)  pour 
la  plupart  sales  et  mal  tenus,  d'éviter  les  navires 
anglais,  tous  petits  et  avariés  (les  grandes  lignes 
anglaises  ne  touchent  qu'Alexandrie  et  Port  Saïd), 
et  de  fuir  comme  la  peste  les  bateaux  espagnols, 
turcs,  ou  égyptiens.  Non  seulement  le  confort  y 
est  inconnu,  mais  encore  la  vie  des  passagers  y 
court  les  plus  grands  risques,  grâce  à  l'incurie  des 
armateurs  et  à  l'incapacité  des  marins.  Je  me  suis 
embarqué  plus  de  trente  fois  et  par  tous  les  temps, 
et  je  me  crois  assez  éclairé  pour  faire  la  compa- 
raison. 

Les  meilleurs  bateaux  à  vapeur  sur  lesquels  j'ai 
navigué  sont  :  la  Provence  et  le  Moeris  (Messa- 


291  LA   CÔTE   BARBARESQUE 

geries)  YAppollo  et  ÏUrano  (Lloyd).  Je  n'en  dirai 
pas  autant  de  la  Seyne  ou  du  Scamandre  (Messa- 
geries). 

Les  bateaux  Valéry,  rouleurs  au  possible,  sont 
étroits  et  assez  mal  aménagés.  Cependant  ils  vont 
vite,  et  c'est  encore  ce  qu'il  y  a  de  mieux  parmi  les 
compagnies  de  second  ordre.  La  compagnie  anglaise 
«  Peninsular  »  possède  quelques  beaux  navires  qui 
font  le  service  de  Brindisi  à  Alexandrie  et  Port 
Saïd,  mais  je  leur  préfère  les  grands  navires  des 
Messageries.  Beaucoup  d'Anglais  sont  démon  avis. 

Je  me  suis  étendu  longuement  sur  ce  sujet, 
car  je  sais  par  expérience  que  les  longues  traver- 
sées effraient  les  voyageurs.  L'itinéraire  que  j'ai 
indiqué  au  commencement  de  ce  chapitre  a  cela 
de  bon,  qu'il  évite  la  mer  à  ceux  qui  la  craignent. 
De  Syracuse  à  Malte,  on  met  huit  heures  ;  de  Malte 
à  Tunis,  dix-huit;  de  Marseille  à  Tunis,  il  faut 
cinq  jours. 

Le  voyage  de  Tunis,  par  le  Tyrol,  l'Italie  et  la 
Sicile,  sans  présenter  ni  fatigues  ni  dangers,  coûte 
relativement  peu  de  chose  :  en  première  classe, 
1 ,000  francs  tout  au  plus  (chemin  de  fer,  bagages 
et  bateaux  à  vapeur).  Lentement,  à  petits  trajets, 
et  s'arrêtant  dans  les  villes  pour  rattraper  l'argent 
du  chemin  de  fer,  on  peut  l'exécuter  en  un  mois, 
ne  dépensant  guère  plus  de  trente  francs  par  jour, 
et  sans  se  priver  de  rien.  Nous  n'avons  jamais, 


ET   LE   SAHARA.  295 


à  trois,  —  ma  femme,  la  femme  de  chambre  et 
moi  —  dépensé  plus  de  5,000  francs  par  mois  et 
nous  voyagions  sans  compter,  prenant  partout  des 
voitures,  des  appartements,  et  des  cicérones  ou 
guides. 

Puisque  nous  sommes  sur  ce  chapitre,  je  ne 
saurais  trop  prémunir  les  voyageurs  contre  ces 
gens  qu'on  appelle,  en  Europe, "guides,  domestiques 
de  place  ou  cicérones,  en  Asie  et  en  Afrique,  drog- 
mans  ou  interprètes.  C'est  la  plaie  des  hôtels. 

Pour  la  plupart  ignorants  et  présomptueux, 
ayant  appris  par  cœur  une  leçon  qu'ils  débitent 
machinalement,  rapaces  et  voleurs,  ils  végètent 
dans  les  sous-sols  des  hôtels,  d'où. ils  se  précipi- 
tent sur  les  malheureux  étrangers  nouvellement 
débarqués.  Pour  s'emparer  de  vous,  ils  emploient 
tous  les  moyens,  depuis  les  plus  viles  supplications 
jusqu'aux  invectives.  Si  vous  avez  le  malheur  de 
vous  laisser  fléchir,  vous  êtes  perdu.  Vous  ne 
pouvez  plus  entrer  dans  un  magasin,  sans  voir  votre 
guide  cligner  des  yeux  pour  inviter  le  marchand 
à  mettre  à  haut  prix  l'objet  convoité,  afin  de  rece- 
voir sa  remise.  Si  vous  allez  visiter  un  musée,  une 
église,  ou  une  mosquée,  il  est  là,  vous  regardant 
dans  la  main,  pour  voir  le  pourboire  que  vous 
donnez,  faisant  signe  au  concierge,  au  gardien,  qui 
après  vous  avoir  montré  quelque  coin  sombre  de 
l'édifice,    exige  un    nouvel  impôt,    partagé  après 


296  LA.   CÔTE   BÀRBARESQUE 

coup,  avec  votre  persécuteur.  Et  ne  vous  avisez 
pas,  si  vous  avez  pris  un  guide,  de  le  quitter  après 
quelques  jours  de  séjour  dans  une  ville  ;  vous  vous 
en  faites  un  ennemi  mortel.  Il  a  jeté  son  dévolu 
sur  vous  :  tant  que  vous  êtes  à  l'hôtel  vous  lui  ap- 
partenez. Que  vous  ayez  tout  vu,  tout  acheté,  vous 
lui  devez  quand  même  ses  six  ou  sept  francs  par 
jour. 

Ne  comprenant  pas  un  mot  de  turc,  j'étais  tout  à 
fait  dépaysé  à  Smyrne.  J'engageai  à  l'hôtel  un  inter- 
prète. Pendant  trois  jours,  je  me  suis  promené  avec 
lui  dans  tous  les  bazars.  Mais,  ayant  pris  langue, 
ennuyé  d'ailleurs  de  sa  façon  d'être  —  mon  inter- 
prète m'accompagnait  chez  les  marchands  qui  me 
faisaient  des  prix  ridicules,  —je  le  congédiai  le  qua- 
trième jour,  en  lui  faisant  observer  que  je  con- 
naissais la  valeur  des  objets. 

—  Voici  vos  trois  jours,  dis-je,  en  lui  donnant 
vingt  francs...  Je  n'ai  plus  besoin  de  vous. 

—  Monsieur  le  prince  ne  partira  que  demain,  me 
répondit-il. 

—  Je  ne  pars  pas...  Je  reste  quinze  jours  à 
Smyrne. 

—  Ah!  mais  alors... 

Il  me  regarda  d'un  air  rébarbatif.  Je  répétai: 

—  Je  n'ai  plus  besoin  de  vous  ! 

—  Vraiment?  et  que  ferai-je  pendant  ce  temps? 

—  Ce  que    vous  voudrez! 


ET   LE   SAHARA.  297 


—  Mais,  vous  m'avez  engagé  en  qualité  d'inter- 
prète, j'aurais  pu  rencontrer  un  autre  voyageur 

C'était  absolument  faux.  Il  n'y  avait  à  ce  mo- 
ment que  moi  de  voyageur  à  l'hôtel.  Je  l'inter- 
rompis... 

—  Prenez  votre  argent  et  laissez-moi  tranquille  ! 
Il  s'éloigna  en  grommelant.  A  quelque   temps  de 

là  je  fis  mes  acquisitions  au  tiers  du  prix  demandé. 
Le  jour  où  je  reçus  mes  emplettes,  j'entendis  la 
voix  de  cet  homme  dire  distinctement  à  l'office  : 

—  Avez-vous  vu  cette  canaille  de  prince  !  Il  a 
fait  ses  emplettes.  Et  ça  s'appelle  un  voyageur  de 
distinction  ! 

Celte  rapacité  est  doublée  chez  les  cicérones  par 
une  insuffisance  absolue.  Ils  ne  montrent  dans  les 
villes  que  les  curiosités  à  la  portée  de  tout  le 
monde,  n'ayant  ni  relations,  ni  entregent,  connus 
et  méprisés  qu'ils  sont  parmi  leurs  concitoyens. 

J'ai  souvent  employé  des  guides  et  je  n'en  ai 
rencontré  qu'un  de  scrupuleusement  honnête ,  c'est 
le  petit  Israélite  de  Tunis,  Nataf.  Aussi  ne  savait-il 
pas  grand' chose  de  son  métier.  Cependant,  je  ne 
désespère  pas  de  lui  ;  il  est  jeune,  il  se  formera. 
Aujourd'hui,  j'en  suis  arrivé  à  me  passer  absolu- 
ment de  ces  parasites.  Les  livres-guides  (Joanne, 
Bedecker,  etc.)  donnent  des  indications  minu- 
tieuses, les  cochers  des  voitures  de  place  connais- 
sent partout  leur  métier,  et  tous  les  musées,  gale- 


298  LA    CÔTE   BARBARESQUE 

ries  de  tableaux  et  collections,  sont  catalogués  et 
numérotés.  Dans  les  pays  d'Orient,  vous  trouvez 
parmi  les  Européens  des  cicérones  de  bonne  vo- 
lonté. A  la  rigueur,  on  peut  louer  un  domestique 
indigène,  qui,. sans  avoir  de  prétention  au  titre  de 
drogman,  vous  rend  absolument  les  mêmes  ser- 
vices. 

D'ailleurs,  rien  de  plus  amusant,  à  mon  avis,, 
que  d'errer  à  l'aventure  dans  une  ville  inconnue. 
Le  plaisir  que  l'on  éprouve  à  s'orienter  soi-même, 
compense  largement  la  fatigue  éprouvée.  Cette  fa- 
tigue est  d'ailleurs  facile  à  éluder.  Les  concierges 
de  tous  les  hôtels  sont  polyglottes,  car  on  exige 
du  concierge  d'un  hôtel  bien  tenu  la  connaissance 
d'au  moins  deux  langues,  sans  compter  celle  du 
pays.  Ces  concierges  se  chargent  toujours  avec  plai- 
sir, en  prévision  d'un  pourboire,  devenu  obliga- 
toire au  moment  du  départ,  de  vous  donner  toutes 
les  indications  nécessaires  ou  de  traduire  vos  ins- 
tructions aux  cochers  des  voitures  publiques.  Ceux 
qui  veulent  voyager  très  grandement  peuvent  se 
faire  accompagner  par  un  courrier,  mais  riches  et 
pauvres  feront  bien  de  se  défier  des  guides  d'hôtel. 

A  partir  de  Bologne,  on  quitte  la  région  visitée 
habituellement  par  les  touristes  à  l'eau  de  rose. 
Sur  le  littoral  de  l'Adriatique,  on  ne  rencontre  plus 
de  ces  hôtels  bâtis  sur  le  modèle  suisse,  avec  table 
d'hôte,  salons,  cabinets  de  lecture,  appartements, 


ET    LE    SAHARA.  299 


restaurants  et  prix  affichés  dans  les  chambres. 
Il  s'agit  de  bien  dîner  à  l'hôtel  Brun,  car  on  ne 
mangera  plus  jusqu'à  Malte  que  des  ragoûts  sans 
nom.  Il  est  prudent  de  se  faire  faire  un  panier  de 
provisions  (pain,  beurre,  mortadelle,  sardines).  On 
trouve  tout  cela  excellent  chez  les  frères  Zappoli, 
à  deux  pas  de  l'hôtel  Brun.  Le  trajet  de  Bologne  à 
Ancône  se  fait  en  huit  heures  ;  Ancône  est  déjà  un 
pays  perdu  :  l'hôtel  est  mal  tenu,  sale,  délabré  ; 
la  nourriture  mauvaise.  Il  est  raisonnable  de  faire 
ses  prix  à  l'avance,  à  n'importe  quel  hôtel  (fut-ce 
le  Grand  Hôtel)  mais  cette  précaution  devient  in- 
dispensable dans  les  pays  peu  fréquentés.  Si  vous 
demandez  un  appartement  dans  un  hôtel  de  l'Adria- 
tique ou  de  la  Sicile,  et  si  vous  vous  faites  servir 
chez  vous,  on  vous  donnera  des  chambres  énormes, 
démeublées,  avec  des  lits  à  ressorts,  on  vous  ser- 
vira une  nourriture  nauséabonde  et  on  vous  pren- 
dra plus  cher  que  dans  le  meilleur  hôtel  de  Rome 
ou  de  Milan.  En  faisant  votre  prix,  vous  serez  tout 
aussi  mal  servi,  mais  vous  paierez  moins.  A  Bari, 
où  je  n'ai  pas  fait  mon  prix,  j'ai  payé  quelque  chose 
comme  cent  francs  par  jour,  pour  être  logé  et 
nourri  absolument  de  la  même  façon  qu'à  Catane, 
où  j'ai  traité  pour  trente  francs.  En  général,  la  vie 
n'est  pas  chère  dans  cette  partie  de  l'Italie ,  mais 
le  voyageur  est  indignement  exploité ,  s'il  ne  se 
défend  pas. 


300  LA    CÔTE   BARBARESQUE 

Entre  Ancône  et  Bari,  on  peut  dîner,  tant  bien 
que  mal,  au  buffet  de  Foggia,  mais  une  fois  engagé 
dans  les  Galabres,  on  risque  de  mourir  d'inanition 
si  on  n'a  pas  emporté  de  provisions.  Sur  un  trajet 
de  28  heures  à  peu  près,  il  n'y  a  ni  buffet,  ni  buvette, 
excepté  à  Tarente,  où  la  cabane  qui  sert  à  abriter  le 
restaurant  est  d'une  saleté  tellement  révoltante, 
qu'il  est  impossible  d'y  rester  cinq  minutes.  Les 
hôtels  de  Reggio,  de  Messine,  de  Catane  et  de  Sy- 
racuse fatiguent  plutôt  qu'ils  ne  reposent  le  voya- 
geur. Dans  ces  pays  on  est  heureux  dehors,  et  on 
souffre  dès  qu'on  monte  chez  soi.  Courants  d'air, 
saleté,  vermine  :  pas  de  tapis,  des  lits  durs,  des 
meubles  disloqués.  Nous  nous  sommes  trouvés  si 
fatigués  de  nos  pérégrinations  à  travers  les  mau- 
vais hôtels,  que  nous  nous  sommes  arrêtés  trois 
jours  à  Aci  Réale,  —  petite  station  balnéaire  entre 
Messine  et  Catane,  —  rien  que  parce  qu'on  nous 
avait  dit  qu'il  y  avait  là  un  bon  hôtel.  En  effet, 
l'hôtel  d'Aci  Réale  est  le  meilleur  établissement  de 
ce  genre  sur  toute  la  côte  orientale  de  l'Italie.  Amé- 
nagé à  l'instar  des  hôtels  européens,  avec  tapis, 
meubles,  et  accessoires,  il  a  été  construit  par  un 
original,  le  baron  de...  qui  a  voulu  doter  son  pays 
d'un  bon  hôtel.  Les  voyageurs  sont  rares  à  Aci 
Réale,  —  nous  étions  seuls  à  l'hôtel  pendant  les 
quatre  jours  que  nous  y  avons  passés,  — l'entretien 
de  cet  établissement  destiné  à  rehausser  Aci  Réale 


ET   LE    SAHARA.  301 


aux  yeux  de  l'Europe,  coûte  au  susdit  baron  des 
sommes  incalculables... 

Le  manque  de  confort  est  tel  qu'on  quitte  la  Sicile 
avec  plaisir,  surtout  pour  se  rendre  à  Malte  où  la 
présence  des  Anglais  fait  espérer  une  compensation. 
Sans  être  extraordinairement  bon,  l'hôtel  de  Malte 
(Impérial)  est  habitable,  à  raison  de  20  francs  par 
personne  et  par  jour,  et  de  10  francs  pour  les  domes- 
tiques. L'hôtel  Bertrand  de  Tunis  est  un  des  meil- 
leurs de  la  côte  Africaine.  Le  cuisinier  de  l'hôtel, 
ancien  employé  de  la  maison  Potel  et  Chabot,  cui- 
sine délicieusement,  et  si  les  appartements  ne  sont 
pas  luxueux,  ils  sont  au  moins  propres  et  bien  te- 
nus. Quant  au  bon  marché,  il  est  fabuleux.  Nous 
avons  habité  l'hôtel  pendant  dix  jours.  Deux  maîtres, 
un  domestique,  salon,  trois  chambres,  voitures,  dé- 
jeuner, dîner,  vin  à  discrétion,  café,  cognac  :  tous 
les  jours,  gibier,  poisson:  quatre  cents  francs.  Je 
garde  la  note  comme  une  curiosité.  La  vie  est 
aussi  à  très  bon  marché  dans  les  petites  villes 
d'Algérie  ;  la  pension ,  en  usage  pour  les  voya- 
geurs de  passage,  comme  pour  les  clients,  est  de 
7  fr.  50  c.  par  jour  (indistinctement,  maîtres  et  do- 
mestiques) :  mais  on  est  mal  couché,  mal  logé,  mal 
couvert,  et  le  moindre  extra  augmente  la  note  dans 
des  proportions  inquiétantes.  A  Gonstantine,  l'hôtel 
de  Paris  est  bien  tenu  ;  les  prix,  sans  être  bas,  sont 
raisonnables  :  les  hôtels  d'Alger  sont  détestables,  et 

18 


302  LA   CÔTE   BARHARESQUE 

les  prix  exorbitants.  On  y  achète  fort  cher  un 
confort  incomplet.  Les  hôtels  de  Bône,  Philippeville, 
sont  mauvais ,  ceux  de  Batna,  Elkantra,  Biskra . 
Sétif  ressemblent  aux  auberges  de  rouliers.  11  y  a 
à  Palestro,  un  petit  hôtel  assez  propret. 

Toutefois  le  voyage  en  Afrique  est  peu  dispen- 
dieux, et  si  un  touriste  peut  aller  de  Paris  à  Tunis, 
sans  dépenser  plus  de  30  francs  par  jour,  en  Algé- 
rie, il  est  impossible  au  plus  prodigue  de  dépenser 
15  francs  par  jour. 

On  communique  entre  les  villes  d'Algérie  au 
moyen  de  diligences  qui  transportent  à  bon  mar- 
ché; il  est  vrai  qu'elles  sont  'détestables  ;  c'est  un 
véritable  supplice  que  d'y  faire  un  long  trajet.  A 
Bône ,  Constantine ,  Alger  et  Oran  et  à  l'hôtel  Mé- 
darc  de  Biskra,  on  peut  facilement  louer  des  voitures 
à  trois  ou  quatre  chevaux,  qui,  pour  le  prix  relati- 
vement minime  de  30  à  40  francs  par  jour,  vous 
promènent  sur  tous  les  chemins.  Néanmoins  on  ne 
saurait  emporter  qu'un  très  mince  bagage,  les  voi- 
tures étant  pour  la  plupart  petites  et  découvertes. 
En  voyageant  à  deux  et  réunissant  deux  bourses, 
je  crois  cependant  que  c'est  le  moyen  le  plus 
agréable  de  parcourir  l'Algérie. 

Il  est  tout  à  fait  inutile  d'emporter  des  armes  ; 
la  sécurité  est  partout  très  grande.  L'indigène  le 
moins  scrupuleux,  qui  assassinerait  facilement  un 
juif  ou  un  de  ses  coreligionnaires,  respectera  un  Eu- 


ET  LE   SAHARA.  303 


ropéen.  Au  cas  d'une  révolte,  les  armes  seraient 
tout  aussi  inutiles,  car  on  ne  pourrait  s'en  servir 
contre  toute  une  population.  Le  trajet  de  Biskra 
à  Touggourt  se  fait  à  cheval  ;  il  faut  être  accom- 
pagné par  une  escorte.  Ce  voyage,  ainsi  que  toute 
excursion  un  peu  longue  dans  le  Sahara,  ne  sau- 
rait être  entrepris  sans  la  protection  des  autorités 
françaises. 

En  voyageant  en  Algérie  et  à  Tunis,  pendant  les 
mois  d'octobre,  novembre,  décembre,  il  faut  prendre 
des  précautions  contre  la  chaleur  et  le  froid.  Les 
ombrelles,  les  voiles  et  les  vêtements  d'été  sont  tou- 
jours de  saison  dans  la  région  Saharienne  de  Biskra 
à  Touggourt.  Sur  le  littoral  de  Bône  à  Alger,  les 
mutations  de  température  sont  fréquentes  à  toute 
époque  :  Constantine  jouit  d'un  climat  tempéré, 
mais  il  gèle  en  novembre  à  Batna,  à  Sétif  et  en 
Kabylie.  Les  pluies,  presque  inconnues  au  Sahara, 
sont  très  abondantes  dans  le  Tell. 


Voici  un  tableau  de  prix ,  distances ,  prix  d'hô- 
tel, etc.,  pour  une  personne. 


te  «   o 

g-ss 


o       £5 

s       a 

.2       Oh 

g     =3 

c/>    c    "* 

-S  S  to 

C  soc 

'5 

L,Efl 
_    (S  "5 

£  c  £ 

u 

- 

|  s  "  3  . 

S?  - 

- 

o 

flo-a    „  ■,: 

S   o     - 

fl 

o      ..  > 

s 

<u 

ST3 

O      «  S    <B    § 

-     o,    o 


io  se  o  o 


*«    3)    31    31    (?)    "^  T*      O    31    ^    "^    ^    **    **    31     "TH    G»     3)     T"    ' 


t-  r-  r~  r- 1-  » 


C     O 

©*2" 


c    C 
'3  G  ■ 

M   = 

•r.  ~  -=> 


S  —  --5   a 


U.  Oh  OS  OS  Q  C/5  Pk  I 


IIII'lll: 


£  fe  -s  .g  -ô  £  ■ 

P        o' 

«       Q 


c  •*  l-  r-  îi  c  ■*  si  k  »  a  ^  r-  «  e  RO«o«5^HQOÔ"«)ieiooafi  « 

■  *i  *h         ^Sl«?  *■<  -ri  31  ■**  CO         -^         T-ÇltO         s>»w^^w 


s  M 

<(    a  3 


l  ©  ft  •<=>  M  S  «    «  ;.~   R    R    a    R    R 
CC        31  •*  «* 

■«'«n^acaa  «  îii«xn  =  r»n  r  ce  x  "->  a  ce  31  •*  31  31 


>  S  -2  =  5 .2 


<« 


^  <c  •""'  t.  ' 


p.  ■g 

■3  5 

—  a 


5.2 

•-o 
.=  "-5 

S53 

■^  -s 


S.  g  « 


Z  .-    aj  -U    O 


C   (    »    00 


2.^>cc<«s;S^ 


-XS5  Hffl  l£: 


^2 

3  W 


'3  «o 


JW 


LA   CÔTE   BARBARESQUE  305 


RETOUR    DIRECT. 

De  Biskra  à  Constantine.  34  heures.     37  fr. 
De    Constantine    à    Stora 

(Philippeville).  4  »              14 

De  Stora  à  Marseille.  96  »              80 

De  Marseille  à  Paris.  16  »  105 

150  heures  236  fr. 

Le  voyage  tout  entier  comprend  donc  environ  : 
Heures  de  voyage  348  soit  14  j.  et  12  h.  888  fr. 
En  s'arrétant  huit  jours  à  Tunis  et  à  Biskra,  deux 
ou  trois  à  Venise,  Syracuse,  Malte,  Bône  et  Cons- 
tantine, et  24  heures  dans  la  plupart  des  autres 
villes,  on  ajoute  aux  14  jours  de  voyage 

55     >j  de  séjour. 

Total.     60     »   jours 

Comptant  en  moyenne  20  francs  par  jour,  chiffre 
extrêmement  large,  si  on  prend  en  considération  les 
jours  de  traversée  où  on  ne  paie  pas  de  nourriture, 
les  jours  de  voyage  où  on  dépense  très  peu  et  les 
arrêts  dans  les  villes  d'Afrique  où  la  vie  est  pour 
rien,  on  arrive  à  une  somme  de.   .    ,    .     1,380  fr. 

Frais  de  voyage 890 

Total    2,270  fr. 

18. 


306       LA  CÔTE  BARBARESQUE  ET  LE  SAHARA. 

Le  touriste  peut  donc,  en  deux  mois  et  demi  et 
pour  2,300  francs,  faire  cet  important  voyage,  sans 
se  priver  de  rien.  En  réunissant  en  commun  deux 
ou  trois  bourses,  ces  frais  peuvent  èlre  diminués 
d'un  tiers. 

Ceux  qui  consentiront  à  voyager  en  deuxième 
classe  et  à  s'arrêter  dans  les  hôtels  de  second 
ordre,  arriveront  facilement  à  réduire  ces  prix  de 
mille  à  douze  cents  francs. 


TABLE 


Préface.  .    . 
Introduction 


Pages. 

I 

IX 


TUNISIE 

La  Goulette.— Arrivée  à  Tunis.— Les  bazars. 
—  Le  palais  du  bey.  —  Les  militaires.  — 
Le  pourboire  du  grand  commandant. —  Les 
lieux  d'asile.  —  Arrangements  à  l'amiable 
entre  le  gouvernement  et  les  criminels.  — 
Les  quartiers  juifs.  — L'heure  de  la  prière. 

La  justice  du  férik.  —  La  bastonnade  reçue 
avec  plaisir.  —  Les  prisons.  —  La  justice 
du  bey.  —  Le  Bardo.  —  Le  bourreau.  — 
Opinion  d'un  Maure  sur  noire  procédure. — 
Intérieur  des  Tunisiens.  —  Leur  existence 
quotidienne.  —  Prières  et  orgies.  —  Res- 
taurants, boutiques,  barbiers,  notaires, 
médecins,  avocats.  —  Caractère  des  Mau- 
res. —  La  société   européenne  de  Tunis.    . 


308  TABLE. 


Pages. 

III.  —  Les  femmes  et  les  harems.  —  Le  harem  du 

bey,  du  général  Keir-El-Dinn,  du  général 
Bakkouch,  —  Caractère  des  femmes  mau- 
res.—  La  polygamie. — Les  femmes  arabes. 

—  La  prostitution bH 

IV.  —  Précis    de   l'histoire    de  Tunis.  —  Politique 

actuelle.  —  Armée.  —  Administration.  — 
Finances.  —  Impôts.  —  Population.  —  Re- 
ligion        "3 

V.  —  Enviions  de  Tunis.  —  Garthage.  —  Insuffi- 
sance des  fouilles.  —  La  chapelle  Saint- 
Louis.  —  Les  moines.  —  Départ  de  Tunis. 

—  La  Goulette 103 


ALGERIE 

VI.  —  De  Tunis  à  Bône.  —  Entrée  en  Algérie.  —  La 
Calle.  —  Bône.  —  La  banque  d'Algérie.  — 
Les  officiers.  —  Hippône.  —  Jemmapes.  — 
Les  lions.  —  Le  nabab  et  le  lion.  —  Phi- 
lippeville.  — Constantine 118 

VII.  —  Constantine.  —  Le  quartier  arabe.  —  Le 
Rummel.  —  Les  bazars.  —  Le  supplice  des 
adultères.  —  Les  cercles.  —  Le  Dar-el-Bey. 
—  Le  quartier  de  la  prostitution.  —  Quel- 
ques mots  de  l'histoire  de  Constantine.  — 
Caractère  des  Arabes.  —  Leur  haine  pour 
les  Juifs.  —  Anecdote 1 17 

VIII  —  De  Constantine  à  Biskra.  —  La  diligence.  — 
Médr'ascn.  —  Batna.  —  Lambessa.  — El- 
Kantra    —   El  Outaïa.  —  Le  col  de  Sfa  .    .     H3 


TABLE.  309 


Pages. 

IX.  —  Biskra.  —  La  première  nuit.  —   Le   régime 

militaire.  —  Le  Caïd.  —  Les  Ben  Ganah. 
Le  village  nègre.  —  Les  Ouled-Naïls.  — 
La  n'bitta.  —  Le  cure-dent  du  Prophète.  —    227 

X.  —  Sidi  Okba.  —  L'aspect  du  Sahara.  —  Le  dé- 

jeuner de  Cheick.  —  La  légende  de  Sidi 
Okba.  —  La  Mosquée.  —  Les  inscriptions. 
—  Retour 273 

XI. — Aperçu  pratique  du  voyage 291 

XII.  —  Tableau 304 


Soc.  an.  d'irap.  P.  Dupont,  Directeur,  Paris,  41, rue  J.-J.-Rousseau.(Cl.)43.2-80 


University  of 
Connecticut 

Libraries